Dossier

Pollinisation extrême

Nous rêvons d’autonomie alimentaire et de fruits locaux à l’année. Mais nous ignorons la face cachée de notre agriculture: la pollinisation extrême. Transport et vols de ruches. Détresse des apiculteurs. Course folle pour polliniser des monocultures vouées à l’exportation. Et si les abeilles maintenaient notre alimentation sous respirateur artificiel? Pendant ce temps, au Québec, des jeunes échafaudent la ferme fruitière de demain.
TEXTE — Eugénie Emond 
PHOTOS — Drowster, Eliane Cadieux, 
Nicolas Gouin et Ilona Szwarc

Chapitre 01

Le vol de ruches

Dans le bureau de Victoriaville, la photo du voleur, menotté et escorté par un policier, est toujours bien en vue sur le mur.

«Je veux être sûr de le reconnaitre si je le croise quelque part», justifie l’apiculteur Francis Labonté, avec une lueur dans le regard. «La police nous a bien dit de ne pas nous en mêler», tempère Frédérick, son fils de 22 ans.

Il a les mêmes yeux bleus pétants que son père, son grand-père et son oncle Mathieu.

Quatre années se sont écoulées depuis que le plus gros vol de ruches de l’histoire du pays est survenu chez les Labonté. Or la colère, elle, ne s’est toujours pas assouvie.

Le matin du 24 avril 2016, Mathieu Labonté entreprend la tournée de ses ruchers. Il découvre que la petite clairière le long de la route 955, à Saint-Albert, a été décimée: 184 ruches manquent à l’appel. Pourtant, le dimanche d’avant, tout était beau. Le père, Jean-Marc Labonté, était allé y faire un tour après avoir mangé sa première molle de la saison. L’armée de neuf millions d’abeilles était prête à être transportée au Lac-Saint-Jean, où elle butinerait les fleurs de bleuets tout le mois de juin.

Les Labonté alertent alors la Sûreté du Québec. Francis, le plus vieux des frères, n’en dort plus la nuit. La famille offre une récompense de 10 000$ à qui retrouvera le larcin et loue un hélicoptère pour scruter les environs. C’est finalement dans le coin de Mandeville, dans Lanaudière, que le père Labonté aperçoit les ruches. Mais sans mandat, impossible d’intervenir… Le lendemain, c’était trop tard: elles avaient de nouveau disparu. Si le voleur, Marco Beausoleil, a fini par plaider coupable de recel, les ruches n’ont jamais été retrouvées. «Elles ont probablement été envoyées en Gaspésie, ou dans les bleuets au Nouveau-Brunswick», suppose Jean-Marc Labonté. Ses garçons, eux, espèrent encore retrouver les cadres de bois burinés à l’effigie de la compagnie: MLI.

«Je peux pas comprendre», s’indigne encore aujourd’hui Frédérick. «Tu volerais pas une vache, alors pourquoi voler une ruche? C’est la même chose. Ça se fait pas.»

Le jeune Frédérick a tâté bien des métiers avant d’adopter pour de bon la chemise bleue — et la cigarette — familiales, il y a quelques années. «J’ai essayé autre chose, mais je reviens toujours à ça: travailler dehors, avec la nature. On n’est pas juste apiculteurs: on fait de la maintenance, de la mécanique… Moi, j’appelle ça travailleur de la vie!» Pour lui, le rôle de l’abeille domestique est fondamental dans la chaine alimentaire. Et il n’a pas tort.

À elle seule, l’abeille domestique est responsable de près du tiers de ce que nous mangeons: pommes, poires, bleuets, canola, sarrasin, concombres, melons, entre autres. Sans oublier le miel.

Dans les années 70, les Labonté produisaient des kilos de miel. Mais la business a changé, et le métier d’apiculteur aussi. Les fleurs, qui provenaient en grande partie des pâturages du bétail — comme les champs de trèfles et de luzerne —, ont disparu. «On coupe ces fourrages-là avant qu’ils fleurissent, parce qu’on s’est aperçu qu’ils comportent moins de protéines pour les animaux lorsqu’ils sont en fleurs», explique Pierre Giovenazzo, directeur de la Chaire de recherche en services apicoles de l’Université Laval, dont les travaux sont en partie financés par l’industrie du bleuet. Pas de fleurs, pas de pollen, pas de nectar. Pas de nectar, pas de miel. Pas de miel, pas de nourriture pour la colonie, qui en a besoin pour passer l’hiver, pondre, vivre.

Les apiculteurs compétitionnent donc pour le territoire, qui se fait rare. Et c’est sans compter les vols, qui sont fréquents. À 70 ans, le père Labonté en a vu de toutes les couleurs. Il se souvient d’avoir puni un malfaiteur, qui lui avait dérobé quelques cadres d’abeilles, en l’assoyant dans une ruche. Ça joue dur. «Mes gars sont moins malins que moi», raconte-t-il. «Je leur ai dit: tenez-vous donc un douze dans votre camion, pis mettez des balles de sel dedans!»

En cette fin de printemps caniculaire, les abeilles sont à l’œuvre dans la clairière où s’est produit le vol, il y a quatre ans. Sur les ruches, de petites chaudières remplies de sirop fabriqué avec du sucre blanc, qui compense le manque de nectar environnant.

«Le miel qu’on fait, ça ne paye même pas le sucre qu’il faut acheter», se désole Francis Labonté en me montrant les poches qui s’empilent jusqu’au plafond dans l’entrepôt. Le sucre blanc pour nourrir les abeilles domestiques est chose commune.

Les Labonté ont été les premiers à louer leurs ruches aux bleuetières dans les années 90, décennie où l’on a prouvé que la pratique décuplait le rendement des petits fruits. La demande n’a cessé d’augmenter depuis: réquisitionnées en juin pour les bleuetières du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, leurs abeilles vont ensuite butiner les plants de canneberges du Centre-du-Québec. Aujourd’hui, 95% de leurs revenus viennent de leurs services de pollinisation, et 5%, de la vente de miel. Le miel Labonté vendu en épicerie provient majoritairement de l’Ouest canadien.

Ils ne sont pas les seuls apiculteurs à opérer de la sorte, la location des colonies pour la pollinisation est en croissance au Québec.

Ruches utilisées pour la pollinisation au Québec
2005 à 2018

Nombre de colonies louées
Tendance

Source: Statistique Québec, 2019

Avant de quitter la clairière, Francis attache le mince fil de fer avec un cadenas; une barrière de pacotille qui bloque l’accès au rucher. Un écriteau met en garde quiconque aurait le malheur de s’y aventurer contre une éventuelle électrocution. «Attention de pas pogner l’courant!», blague Frédérick. Aux dires des Labonté, les policiers n’avaient aucune idée de la valeur d’une ruche lorsqu’on leur a signalé le vol. En marchant vers ma voiture, je réalise que moi non plus, je ne le savais pas.

En effet, comment se douter qu’à quelque 350 km de là, au cœur de la forêt boréale, des colonies d’abeilles assurent la production de 35 millions de kilos de bleuets? Après tout, on en voit peu la couleur sur les étalages des marchés et des épiceries du Québec.

Chapitre 02

La grande course aux bleuets

Il fait nuit à Saint-David-de-Falardeau, au Saguenay. La bleuetière est uniquement éclairée par la Lune et les phares du camion-remorque de 53 pieds chargé de ruches. Le moteur gronde sans répit. Quatre cosmonautes s’activent dans ce désert de bleuets vallonneux, qu’on devine s’étendre sur des kilomètres. Plus on avance, plus le camion se déleste de sa cargaison. Mais le chemin est cahoteux. Le chauffeur doit s’y prendre à quelques reprises pour aborder les tournants serrés.

David Lee Desrochers est stressé. À bord de son pickup, qui transporte le monte-charge, il observe le camion se démener dans le chemin de terre, secouant les ruches. Plusieurs reines ne survivront pas.

David Lee Desrochers
David Lee Desrochers et Christina Fortin-Ménard
Christina Fortin-Ménard

«Le transport, c’est le bout que j’haïs le plus», grommèle-t-il.

Pourtant, tout s’est déroulé rondement depuis notre départ de Portneuf, vers 22h. L’apiculteur qui est passé avant nous dans la bleuetière n’a pas eu notre chance. À cause de la fatigue et d’une mauvaise manœuvre, sans doute, son monte-charge est allé s’écraser dans le fossé. David Lee ne s’y fera pas prendre. Il a baissé le chauffage et ouvert les fenêtres pour laisser entrer l’air frais de cette nuit du 7 juin. Il sirote sans fin son café Tim Hortons. À 2h du matin, si tout se passe bien, on pourra prendre la route du retour.

C’est la septième année que David Lee charrie des ruches pour la pollinisation des bleuets et des canneberges. Une seconde carrière, après avoir passé huit ans dans l’armée à se bousiller le corps dans les entrainements militaires de Valcartier et du Nouveau-Brunswick.

À ses débuts, à 24 ans, il avait commencé par se procurer 50 ruches. Son entreprise, Les Ruchers d’Or, n’a cessé de croitre depuis, et les difficultés aussi. Après des gels inattendus et un printemps tardif, l’apiculteur a perdu 60% de son cheptel. «On ouvrait les ruches et il n’y avait plus rien. Vides, mortes!» Il prévoyait louer 1 600 ruches cette saison; il a dû couper de moitié. Les échantillons prélevés par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (Mapaq) ont révélé une intoxication sévère au Spinosad — une substance active présente dans le Entrust, le pesticide utilisé dans les cannebergières biologiques, et de plus en plus dans les bleuetières biologiques. Un insecticide extrêmement toxique pour les abeilles. «On pourrait penser que bio, c’est mieux pour les abeilles, mais la majorité des problèmes qu’on a [avec ces insectes] sont liés à ce produit», m’explique Nicolas Tremblay, agronome et conseiller apicole provincial au Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD).

Ces derniers mois, malgré la pandémie, David Lee a aussi eu quelques coups de chance. L’Australie a pu lui fournir des paquets d’abeilles, commandés à la dernière minute, et il a accueilli ses deux premiers travailleurs étrangers. Deux Mexicains qui avaient déjà de l’expérience en apiculture dans les champs de canola en Alberta — un miracle. Sa copine, rencontrée lors des auditions de L’Amour est dans le pré, fait son premier voyage avec nous ce soir. Une main-d’œuvre et du soutien inespérés.

Depuis que son cheptel a été décimé, David Lee court les ruches de nuit — les abeilles ne pouvant être déplacées de jour — pour honorer son contrat avec les bleuetières et renflouer ses coffres. Jusqu’à hier soir, il lui en manquait encore 128 pour atteindre les 432 promises. In extrémis, il a réussi à trouver les précieuses ruches manquantes chez un autre apiculteur, mais il a dû se taper une nuit blanche avant de repartir pour le Saguenay.

Chaque année, c’est la course. Pour polliniser toutes les bleuetières du Québec et en obtenir le plein rendement, les producteurs de bleuets espèrent 95 000 ruches. Mais les colonies sont ravagées en raison des maladies, des pesticides et des fongicides.

L’an dernier, ils n’en ont obtenu que 35 000. L’Ontario, dont près de la moitié des ruches sont destinées à la pollinisation des bleuets dans les Maritimes et au Québec, aurait pu nous en refiler au moins 5000; or, le gouvernement québécois a partiellement fermé ses frontières, redoutant la propagation du petit coléoptère de la ruche (PCR), qui fait des ravages là-bas. Cela n’a pas empêché l’entrée illégale d’un chargement de ruchettes au début de l’été. Depuis, le MAPAQ a répertorié des cas de PCR chez cinq apiculteurs québécois.

Pour compenser le manque de ruches, l’entreprise Bleuets Sauvages du Québec, qui détient la majorité des bleuetières québécoises, fait venir des colonies de bourdons de Détroit et élève des mégachiles — des insectes pollinisateurs utilisés pour la luzerne dans l’Ouest américain. Dans la bleuetière, les quads de bourdon sont déposés un peu partout sur le sol, dans des boites de carton. Les mégachiles, elles, nichent dans des espèces de yourtes miniatures plantées dans l’espace interstellaire du Saguenay.

Augustin Caoich, Alejandro Pastrana, Steve Gauthier & David Lee

Certes, les pollinisateurs indigènes sont plus efficaces. Mais il n’y en a pas assez pour répondre aux besoins dans un champ commercial. De toute façon, les producteurs de bleuets n’ont pas le choix: s’ils ne louent pas de ruches afin d’obtenir une quantité suffisante de pollinisateurs, ils ne peuvent obtenir d’assurance récolte.

Des 35 millions de kilos de bleuets produits au Québec, 85% sont destinés à l’exportation. Les bleuets sont d’abord surgelés, puis envoyés notamment aux États-Unis, en Allemagne et au Japon.

À noter qu’il s’agit ici de bleuets dits sauvages, plus petits que les bleuets en corymbe cultivés dans le sud du Québec et en Colombie-Britannique. Au Saguenay Lac St-Jean, la perle bleue a trouvé un terreau fertile après l’incendie qui a ravagé plus de la moitié de la région, en 1870. La surface cultivée correspond maintenant à la superficie de l’île de Montréal. Ce petit fruit y pousse à l’état naturel, mais les conditions propices y sont maintenues grâce à des brûlages.

Il faut dire que les entreprises ont développé des marchés depuis que le bleuet a été consacré antioxydant par excellence, il y a une vingtaine d’années. Le Canada est devenu le deuxième producteur mondial de bleuets, après les États-Unis. En 2016, l’offre a été telle dans le Maine, dans les Maritimes et au Québec que le prix du fruit a chuté, étranglant les producteurs.

Superficie des cultures fruitières du Québec en 2018
(en hectares)

Commerce international de fruits au Québec en 2018

(Inclut bleuets, canneberges, fraises, framboises, raisins et pommes)

exportations

0$

importations

0$

David Lee y goute aussi. Pour qu’il obtienne le plein prix pour la location de ses ruches — 150$ chacune, en moyenne —, celles-ci doivent contenir un minimum de 12 cadres, ce qui doit être confirmé lors de l’inspection du CRSAD. Un standard difficile à atteindre au début du printemps, alors que le froid empêche la reine de pondre.

Avec les pertes qui surviennent chaque année et les printemps tardifs qui se succèdent, David Lee n’y arrive pas. «J’ai l’impression de toujours vivre sur du temps emprunté», confie-t-il. Ce soir, en suivant le camion chargé de ruches — et dont la valeur, avec les équipements, frôle les 600 000$ —, il se questionne:

«C’est quoi, la solution? Arrêter de grossir et avoir seulement 200 colonies? Mais on ne peut pas en vivre. Et puis, en vivre… J’ai une petite maison que j’ai payée 130 000$, et une vieille Mazda, que je prête aux Mexicains.»

Chapitre 03

La vérité derrière notre lait d’amande

Aux États-Unis, dans les monocultures d’amandes californiennes, la game se joue à un tout autre niveau. Aucune autre région du monde ne requiert autant de pollinisation — de 1,5 à 2 millions de ruches annuellement. Tendances culinaires et virage santé obligent, notre appétit pour le lait d’amande, la farine d’amande et autres dérivés n’a pas diminué en 20 ans. Un engouement en grande partie conditionné par The Almond Board of California, dont fait partie Blue Diamond, une coopérative de producteurs qui cultive, transforme et met en marché plus de la moitié des récoltes d’amandes californiennes.

«Blue Diamond a mené une excellente campagne marketing aux États-Unis et à l’international», explique Brittney Goorich, spécialiste adjointe du développement coopératif en économie agricole à UC David.

Car ne nous faisons pas d’illusion. Si le bleuet a détrôné la mure ou le sureau comme antioxydant, si l’amande a pris le pas sur la noisette ou la noix de cajou comme alternative végane au lait de vache, c’est que des récoltes devaient trouver preneurs et que des marchés ont été développés.

Résultat: 80% de la production mondiale d’amandes est concentrée dans les Vallées de San Joaquin et de Sacramento. Des producteurs fruitiers et laitiers ont troqué leurs vergers et leurs vaches pour des plantations d’amandes, obtenant ainsi un meilleur profit. Et des arbres continuent encore d’être plantés.

Production de noix et de fruits en Californie

1985 à 2015 (en acres)

1 200 000 1 000 000 800 000 600 000 400 000 200 000 1985 1987 1989 1991 1993 1995 1997 1999 2001 2003 2005 2007 2009 2011 2013 2015 0 Raisin de cuve Noix de grenoble Pistaches Raisins Amandes

Source: Département de l’alimentation et de l’agriculture de Californie, 2015

Parts de marché de la production d’amandes dans le monde

(en tonnes métriques, moyenne de 5 ans)

Source: International Nut & Dried Fruit (INC), 2017/2018 Statistical Yearbook

Ventes annuelles de laits végétaux aux États-Unis

(en millions de dollars)

Source: Nielsen, juillet 2018

«Je ne pense pas que la Californie entière se convertira aux amandes, nuance Brittney Goodrich. Les couts de production augmentent de manière substantielle depuis dix ans en raison du prix exorbitant des terres et de la pénurie d’eau.» Elle ajoute: «La situation se stabilisera éventuellement. Ce n’est qu’une question de temps.» Mais déjà, le paysage est transformé. Les monocultures d’amandiers, aspergées au glyphosate, ont pris le pas sur la biodiversité.

En février, la floraison spectaculaire des amandiers donne le coup d’envoi de la saison pour les apiculteurs. Les colonies sont déplacées à travers les États-Unis, de culture en culture, pour terminer leur voyage au mois de novembre, dans les États du Sud. Là aussi, les abeilles sont en proie aux parasites et aux maladies.

Les vols, comme celui qui s’est produit chez les Labonté, sont récurrents. Certains apiculteurs négocient d’ailleurs à la baisse leur contrat de pollinisation contre une meilleure protection de leurs ruchers dans les plantations.

Des beebrokers font le lien entre les apiculteurs et les producteurs. Une réalité dont les consommateurs sont loin de se douter lorsqu’ils commandent leur matcha latté au lait d’amande.

Chapitre 04

Le verger sans abeilles

«Leave it!», ordonne Stefan Sobkowiak à sa chienne Bow, qui s’apprêtait à manger une guêpe. «C’est sans doute une reine, et elles sont précieuses à cette période-ci de l’année», ajoute-t-il en se tournant vers moi. Il me pointe une autre guêpe qui mâche du bois mort pour faire son nid. Comme les oiseaux, ces insectes mangent les chenilles à tente, qui font des ravages dans le verger en laissant les arbres «nus comme en janvier».

Il y a 25 ans, quand il a fait l’acquisition de ce verger de 4 000 pommiers à Cazaville, dans l’ouest de la Montérégie, Stefan ne venait pas à bout des chenilles. Désormais, elles sont synonymes de biodiversité; elles signifient que son écosystème est sain.

À l’origine, l’architecte paysagiste et biologiste de formation avait converti le verger conventionnel en verger biologique, pendant que son épouse assurait un revenu — pour se rendre compte qu’une monoculture, bio ou non, n’avait «aucun sens». Il mise maintenant sur la permaculture, qui consiste à «réduire les problèmes à la base par la conception de l’espace». Sa ferme est dorénavant autonome et rentable:

«C’est bouleversant de voir combien de fermes fruitières, surtout dans les pommes, ne sont rentables que parce qu’elles reçoivent des subventions ou une assurance cotisation. C’est triste. Je pourrais prendre les subventions mais je ne les prends pas, simplement parce que je trouve que ça cache le vrai portrait.»

Ici, aux Fermes miracles, chacun a son rôle. Des couleuvres qui mangent les souris jusqu’au Tyran tritri, douillettement niché dans un vieux pommier. Sous les grands pins qui bordent son terrain, Stefan voit poindre des morilles depuis quelques années. Une chose impensable dans un verger conventionnel, constamment arrosé de fongicides. Les féviers et les robiniers, ces arbres légumineuses plantés entre les pommiers, fertilisent le sol et servent de poteaux vivants pour les vignes et les kiwis.

Sous le nichoir à insectes qu’il a fabriqué pour les pollinisateurs indigènes, deux ruches vides servent désormais de «cabanes à souris». Stefan s’est débarrassé de ses abeilles à miel (domestiques) il y a quatre ans.

«J’aimais les abeilles, j’aimais avoir des ruches et récolter le miel, mais je n’en veux plus», affirme-t-il, résolu. Les abeilles surchargeaient les arbres de pommes avec une pollinisation trop efficace. L’arbre ployait et brisait sous le poids des fruits. Dans les vergers conventionnels, un éclaircissant chimique est utilisé pour éliminer le trop-plein de fleurs pollinisées, détruisant une partie du travail des abeilles. Mais Stefan refuse d’en utiliser, et le travail manuel est fastidieux.

Les abeilles à miel, introduites en Amérique par les colons, fragilisaient aussi son écosystème. «Elles étaient logées et nourries», illustre-t-il. Pendant ce temps, les pollinisateurs indigènes en ramaient un coup pour fabriquer leur nid, nourrir les larves et chercher le nectar, qui se faisait de plus en plus rare — surtout dans une monoculture de pommes, où il n’y avait plus rien à manger une fois la floraison terminée. C’était le cas des andrènes, des abeilles solitaires qui s’installent dans le sol des vergers et qui se trouvent à polliniser la fleur de pommier plus efficacement que les abeilles domestiques, plus généralistes. Une compétition que les recherches en biologie peinent à démontrer, le défi étant d’isoler un seul sujet dans un contexte de biodiversité.

«Les services de pollinisation des abeilles à miel, ça devrait être un drapeau rouge qui nous indique que notre écosystème est fragile. Ça veut juste dire qu’on en dépend, parce qu’on n’a pas assez de biodiversité pour maintenir une population saine de pollinisateurs indigènes.»

Chez Stefan, les floraisons se succèdent tout l’été, assurant un garde-manger aux insectes. En ce début juin, les robiniers embaument le verger de longues grappes blanches. Stefan m’en tend une. «Goute, c’est tellement bon!»

Avant de partir, il m’offre un cadeau: un sac de pommes congelées de la saison dernière. Chaque automne, son épouse et lui congèlent une cinquantaine de sacs, ce qui leur permet de ne manger que leurs propres fruits, douze mois par année.

Chapitre 05

Fruits frais, fruits congelés: le paradoxe

Sur le chemin du retour, les pommes de Stefan fondent tranquillement dans ma voiture non climatisée. Le mercure indique 36 degrés Celsius. Je réfléchis à cette excuse qu’on nous sert continuellement pour justifier le manque de fruits locaux sur nos tablettes et dans nos paniers bios: «La saison est trop courte.» OK. Mais comment se fait-il que même dans le surgelé, on en trouve si peu? Chaque année, je dois congeler la rhubarbe et les petits fruits cueillis à la ferme du coin pour faire des provisions.

Un rapide coup d’œil dans les congélateurs des épiceries nous fait voyager à l’international: fraises du Chili, framboises du Pérou. Au fond d’une tablette, un petit sac de pommes en provenance… des États-Unis. Seuls les bleuets sauvages du Lac-Saint-Jean font mentir le portrait.

«Manger local s’applique pour le frais, mais pour le congelé, il faut aller à l’international», explique René Morissette, acheteur principal pour la compagnie montréalaise Nature’s Touch, qui fournit 80% de tous les fruits et légumes congelés en épicerie au pays. «On n’atteint pas la masse critique de production de fraises ou de framboises pour justifier une infrastructure de congélation ici», soulève-t-il. Le Québec n’est tout simplement pas à la hauteur des rendements agricoles qu’obtiennent la Californie, le Mexique ou le Chili, qui congèlent leurs surplus une fois le marché du frais saturé. Seuls la canneberge et le bleuet justifient les infrastructures québécoises. «Personne ne fait de la canneberge aussi bien que nous», résume René Morissette.

Même dans les fruits frais, les contradictions sont nombreuses. Un rapide coup d’œil à notre importation de pommes fait sourciller. S’il y a un fruit que nous produisons en quantité, c’est bien celui-ci. Comment se fait-il que nous importions pour 29 millions de dollars de pommes fraiches et 50 millions de dollars de pommes transformées chaque année?

Le Québec produit amplement de pommes — 115 000 tonnes annuellement. Il pourrait les conserver 12 mois dans des entrepôts à température contrôlée.

Mais le climat ne nous permet pas de produire de la Granny Smith et d’autres variétés qui poussent dans les vallées désertiques des États-Unis. «Ce sont des marques», m’a expliqué Stefan. «Les gens tendent à retourner à ce qu’ils ont connu dans leur enfance.»Sommes-nous prêts à sacrifier notre pomme verte pour une option locale? «Après avoir eu accès à toute cette variété de produits là, ça m’étonnerait», affirme Sylvie Senay, copropriétaire d’Avril, une chaine de huit marchés d’alimentation biologique installée à travers la province.

Il y a 25 ans, l’offre locale biologique s’y résumait à des carottes. Aujourd’hui, 25% des fruits et des légumes offerts en été proviennent d’ici — un nombre qui chute à 10% en hiver. «Ce n’est pas tant le choix, mais le volume qui manque au Québec dans le bio», explique Maxime Lachapelle, gestionnaire principal de catégorie pour les produits frais et surgelés chez Avril.

 

Photo: Jason Leung

«Présentement, les agriculteurs produisent plusieurs variétés pour des paniers bios. Certains me proposent 12 caisses d’échalotes par semaine. Moi, à 12 caisses, avec 8 magasins, je ne vais pas loin. Quand je rencontre des petits producteurs qui ne savent pas trop quoi faire, je leur dis: produis trois gagnants avec du volume, et là, je vais pouvoir faire affaire avec toi. Mais plus tu as de variétés, moins tu es efficace, plus tes prix sont chers et moins tu es dans la game», ajoute-t-il.

En quittant Maxime et les allées climatisées d’Avril, je ne peux m’empêcher de me demander si nous pourrons un jour approvisionner nos supermarchés en fruits locaux—et aspirer à une plus grande autonomie alimentaire—sans passer par la monoculture intensive.

Chapitre 06

La ferme fruitière de demain

Sur la ferme-école de l’Institut national d’agriculture biologique (INAB) du cégep de Victoriaville, ce sont les élèves qui butinent. Ils sont 11 à faire partie du nouveau programme de culture fruitière bio, mis en place il y a deux ans en réponse à l’intérêt grandissant pour ce champ d’activité. Entre la forêt nourricière, le verger, les serres, le jardin et le rucher, ils expérimentent et réfléchissent.

«Nous, ce qu’on dit, c’est qu’il y a une demande au Québec pour des fruits biologiques, pis qu’on est capables d’y répondre», soutient Maya Boivin-Lalonde, enseignante au département d’agriculture de l’INAB. Ce sont des vivaces qui subsistent année après année «grâce aux hivers québécois, qui coupent le cycle des maladies», ajoute-t-elle. «Ça nous aide à faire ça biologique.»

Les élèves, âgés de 20 à 40 ans, savent qu’il faut avoir les reins solides pour démarrer une ferme fruitière, si on considère que les arbres ne produiront pas de fruits avant trois ans.

D’ailleurs, ils n’ont pas tous des envies d’entrepreneuriat. Certains rêvent tout simplement d’autosuffisance, et savent que l’achat local et biologique passe par l’éducation. «J’ai déjà converti quelques personnes!», lance fièrement Elisabeth Christopherson, 31 ans, chargée aujourd’hui de préparer la bande florale qui servira à concocter des gelées.

«J’aime l’idée de construire quelque chose qui me survivra», ajoute Valentin Mohy, 23 ans. Valentin n’est pas pressé. Entre ce printemps pandémique qui s’achève et le moment où il boira un premier verre de cidre dans son verger biologique du Saguenay — une région plus nordique où il rêve d’agroforesterie —, une décennie pourrait bien s’écouler.

Ici, le modèle de ferme minimaliste et diversifié proposé par Stefan Sobkoviak polarise, quand il n’est pas carrément inconnu. «J’ai ben de la misère avec la permaculture, parce que moi, je veux gagner ma vie autrement qu’en écrivant des livres et en accueillant des employés qui ne sont pas payés», s’insurge Simon Jalbert, étudiant de 34 ans.

Lorsqu’ils auront terminé leur cours, les finissants pourront demander certaines subventions pour les aider à démarrer leur entreprise. Des sommes allant jusqu’à 50 000$, accessibles sous certaines conditions. Ce sont des montants dérisoires pour une ferme qui ne produira pas de fruits les premières années, et qui nécessitera d’investir dans l’achat d’une terre et d’équipements.

Pour le moment, les programmes gouvernementaux avantagent principalement les grosses cultures, axées sur le volume — un modèle rentable qui représente moins de risques pour la Financière agricole du Québec. Or, les fermes biologiques diversifiées cadrent mal dans les modèles d’affaires du mapaq et des institutions financières, qui prennent peu en compte les exceptions.

Simon Jalbert, 34 ans, a cueilli des cerises dans l’Ouest pendant 15 ans. Maintenant, il souhaite offrir des variétés de cerises sucrées et biologiques au consommateur, en évitant de tomber dans la monoculture. Il désire aussi se procurer une surgeleuse pour en faire des provisions.

Guillaume Bélanger et Valentin font partie des étudiants, chercheurs et agriculteurs marginaux qui réfléchissent au rôle des abeilles dans la culture fruitière. L’an dernier, celles du rucher-école étaient stressées, faute de nourriture. «On essaie de rééquilibrer le ratio abeilles domestiques/pollinisateurs indigènes», m’explique Guillaume, 23 ans.

Alors, dans combien de temps pourrons-nous voir une plus grande offre de fruits locaux bios sur les tablettes?

«D’ici cinq ans!», répond Maya, optimiste.

Épilogue

À David Lee, j’ai parlé du modèle proposé par Stefan Sobkoviak. Il a écouté attentivement mes explications sur la permaculture et la remise en question du rôle des abeilles domestiques dans notre agriculture. Notre discussion a alors dévié sur nos paradoxes, entre notre désir d’autosuffisance, notre méconnaissance des enjeux alimentaires et toutes ces fois où, individuellement et collectivement, nous misons sur le mauvais cheval.

«Les gens veulent sauver des abeilles et s’achètent des ruches sans formation… Mais il n’y a plus de garde-manger pour les nourrir. Si tu veux les sauver, c’est pas en t’achetant des ruches que tu vas y arriver. C’est pas évident de faire comprendre ça au monde.»

Depuis ma visite chez Stefan, je considère autrement les pucerons qui assaillent le prunier de mon jardin. «Chacun son rôle», que je me répète en les observant. La clé, c’est peut-être justement d’accueillir ce que le territoire nous offre, plutôt que de chercher à forcer les choses au nom d’une mode ou d’une envie.

De jeunes agriculteurs-apiculteurs proposeront bientôt de nouveaux modèles d’autonomie alimentaire capables de reconstruire notre biodiversité. Il faudra être prêts. Ça voudra dire d’apprivoiser le sureau en été et le bleuet congelé en hiver. D’accepter que la pomme verte de notre enfance perde de son lustre. Et de planter des fleurs. Beaucoup de fleurs.

Un reportage d’Eugénie Emond

PHOTOS ET VIDÉOS

Intro: Nicolas Gouin (vidéo)
Chapitre 1: Nicolas Gouin

Chapitre 2: Drowster, Nicolas Gouin (vidéo)
Chapitre 3: Ilona Szwarc
Chapitre 4: Eliane Cadieux
Chapitre 5: Eliane Cadieux, Niklas Hamann et Jason Leung
Chapitre 6: Nicolas Gouin
Épilogue: Daphné Caron

ÉQUIPE ÉDITORIALE

Idée originale et direction éditoriale: Catherine Métayer
Édition: Caroline R. Paquette et Casey Beal
Révision: Liette Lemay et Shanti Maharaj
Traduction: Jessica Moore
Aide à la recherche et vérification des faits: Guillaume Rivest

ÉQUIPE CRÉATIVE

Direction créative et artistique: Eliane Cadieux
Développement et intégration: Olivier Chan Kane
Design: Gabrielle Deronde
Stratégie numérique: Camille Monette

Le magazine BESIDE

Nous relayons des récits qui viennent du coeur, des histoires de terrain et des idées pour un monde nouveau.

S’abonner

Ne manquez jamais un numéro

Deux numéros par année

25% de réduction sur les numéros précédents

Livraison gratuite au Canada

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.