Faire plus avec moins

Une conversation avec Yvon Chouinard.

Entrevue — Emily Anderson et Yasha Wallin, fondatrices de The Usual

Yvon Chouinard porte la même chemise de flanelle depuis 20 ans. À 75 ans, ce défenseur de l’environnement, entrepreneur pionnier, athlète, artisan et fervent anticonsumériste pousse constamment Patagonia, la compagnie qu’il a fondée, à trouver des solutions à la crise environnementale mondiale.

Au cours de notre entretien, Chouinard a décrit quel sera, selon lui, son héritage. Il avoue « s’en ficher », mais il espère que l’on jugera ses accomplissements non pas selon ce qu’il nous aura encouragés à faire (se connecter avec la nature, assumer ses responsabilités personnelles, simplifier son mode de vie), mais selon ce qu’il nous aura encouragés à ne pas faire (acheter, dépenser, polluer inutilement). En bref, Chouinard voudrait nous voir abandonner notre mode de vie de consommation pour devenir des citoyens du monde conscientisés.

Votre famille est d’origine québécoise et a émigré aux États-Unis avant votre naissance. Quel rôle est-ce que cela a joué dans votre vie?

Un grand rôle, je crois. J’ai habité le Maine jusqu’à l’âge de sept ans et je ne parlais que le français. Puis, soudainement, nous avons tout abandonné pour aller nous établir à l’autre bout du pays, en Californie : nous six et toutes nos possessions dans une seule voiture. Mes parents m’ont immédiatement inscrit à une école publique où tout le monde parlait uniquement anglais. J’étais le plus petit de l’école et je ne parlais pas la langue. J’étais colérique et je finissais toujours par me battre. Après un temps, j’ai fui l’école tant que j’ai pu. Dès lors, j’ai suivi une voie différente de celle des autres enfants. Après les classes, au lieu de jouer au soccer ou au baseball, j’allais directement à la rivière de Los Angeles ramasser des écrevisses et des grenouilles que je mangeais une fois rentré à la maison. Ce genre d’expérience de jeunesse vous brise ou vous renforce. Heureusement, j’en suis sorti plus fort. En même temps, grâce à ces expériences, j’ai appris le plaisir de transgresser les règles établies en affaires. C’est un aspect du business que j’aime beaucoup. Le reste m’indiffère un peu, mais défier les règles, j’adore ça!

 

Qu’est-ce qui fait une bonne entreprise?

La responsabilité. Au cours de la dernière récession, notre entreprise a enregistré la plus grande croissance de son histoire. Je crois que cela s’explique par le fait que, en période de récession, les gens prennent moins de décisions frivoles, ils arrêtent d’acheter des articles à la mode qui seront dépassés après un an ou deux. S’ils craignent que la situation perdure, ils achètent des produits de bonne qualité, comme ceux que nous produisons, plutôt que des objets qui comblent leurs envies passagères. Notre entreprise est donc très solide. Je crois que la génération Y comprend bien notre objectif d’engendrer le moins d’effets nuisibles possible au cours de la fabrication de nos produits. Les membres de cette génération ont été assez sensibilisés à l’environnement. Ils sont conscients des problèmes, savent que nous détruisons la planète, et ils veulent s’impliquer pour renverser la vapeur. Ils veulent aussi appuyer des entreprises qui partagent cette vision.

En fait, nous avertissons nos clients : Pensez-y deux fois avant d’acheter un de nos produits. En avez-vous réellement besoin, ou faites-vous un achat par pur ennui? Et puis, nous garantissons nos produits à vie: s’ils se brisent, nous nous engageons à les réparer. Nous publions des dépliants et des vidéos pour montrer aux clients comment réparer eux-mêmes leurs produits Patagonia. Par ailleurs, lorsqu’un produit ne convient plus ou ne va plus à un client, nous aidons ce dernier à s’en débarrasser. Nous avons des ententes avec eBay pour faciliter la revente de nos produits, et nos boutiques vendront bientôt des articles Patagonia usagés. Enfin, lorsque les produits arrivent bel et bien en fin de vie, nous les recyclons pour en fabriquer de nouveaux. Cette approche nous pousse à créer des objets qui ne s’usent pas, mais aussi à tenir compte du recyclage dès leur conception.

 

De quelle manière la mission de Patagonia a-t-elle évolué au fil des ans?

À l’origine, nous voulions fabriquer les meilleurs produits possible — c’est le premier élément de notre mission. Puis, vu nos préoccupations écologistes, nous avons décidé que la fabrication de nos articles devait causer «le plus petit impact environnemental [possible]». Enfin, comme l’état de la planète nous déprimait et nous inquiétait, nous avons ajouté un troisième élément, soit encourager les autres entreprises à adopter notre modèle afin d’inspirer et de mettre en place place des solutions à la crise actuelle. J’ai la conviction profonde qu’il faut prêcher par l’exemple, passer à l’acte plutôt que de lancer de belles paroles en l’air.

 

Demeurez-vous optimiste, ou s’agit-il d’une perspective difficile à défendre?

Je ne suis pas optimiste. Au contraire, je suis résolument pessimiste. Je suis dans le milieu depuis longtemps, j’ai beaucoup voyagé, j’ai rencontré beaucoup de personnes intelligentes, et je suis convaincu que nous perdrons la bataille. Nous sommes en train de la perdre à tous les égards. Le problème, comme l’explique [l’écologiste] David Brower, c’est qu’il n’y a pas de commerce possible sur une planète morte. Eh bien, il n’y aura plus rien de possible si notre planète vient à mourir. Et c’est ce qui nous attend. Alors oui, je suis pessimiste. Cela dit, je suis une personne heureuse. J’ai accepté que toute chose ait un début et une fin. Toutes les espèces naissent, évoluent et disparaissent. Nous vivons la sixième grande extinction, et ce sont les grands mammifères qui disparaitront les premiers. Et vous savez quoi? Nous sommes de grands mammifères!

 

Que pouvons-nous faire d’ici là, individuellement?

Eh bien, la raison pour laquelle nous ne faisons rien pour régler les problèmes environnementaux est que nous en sommes la cause. La faute ne revient ni aux grandes sociétés ni aux gouvernements : elle nous revient à nous. C’est nous qui demandons aux entreprises de fabriquer non seulement plus de produits, mais des produits bon marché et jetables. Nous ne sommes plus des citoyens. Nous sommes des consommateurs. C’est comme si nous étions des alcooliques dans le déni. Nous refusons de croire que nous sommes tous, chacun de nous, la cause du problème. Rien ne changera tant que nous n’assumerons pas cette responsabilité. Il y a un mouvement pour la simplification de notre mode de vie : achetez moins, procurez-vous des objets de très grande qualité qui dureront et qui rempliront plusieurs fonctions.

 

Comment se fait-il que le mont Fitz Roy ait tant de valeur à vos yeux?

On se souvient des voyages qui durent longtemps. Les gens voyagent d’une certaine manière, de nos jours: ils se réservent une semaine pour visiter l’Europe ou surfer en Indonésie. On ne se souvient pas vraiment de ce type de voyage. Mais s’il vous faut parcourir de longues distances sur terre ou sur l’eau pour vous rendre à un endroit en particulier, l’expérience est tout autre. Mon voyage au mont Fitz Roy a duré six mois et j’ai vécu de nombreuses expériences tout au long du périple. J’ai dormi sur le sol au Guatemala pour me réveiller le matin avec un pistolet sur la tempe… Il s’est passé beaucoup de choses. C’est un voyage qui a pris une place importante dans ma vie. À l’époque, je caressais l’idée de fonder un magasin de vêtements; je voulais créer des vêtements qui résisteraient aux conditions de cette région, avec ses vents comme des ouragans et ses doux crépuscules aux teintes orangées. Je me suis dit: «C’est exactement pour des endroits comme celui-ci que je veux faire des vêtements, pour le cap Horn et la Patagonie.» L’idée du logo m’est venue à l’esprit. À l’époque, la Patagonie était l’équivalent de Tombouctou: un lieu mythique. Tout le monde avait une idée assez vague de son emplacement. Nous avons fait de la Patagonie un endroit célèbre. Tout le monde sait désormais où elle se trouve, et la visite.

Y a-t-il une ascension dont vous êtes particulièrement fier?

J’ai fait l’ascension d’El Capitan avec mon ami P. M. Herbert par une voie qui nous a pris neuf ou dix jours. C’était la première fois que lui et moi escaladions El Capitan sans équipement sophistiqué, sans corde fixe ni quoi que ce soit. Ç’a été tout un accomplissement. Très difficile. C’est probablement ma meilleure ascension.

 

Avez-vous eu peur?

Oui, bien sûr. Nous sommes arrivés au sommet sans nourriture, sans eau et avec très peu d’équipement. C’était risqué.

 

Est-il arrivé qu’une ascension ait raison de vous?

Oui, oui, j’ai dû rebrousser chemin assez souvent. Mais il y a des ascensions que je regrette de ne pas avoir faites, surtout dans les Alpes. J’ai fait plusieurs expéditions dans les Alpes, mais j’aurais aimé escalader le versant nord de l’Eiger. Il incarne tout ce que j’aime de l’escalade. J’ai des regrets pour ce genre de choses, mais en ce qui concerne les échecs, je ne m’y attarde pas vraiment. À bien y penser, je ne m’attarde pas à l’avenir non plus. J’ai les pieds sur terre. En fait, j’ai de la difficulté à me rappeler mes défaites.

 

Bien des personnes qui font de l’alpinisme et du plein air parlent de la connexion qu’elles ressentent avec la nature, d’un sentiment de quasi-transcendance. Est-ce une impression que vous avez ressentie à vos débuts, et vous arrive-t-il encore de la ressentir?

Oui, bien sûr. Vous voyez, c’est la raison pour laquelle les gens font ce type d’activités, surtout les jeunes. Ils veulent tester leurs limites, voir de quoi ils sont faits. C’est pourquoi bien des gens se jettent à l’eau pour attraper de grosses vagues. Ils le font pour tester leurs limites, et c’est génial. L’un des principes auxquels j’adhère particulièrement est celui de la simplicité, l’idée que la vie doit toujours tendre vers la simplicité plutôt que vers la complexité. Quand je vois quelqu’un sur une planche de surf sans dérive prenant une vague avec plus de talent que 99 % des surfeurs, je me dis: «C’est fantastique! C’est ça, l’objectif! » Nous sommes passés du surf tracté au surf à pagaies. C’est cette tendance qu’il faut suivre plutôt que se tourner constamment vers les technologies. Dans les années 1970, on pensait que celui qui avait accumulé le plus de babioles dans sa vie avait le mieux réussi. On se trompait, c’est le contraire auquel il faut aspirer. Il faut remplacer toutes ces possessions matérielles par des connaissances et de l’expérience. Par ailleurs, dans les sports, j’aimerais voir des athlètes simplifier leur discipline. J’ai escaladé environ six voies sur El Capitan et Yosemite, des expéditions qui nous prenaient auparavant dix jours, mais que n’importe qui en tenue de sport normale peut aujourd’hui faire en solo, sans corde, et revenir à temps pour le diner. C’est absolument génial. Je suis content de ne pas être leur père, mais c’est bien la tendance qu’il faut suivre.

 

Quelle est, selon vous, votre plus grande réalisation environnementale?

Nous avons rassemblé 49 grandes entreprises, responsables de près du tiers des vêtements et chaussures vendus dans le monde, dans la Sustainable Apparel Coalition. Avec elles, nous sommes en train d’établir l’indice Higg, qui mesurera le caractère durable des vêtements et des chaussures, un peu comme la certification biologique dans le secteur alimentaire. À l’heure actuelle, lorsque vous achetez  un vêtement, vous n’avez aucune idée de sa méthode de fabrication. D’ici quelques années, dans les magasins à grande surface, vous pourrez comparer différentes marques de jeans selon leur degré de responsabilité — ou d’irresponsabilité — environnementale. Cet indice, qui prendra la forme d’une note chiffrée, montrera si le vêtement est fabriqué à partir de coton biologique ou industriel et tiendra compte de facteurs englobants, comme la biodiversité et les conditions de travail dans les usines. Avec l’aide de toute la chaine d’approvisionnement du secteur du vêtement, nous sommes en train d’établir une mesure commune de l’état actuel des choses et un plan pour définir nos objectifs. Il se pourrait bien que ce projet change le monde.

 

Quel projet vous passionne en ce moment?

Notre prochaine campagne d’envergure consiste à imaginer une économie qui n’aboutit pas à la destruction de la planète. C’est un objectif complexe. De tout ce que nous avons fait, c’est la question qui nous est la plus difficile à aborder. Toutes les propositions mènent à une impasse. Nous ne voulons pas faire les choses à moitié; nous voulons parler des vraies conséquences des problèmes sociétaux. Si je réfléchis aux causes, je me rends compte que l’humanité ne fait absolument rien pour régler la situation et je peux facilement me laisser abattre, à plus forte raison maintenant que je suis grand-père. Ma petite-fille sera encore sur terre à la fin du siècle et, d’ici là, le niveau de la mer aura monté d’un mètre et demi. Du moins, c’est ce que disent les prédictions actuelles. Chaque mois, on publie une nouvelle étude prévoyant un avenir plus sombre que la précédente. Les évènements déboulent bien plus vite que nous le prévoyions.

 

Dans ce cas, comment aiderez-vous votre petite-fille à rester optimiste?

Je ne crois pas que l’optimisme soit bien utile; ça revient à se mettre la tête dans le sable. L’important est de lui inculquer l’amour de la nature. On protège ce qu’on aime, alors si elle aime la nature, elle aura tendance à vouloir la protéger. C’est l’un des problèmes que nous rencontrons, le « trouble déficitaire de l’attention environnementale ». Il y a des gangs de rue à New York que les écureuils de Central Park terrifient [rires]. Il y a une grande rupture entre la nature et eux. Alors, le mieux que je puisse faire, c’est de m’assurer que le plein air fasse le plus possible partie de la vie de ma petite-fille.

 

Après tout ce temps, vous considérez-vous encore comme un vagabond?

Eh bien, si vous voyiez mon mode de vie, vous diriez surement oui. Je conduis de vieilles voitures, mes vêtements Patagonia sont vieux comme tout, je ne m’achète pratiquement rien de neuf. J’essaie de vivre le plus simplement possible. Et je préfère de loin dormir sur le plancher d’un ami plutôt que dans une chambre de motel. Alors, oui, je pense que je suis un vagabond!

 

Que désirez-vous laisser en héritage?

Pour être honnête, je me fiche pas mal de mon héritage. ■

Poursuivre la lecture...

Cet article a été publié dans le numéro 01 du magazine BESIDE.

Magazine 01

Partagez cet article

Cet article a été publié dans le numéro 01.

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.