DOSSIER
AIMER,
MANGER,
PIQUER
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Prologue

Depuis qu’il a emménagé dans son nouvel appartement au centre-ville de Vancouver, il y a deux mois, Oliver s’est lié d’amitié avec une carotte et un hérisson en peluche. Les après-midis ensoleillés, il aime lézarder sur le balcon devant la porte-patio; en soirée, il explore ses gouts musicaux — et ceux de ses colocataires. « Je suis une adepte de métal, mais ça ne plait pas à Oliver , admet Carleigh Baker. Il a l’air d’apprécier le funk — surtout Booker T. »

Un couple à l’extérieur avec leur chien.
Photo: Chewy
Un lapin domestiqué dans un salon.
Photo: Corey O’Connell

Carleigh et son partenaire, Sean, adorent Oliver, leur lapin gris-bleu. Or, légalement, ce dernier est considéré comme leur propriété; il et elle peuvent déterminer son cadre de vie et le moment de sa mort. L’« euthanasie de convenance » — comme on l’appelle — n’est effectivement interdite par aucun code de déontologie vétérinaire, quoique certain·e·s spécialistes refusent de la pratiquer. Carleigh n’a pas l’obligation juridique de tenir compagnie à Oliver, de lui fournir un espace pour s’exercer ou de conserver une demi-botte de foin dans un placard pour ses repas. Si elle agit de la sorte, c’est parce qu’elle le désire; un·e autre propriétaire pourrait faire autrement.

En revanche, si Oliver venait à mourir subitement, la loi n’imposerait pas non plus au patron de Carleigh de lui accorder un congé de décès. En 2015, Chantal Dumais a poursuivi son employeur de Laval pour « harcèlement psychologique », après que l’entreprise eut refusé sa demande de congé payé pour le deuil de sa chatte Juliette. En 2018, un tribunal du travail du Québec a rejeté sa plainte : Juliette n’était ni son enfant, ni son partenaire, ni un parent. La dame voyait peut-être sa chatte comme un membre de sa famille, mais, aux yeux de la loi, la vie de Juliette était négligeable. Dans un même ordre d’idées, la Cour suprême du Canada a récemment dû trancher une affaire de « chien dangereux ». Lors des audiences, la célèbre spécialiste en droit animal Victoria Shroff a soutenu que Punky, un bouvier australien, n’était pas un bien, mais un être doué de sensibilité, et que son euthanasie revenait à lui infliger la peine de mort. Punky a finalement été débouté et abattu dans un refuge de Vancouver.

Les sciences cognitives ont confirmé que les groupes de défense clament depuis longtemps, à savoir que nous partageons le monde avec des êtres beaucoup plus évolués que nous le pensons.

De la normalisation du végétalisme à l’explosion de l’offre de viande éthique, en passant par les garderies pour chiens, notre discours sur les animaux a beaucoup évolué. Il y a 15 ans, l’Université Dalhousie créait le tout premier cours de droit animal au Canada; en 2019, une première conférence nationale réunissait des avocat·e·s, des scientifiques et des activistes autour d’un même objectif : la reconnaissance légale de notre responsabilité morale à l’égard des animaux. Les sciences cognitives ont confirmé ce que les groupes de défense clament depuis longtemps, à savoir que nous partageons le monde avec des êtres beaucoup plus évolués que nous le pensons. Certain·e·s juristes estiment d’ailleurs que nous nous rapprochons d’un tournant en matière de droit animal.

Mais notre investissement émotionnel envers les animaux fluctue en fonction des espèces et des contextes — une même personne peut jouer avec son chien, monter à cheval et manger un burger en l’espace d’une journée. Quelques espèces, comme le lapin, tiennent même plusieurs rôles : animal de compagnie, d’élevage et de laboratoire. Or, le système juridique fait une distinction entre personnes et biens — les animaux sont considérés comme des choses, et ce, même par les États qui attestent leur sensibilité. Selon certain·e·s expert·e·s, cette impasse morale découle de notre réticence à transposer l’ambigüité des relations humain-animal au sein d’un cadre cohérent, qui reconnaitrait une position intermédiaire entre les catégories. Existe-t-il un statut à mi-chemin entre chose et personne ?

01.
QUASI-
PERSONNE
Un lapin noir sur la plage de Jericho, à Vancouver.
Photo: Kari Medig

Au début des années 2000, j’ai vécu à Montréal avec un lapin. Ses propriétaires n’aimaient pas l’idée de le garder en cage, mais l’animal rongeait tous les fils électriques de l’appartement s’il était laissé en liberté. Avant mon arrivée, mes colocataires avaient trouvé une solution : le lapin vivait dans la salle de bain. La porte restait fermée en tout temps; si une personne devait aller aux toilettes, elle entrait aussi vite que possible et claquait la porte pour empêcher le lapin de s’échapper. L’animal était agressif et empestait. Quand je m’assoyais sur la cuvette ou que j’utilisais le lavabo, il tournait en rond autour de moi en me mordillant les chevilles. Je le détestais et le redoutais. Avec le recul, je me dis que quelqu’un aurait dû intervenir pour mettre fin à son malheur. Mais personne n’a agi.

Ce ne sont évidemment pas tou·te·s les propriétaires de lapin qui aiment leur petit compagnon autant que Carleigh aime Oliver. Dans les premiers mois de la pandémie, plusieurs se sont tourné·e·s vers les animaux pour les aider à traverser cette période sombre; les refuges pour chiens et chats se sont presque vidés. Hélas, ce genre d’achats impulsifs peut mener à un haut taux d’abandon.

Vancouver est justement aux prises avec un problème de lapins. Des colonies d’anciens animaux de compagnie et leurs progénitures se sont multipliées près de Jericho Beach et à Richmond. La saison des abandons atteint normalement son apogée en juillet, au moment où les mignons lapereaux offerts dans les paniers de Pâques se transforment en bestioles rebelles, qui s’en prennent au mobilier. Pourtant, abandonner un animal domestique est un crime fédéral passible d’une peine de prison de deux ans. Dans la plupart des municipalités, un·e propriétaire qui souhaite se défaire de son animal ou n’est plus en mesure de s’en occuper peut le « confier » à la Ville — chez moi, à Toronto, il en coute environ 40 $ pour se départir d’un lapin.

Carleigh a adopté Oliver après que le refuge pour lapins Vancouver Rabbit Rescue and Advocacy l’eut recueilli. Comme elle l’a secouru, les pur·e·s et dur·e·s du droit des animaux accepteraient probablement le fondement moral de leur relation. Gary Francione et Anna Charlton, deux spécialistes en droit animal de l’Université Rutgers, soutiennent depuis longtemps que le concept d’« animal domestique » représente une contradiction. Le problème, c’est que les animaux de compagnie ne pourront jamais être autonomes. « Ils sont condamnés à une vulnérabilité perpétuelle, dans un monde où tout ce qui leur est nécessaire dépend de nous », avançaient Gary et Anna dans la revue Aeon, en 2016. « Nous les avons élevés pour qu’ils soient dociles et serviles; nous avons fait en sorte qu’ils arborent des traits agréables pour l’être humain, même si ces derniers peuvent leur créer des problèmes. » L’adorable museau aplati du shih tzu ?

Il peut nuire à sa respiration. Les chats persans grands comme la paume de la main ? Ils sont sujets à de douloureuses déformations des os. Même les races de chiens classiques — utilisées depuis des lunes pour aller à la chasse, garder les troupeaux ou surveiller la maison — sont une fabrication humaine, le résultat de manipulations pratiquées sans égard à leur souveraineté corporelle. Le fait de les adorer et de les combler de soins ne change en rien la triste vérité de leur sort : leur existence vise à satisfaire nos désirs avant les leurs. Gary et Anna plaident pour la disparition de toutes les espèces domestiquées et l’abolition de l’élevage. Étant donné que ces animaux ont fondamentalement été créés pour ne pas être libres, les professeur·e·s de Rutgers affirment qu’« ils n’ont pas leur place dans notre monde ».

Un lapin brun sur un lit, à côté d’un lapin en peluche.
Photo: Jennifer Chen
Un lapin brun sur un lit, à côté d’un lapin en peluche.
Photo: Tolga Ahmetler

Le fait de les adorer et de les combler de soins ne change en rien la triste vérité de leur sort : leur existence vise à satisfaire nos désirs avant les leurs.

Cette position — selon laquelle toute utilisation humaine des animaux constitue une transgression de leurs droits et que, par conséquent, nous devrions cesser de les considérer comme des ressources et leur accorder un statut juridique de personne — est parfois appelée « abolitionniste ». Ses adeptes établissent un parallèle direct avec les mouvements historiques d’émancipation humaine.

Quoique ce type de rhétorique suscite d’autres problèmes — les discours comparant personnes racisées et animaux ont de dangereux antécédents —, le passé prouve que les catégories juridiques de bien et de personne ne sont pas immuables : les lois racistes autorisaient jadis certains groupes d’humains à en posséder d’autres, mais l’abolition de l’esclavage a permis aux individus perçus comme des propriétés d’obtenir le statut de personnes.

« Plus tard, le spécisme sera peut-être vu comme une forme d’intolérance identique au racisme ou au sexisme », a écrit la juriste Angela Fernandez en 2018. Professeure de droit à l’Université de Toronto, celle-ci a publié un essai dans le Canadian Journal of Comparative and Contemporary Law, où elle propose une nouvelle catégorie juridique : celle de « quasi- personne/quasi-bien ». Cette création permettrait d’admettre que les animaux constituent une forme de propriété distincte d’une chaise ou d’une table, par exemple. La professeure aimerait arriver à « un compromis pragmatique acceptable dès aujourd’hui, qui laisserait la porte ouverte à une reconnaissance croissante des animaux non humains ».

J’ai demandé à Carleigh ce qu’elle pensait du terme « bien » pour désigner Oliver. « Je ne connais pas grand monde qui voit son animal comme un objet. Ça ne me plait pas trop. » Le mot « personne » est-il plus approprié ? Carleigh réfléchit un instant. « C’est sûr qu’il y a une hiérarchie, conclut-elle. Comme Oliver est tout petit, on doit subvenir à ses besoins. Il n’est pas une personne ou un membre de notre famille. Ce n’est pas comme s’il allait faire la vaisselle ou d’autres tâches. » Pour Carleigh, il est raisonnable que des avocat·e·s et des activistes militent pour un entredeux.

Deux chevaux bruns dans une écurie.
Photo: Catherine Bernier
Un chien au poil blond avec un harnais
Photo: Kai Wenzel

« Je ne connais pas grand monde qui voit son animal comme un objet. Ça ne me plait pas trop. » Le mot « personne » est-il plus approprié ?

02.
L’ÉCHELLE
DE   GRIMACES
Un lapin blanc dans les bras de Brian Chaney, propriétaire de la ferme Shades of Gray Rabbitry.
Photo: Aaron Wynia

Les éleveur·euse·s de lapins au Canada hésitent parfois à parler de leur métier. Ce n’est pas étonnant; même les supermarchés qui proposent de la viande de lapin ont été la cible de campagnes de protestation médiatisées. En 2015, Whole Foods en a cessé la vente après un projet pilote d’une seule année. La bannière canadienne Metro a subi des pressions semblables. « En tant qu’animal de compagnie, le lapin n’est pas bien différent d’un chat ou d’un chien. Il est très doux, affectueux et fait confiance aux êtres humains. Je n’irai plus chez Metro aussi longtemps qu’on y vendra du lapin », déclarait la signataire d’une pétition en ligne.

Pour Keri Gray et Brian Chaney, propriétaires de la ferme Shades of Gray Rabbitry, la différence entre élever un lapin de chair et posséder un lapin de compagnie est moins grande qu’on se l’imagine. « En gros, on a juste beaucoup plus d’animaux domestiques que la moyenne », plaisante Brian. Depuis 2013, le couple garde en continu près de 40 lapines de race néozélandaise sur son exploitation de Campbellford, en Ontario. Brian est la seule personne admise dans la grange; en tant que proie, le lapin est très craintif. En outre, il connait personnellement chacun des animaux et la meilleure manière de les aborder pour leur examen quotidien. « Nous croyons fermement à l’idée de laisser les lapins être des lapins », explique-t-il. Cela implique de garder leurs cages ouvertes, de les stimuler avec des jouets, et d’adopter une approche générale qui encourage leurs comportements naturels et limite les perturbations.

Keri a grandi sur la ferme de ses parents, qui élevaient des bovins, des porcs et des chèvres, en plus de tenir une boucherie. Pour elle, un animal voué à finir dans une assiette reste un être avec lequel il est possible d’établir une relation émotionnelle. « Comprenez-moi bien : mon père nous répétait toujours : “Ne vous attachez pas aux bouvillons, ils sont là pour être mangés.” Mais c’était plus fort que nous. » Aux dires de Keri, il n’est pas rare pour elle de rentrer à la maison et de trouver Brian, assis sur le lit, tenant contre son corps une portée de bébés lapins. À leur naissance, les lapereaux n’ont pas un poil, et leur mère peine parfois à les réchauffer. « Comme elle n’a pas assez de fourrure, Brian les enfouit sous son blouson et les ramène à la maison. » Il y a des coussins chauffants dans l’étable, mais ce n’est pas la même chose qu’un contact peau à peau.

Bien sûr, consommer du lapin est tout à fait légal au Canada. Il arrive qu’on le qualifie de « viande éthique », puisque sa production pollue moins que l’élevage de bétail. Jusqu’à récemment, le pays n’appliquait toutefois aucune norme légale pour règlementer l’élevage de lapins en milieu agricole. En 2015, le Conseil national pour les soins aux animaux d’élevage (CNSAE) a établi une première série de recommandations spécialement adaptées à leurs besoins : elles concernent entre autres l’espace minimal requis pour chaque individu, la prise en charge des lapins malades et le transport à l’abattoir. Les cages doivent être assez grandes pour que les animaux puissent se tenir debout — avec les oreilles dressées, ils font environ 40 cm —, s’étendre et se retourner.

Plus ancien que l’abolitionnisme, le concept de « bienêtre animal » date de l’ère victorienne. À l’époque, des œuvres comme Prince noir, d’Anna Sewell — un roman pour jeunes adultes narré par un cheval —, visaient à promouvoir une culture politique de la compassion envers les animaux. Cependant, pour les abolitionnistes, on peut très bien gagner cette bataille, mais perdre la guerre — quelle importance peut avoir la taille d’une cage, quand l’être qui s’y trouve demeure exploité ? Malgré tout, dans son ensemble, le droit animalier penche davantage pour l’approche réformiste que pour l’approche radicale : l’objectif est d’aider les animaux non pas en abolissant leur statut de bien meuble, mais en les prémunissant de la cruauté. La plupart des provinces ont adopté une loi dont la formulation s’approche de celle de l’Ontario : « Nulle personne ne doit faire en sorte qu’un animal soit en détresse. »

Une boite sur l’herbe avec des bébés lapins.
Photo: Aaron Wynia
Brian Chaney, propriétaire de la ferme Shades of Gray Rabbitry, prenant soin de bébés lapins.
Photo: Aaron Wynia

Évidemment, le concept de détresse est subjectif, et notre évaluation des sentiments d’un animal reste, au mieux, imprécise. Or, la science fait des progrès. Dans les dernières décennies, les avancées du droit des animaux ont tourné autour de leur reconnaissance en tant qu’« êtres sentients ». La sentience est la capacité à réfléchir, à ressentir, et à se souvenir ou à être conscient de ses pensées ou de ses émotions. Depuis dix ans, la question de savoir si les animaux sont capables de penser et d’agir de façon autonome s’est retrouvée au cœur de nombreux litiges.

Comme les lapins sont reconnus pour leur discrétion et leur impénétrabilité, il a fallu trouver des façons objectives de mesurer leurs émotions pour élaborer un cadre de soins approprié. Créée en 2012 à l’Université Newcastle, l’échelle de grimaces est composée de trois rangées de photos représentant leurs microexpressions : heureux, neutre et malheureux. Un lapin heureux a les joues pleines, les oreilles dressées et les narines détendues. À mesure que son niveau de stress augmente, ses joues s’aplatissent, ses oreilles s’abaissent, ses yeux se plissent et ses narines se durcissent en forme de V.

Quand on admire la photo d’un adorable berger de Maremme qui garde son troupeau avec sérieux, ou celle d’une femme qui berce un agneau sur une chaise à bascule, il est facile d’oublier les moments critiques qui échappent à l’appareil.

Souvent, nous nous émerveillons devant les animaux comme simples objets esthétiques — nous admirons leur fourrure, leurs grands yeux, leur façon unique de se mouvoir. Les fermes sur Instagram, comme Saipua, dans l’État de New York, nous offrent un aperçu de la vie agraire grâce à leurs vidéos : tantôt un agneau qui broute des fleurs jaunes de mille­pertuis, tantôt un pré où flottent les chants des oiseaux. La ferme Saipua sert de lieu d’apprentissage pour ceux et celles qui désirent s’initier aux techniques d’élevage, mais aussi au pâturage en rotation, à la cuisine et à l’agencement de fleurs. Sarah Ryhanen y élève des moutons islandais; elle vend leur laine, mais réserve la viande aux résident·e·s de la ferme.

Son troupeau est assez petit pour que chaque agneau ait son propre nom. Elle les baptise en fonction d’un thème différent pour chaque saison d’agnelage (en 2020, c’était l’Égypte ancienne). Quand on admire la photo d’un adorable berger de Maremme qui garde son troupeau avec sérieux, ou celle d’une femme qui berce un agneau sur une chaise à bascule, il est facile d’oublier les moments critiques qui échappent à l’appareil. « Les jours d’abattage, on sent un poids peser sur la ferme », avoue Sarah. Les agneaux de Saipua sont tués sur place, et la propriétaire est présente au moment de leur mort. « Honnêtement, tout ce que je peux dire, c’est que le fait d’élever les bêtes qui nous nourrissent est une expérience profonde. »

Les gens adorent les animaux, mais ils adorent aussi les manger. En français, on fait d’ailleurs la distinction entre l’animal et sa viande : par exemple, « cochon » et « vache » deviennent « porc » et « bœuf ». Comme nous vivons majoritairement en ville, et non sur une ferme, nous concilions nos émotions complexes en nous distançant de la production — nous achetons notre viande proprement emballée dans du plastique, au lieu de nous occuper de l’abattage. L’engouement récent pour la viande éthique traduit peut-être une tentative de réduire cette dissonance cognitive; nous voulons nous convaincre que la qualité de vie des animaux est plus importante que notre rôle dans leur déclin. Il reste tout de même certaines personnes scrupuleuses pour condamner les boucheries éthiques, telles que Pascal le boucher à Montréal ou Honest Chops à New York, où des professionnel·le·s assument la charge morale de décider ce qui constitue une bonne vie — et une bonne mort.

Lorsque j’ai demandé à Brian et à Keri si leurs lapins étaient des « biens » à leurs yeux, il et elle m’ont répondu que ce terme ne rendait pas leur relation avec justesse. « Je ne dirais pas que ce sont des biens. Ce sont nos animaux de compagnie, mais ils représentent aussi une source de revenus pour notre ferme », commence Keri. Brian l’interrompt : « Mais ça ne diminue pas notre responsabilité. […] Quand on met un animal en cage, il faut en assumer la propriété et la responsabilité à 100 %. » Les deux insistent pour dire qu’il n’y a rien de plus important au quotidien que leurs lapins. « J’ai un problème avec le mot “bien”. Pour moi, nos lapins comptent autant que nos enfants », réfléchit Keri à voix haute. « Et nos enfants ne sont pas notre propriété, mais notre famille. »

03.
LE DILEMME
DU TRAMWAY
Une ferme d’élevage de lapins.
Photo: Jo-Anne McArthur / Animal Equality

Le confinement nous a fait prendre conscience du rôle que jouent les animaux domestiques dans notre quotidien. Il est donc plus qu’ironique de songer que nos espoirs de retrouver une vie sociale anthropocentrique reposent sur notre insensibilité à l’égard des non-humains. En effet, la mise au point des vaccins contre la COVID-19 a nécessité la séquestration et la souffrance d’animaux de laboratoire. Pfizer et Moderna ont testé les leurs sur des souris et des macaques rhésus : après leur avoir administré le vaccin, les entreprises les ont infectés avec le virus pour étudier leur réponse immunitaire.

En 2019, soit l’année la plus récente pour laquelle on dispose de données, 4 562 522 animaux ont été utilisés dans les laboratoires canadiens — c’est le nombre le plus élevé à ce jour. La majeure partie des expériences est menée sur des souris, des oiseaux et des poissons, mais les lapins représentent environ 0,1 % de l’ensemble des cobayes. Souvent employés pour vérifier l’innocuité de médicaments pouvant causer des anomalies congénitales, ces derniers sont particulièrement utiles pour l’étude de sérums sanguins, puisqu’ils produisent des anticorps sériques en un temps record. Le néozélandais blanc (la race qu’on élève pour sa viande chez Shades of Gray Rabbitry) constitue l’espèce de prédilection de l’industrie. Et ce, pour des raisons évidentes, comme en témoignent ces notes du Conseil canadien de protection des animaux : « De poids moyen et dociles, [ces lapins] sont très faciles à garder, à manipuler et à contrôler. De plus, la grandeur et l’absence de pigmentation de leurs oreilles facilitent la répétition d’interventions, telles les prises de sang et les injections intraveineuses. »

Dans son livre Voracious Science and Vulnerable Animals, paru en 2016, John P. Gluck — un ancien chercheur devenu bioéthicien — évoque une femelle macaque brune prénommée Donna. Après avoir travaillé à ses côtés pendant 35 ans dans un laboratoire, il a dû se résoudre à l’euthanasier, en raison d’une insuffisance rénale. Il décrit la manière dont il lui caressait la tête, tandis que le vétérinaire injectait à l’animal une dose mortelle de Sleep Away. « J’ai transporté le corps inanimé de Donna en bas de l’escalier, traversé le stationnement, puis l’ai déposé dans la caisse fermée de ma camionnette… Le souvenir de la vie de Donna — et la façon dont je me la suis appropriée — persistent dans mon esprit de manière aussi tenace que son odeur sur mes vêtements. »

Photo: Satya Deep
Photo: Satya Deep

La cruauté envers les animaux peut être envisagée à partir d’une expérience de pensée éthique que l’on appelle « le dilemme du tramway ». L’une de ses conclusions, c’est que l’être humain est généralement enclin à blesser, voire à tuer d’autres vivants au nom du bien commun, pourvu qu’il dispose d’un méca­nisme de distanciation. Paul McCartney l’avait bien exprimé : « Si les murs des abattoirs étaient en verre, tout le monde serait végétarien. » Dans une société aussi vaste que la nôtre, la plupart d’entre nous ne sont jamais témoins de la souffrance des animaux — et encore moins avons-nous à l’infliger nous-mêmes. Dans l’abstrait, je n’ai aucun problème à accorder plus de valeur à des vies humaines qu’à celles de souris ou de lapins. Mais quand je m’imagine tenir une seringue remplie d’une substance dangereuse, me diriger vers une cage, et confronter le regard apeuré ou bienveillant d’un chimpanzé — c’est là que je réalise que ce que je fais est mal.

Malgré tout, il me faut admettre que dans le scénario actuel — une pandémie mondiale a tué 2,5 millions de personnes en à peine un an —, je préfère injecter le virus aux chimpanzés. Je n’en suis pas fière. Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’un choix moral. Cela dit, je doute que les humain·e·s soient de parfaits êtres moraux. Jusqu’à un certain point, ma disposition à faire du mal aux animaux afin d’épargner des vies humaines prouve simplement ma normalité.

Une ferme d’élevage de lapins.
Photo: Jo-Anne McArthur / Animal Equality
Lapins arrivant à l'abattoir.
Jo-Anne McArthur / Animal Equality / We Animals Media

Mais le pire, c’est que le sacrifice moral auquel se prêtent les scientifiques, en effectuant le sale boulot de la société, n’est peut-être pas nécessaire. En 2004, le British Medical Journal a publié un article qui révélait que les études menées sur les animaux — notamment le recours aux essais à l’insu et à la randomisation — ne se conforment pas toujours aux processus standards d’expérimentation. « Une large part des recherches sur les animaux pour développer des traitements pour êtres humains sont gaspillées, en raison de protocoles déficients et de l’absence de revues systématiques », concluait l’article.

Depuis les années 50, les normes d’expérimentation animale sont basées sur les « 3R » : réduire [le nombre d’animaux utilisés], raffiner [la méthodologie], remplacer [les modèles]. L’objectif a toujours été de préconiser des méthodes alternatives pour évaluer les médicaments destinés aux êtres humains. Des scientifiques ont même cité la méthodologie de Pfizer et de Moderna, lors des essais cliniques pour la COVID-19, comme preuve implicite de l’inutilité des tests sur les animaux : puisque les sociétés pharmaceutiques cherchaient à développer leurs vaccins le plus rapidement possible, les essais sur les animaux et les êtres humains ont été conduits en simultané. Pourquoi alors ne pas simplement laisser tomber la première phase ? D’autres avancent que la modélisation informatique est désormais suffi­samment pointue pour remplacer les expériences physiques, ou encore qu’il est possible de mener toutes les recherches nécessaires sur des moucherons (un insecte dont l’appareil mental est si petit qu’il n’atteint pas les seuils cognitifs de sentience).

Si l’on arrivait à prouver que l’expérimentation sur les animaux est injustifiée, l’obstacle moral le plus persistant à la reconnaissance de leur personnalité juridique tomberait.

ÉPILOGUE

La vision du monde des abolitionnistes — comme Gary Francione et Anna Charlton —, où toutes les espèces domestiquées et les formes d’élevage disparaitraient, ouvre peut-être la voie à une société parfaitement juste pour les animaux. Toutefois, il m’est difficile de l’envisager sans un pincement au cœur. Aucun mouton sur les flancs des montagnes, aucune vache dans les champs. Aucun chien qui court dans les parcs, aucun chat endormi sur les rebords de fenêtre. Ce monde semble requérir un différent type d’humain·e, un être qui n’éprouverait aucun désir d’établir des relations avec les autres vivants sur la planète.

Cette possibilité est sans doute plus facile à visualiser si l’on se borne aux espèces généralement classées comme sauvages. Les moutons, les vaches, les chiens et les chats sont profondément inscrits dans notre histoire et nos souvenirs. Leur servilité fait partie intégrante de notre mode de vie. C’est peut-être pour cette raison que les efforts juridiques les plus concluants dans la lutte pour la cause animale visent d’abord les êtres que nous pouvons tous et toutes imaginer vivre librement, en dehors de notre emprise : les baleines, les dauphins, les grands singes.

En 2014, un tribunal d’Albany, dans l’État de New York, a été saisi d’une affaire soumise par le Nonhuman Rights Project pour le compte de Tommy, un chimpanzé retenu en cage contre son gré dans un hangar. L’organisme réclamait un mandat d’habeas corpus — un recours juridique en vertu duquel un·e détenu·e peut demander à un·e juge de vérifier la légalité de son emprisonnement. Les avocat·e·s de l’association ont appelé à la barre neuf primatologues pour attester la capacité de Tommy à éprouver du plaisir et de la douleur, tout comme son aptitude à se souvenir du passé, à concevoir l’avenir et à effectuer des choix conscients. Les spécialistes s’entendaient pour dire qu’un animal comme lui était loin d’être une machine insensible (comme le suppose la célèbre théorie de Descartes); au contraire, Tommy était un être autonome. Selon la partie requérante, le chimpanzé était donc un prisonnier en droit de se prévaloir de l’habeas corpus — la cour devait à tout le moins être à même d’examiner la validité de son emprisonnement.

En fin de compte, la requête de Tommy a été rejetée. Le juge a par contre semblé déçu de sa propre conclusion. « Je m’excuse de ne pas pouvoir signer cette ordonnance », a-t-il écrit à l’équipe juridique de Nonhuman Rights Project. « Mais j’espère que vous continuerez. »

Texte

Linda Besner

Le plus récent livre de Linda Besner s’intitule Feel Happier in Nine Seconds. Ses articles et ses poèmes sont parus dans le Guardian, l’Atlantic, le Globe and Mail et le New York Times Magazine, entre autres. Elle vit à Toronto.

PHOTOS ET VIDÉOS

Prologue

Kari Medig

Chapitre 01

Kari Medig

Chapitre 02

Aaron Wynia Saipua

Chapitre 03

We Animals Media

Crédits supplémentaires - Bannière du chapitre 3

Dans l’ordre d’apparition:

Un lapin rescapé, à la SPCA de l’État du Massachusetts.

Photo: Jo-Anne McArthur / NEAVS / We Animals Media

Des lapins dans la vitrine d’une animalerie à Paris. .

Photo: Jo-Anne McArthur / One Voice / We Animals Media

Un macaque blessé dans un centre d’élevage.

Photo: Jo-Anne McArthur / We Animals Media

Une vache de la ferme Au gré des champs

Photo: Virginie Gosselin

ÉQUIPE CRÉATIVE

Direction de création

Eliane Cadieux

Direction artistique et design graphique

Pier-Philippe Rioux

Développement et intégration

Olivier Mercier-Chan Kane

Stratégie numérique

Catherine Métayer et Mélody Beaudin

ÉQUIPE ÉDITORIALE

Idée originale et codirection éditoriale

Catherine Métayer

Codirection éditoriale

Mark Mann

Chargée de projet

Catherine Fortin

Édition

Caroline R. Paquette et Casey Beal

Révision

Liette Lemay et Shanti Maharaj

Traduction

Nicolas Coutlée

Vérification des faits

Guillaume Rivest

Ce dossier est tiré de notre numéro 10: Nos transformations

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