Défenseurs de la terre

En 1998, un jeune soldat du nom de Philip Cheung effectuait un voyage au Nunavut pour apprendre les techniques de survie des Rangers canadiens, une unité spéciale de la Force de réserve de l'Armée. Dix-neuf ans plus tard, Cheung — devenu un photojournaliste de guerre chevronné — est retourné dans le Nord, cette fois pour documenter le rôle des Rangers dans cette région en mutation.

Texte — Mark Mann
Photos — Philip Cheung

Quand ils pensent à la photographie de guerre, la plupart des gens s’imaginent des prises de vue saisissantes de soldat·e·s en action, des paysages tumultueux, des portraits graves ou de délicates natures mortes. Philip Cheung, lui, travaille au carrefour de l’art et du photojournalisme. Laissant de côté le spectacle des combats, il propose un regard élargi sur les zones militarisées, pour révéler les vérités qui dépassent généralement le cadre de l’image.

Cheung habite Los Angeles, mais a grandi à Toronto. À l’âge de 17 ans, il a rejoint l’infanterie, à la suite de la visite d’un recruteur des Forces armées canadiennes à son école secondaire. Il s’est enrôlé pour toutes les raisons habituelles : voir le monde, développer de nouvelles aptitudes et partir à l’aventure.

Des membres du Groupe-compagnie d’intervention dans l’Arctique cueillent des baies pendant une formation sur les techniques de survie donnée par les Rangers canadiens dans le cadre de l’opération Nanook, un exercice militaire mené chaque année dans l’Arctique. Celui-ci s’est tenu à Rankin Inlet, au Nunavut.

Son service militaire l’a rapidement mené dans une direction inattendue. En 1998, Cheung s’est retrouvé à Gjoa Haven, au Nunavut, afin de s’initier à la survie aux côtés des Rangers canadiens. Cette unité spéciale de la Force de réserve de l’Armée se compose d’environ 5 000 membres, dispersés dans plus de 200 communautés à travers le Nord. Chargés par l’armée d’assurer une surveillance du territoire, de collaborer aux efforts de recherche et de sauvetage, et d’aider en cas de catastrophe naturelle, les Rangers, dont la moitié sont inuit, mènent également des missions annuelles d’entrainement avec de nouvelles recrues comme Cheung. Tandis que les soldat·e·s leur apprennent des tactiques militaires et le maniement des armes, les Rangers leur montrent des techniques de survie, comme la pêche, la cueillette et la chasse — de la traque au tir, en passant par le dépeçage et la préparation de la viande de caribou. Ils partagent aussi des pans de leur histoire, de leur langue, de leur philosophie et de leur manière de vivre.

Soldiers pulling on a rope
Des Rangers hissent un bateau sur le rivage après qu’une violente tempête eut balayé Ujarasugjuligaarjuk Point.

 

Après ce premier voyage, Cheung a servi comme gardien de la paix pendant six mois en Bosnie, où il a commencé à documenter son expérience dans l’infanterie à l’aide d’appareils jetables Kodak. De retour au Canada, il a transformé cet intérêt naissant pour la photographie en carrière; son passé militaire lui a donné la confiance pour retourner en zone de combat, en Afghanistan et en Irak, à titre de photojournaliste.

Roulant sa bosse comme pigiste pendant cinq ans au Moyen-Orient, Cheung est devenu fasciné par les similitudes entre le désert et le territoire nordique vu dans sa jeunesse. « Certaines régions de l’Afghanistan ressemblent étrangement à certains coins de l’Arctique en été », rapporte-t-il. « La terre est de la même couleur; la toundra aussi. » Quand il est finalement rentré en Amérique du Nord, il a postulé au Programme d’arts des Forces canadiennes, ce qui lui a permis de retourner dans les communautés qu’il avait visitées en tant que jeune soldat. En 2017, Cheung atterrit donc dans le hameau de Taloyoak, au Nunavut, pour rejoindre une patrouille qu’il accompagnera tout autour de l’ile King William. À bord de petites embarcations, ils navigueront de Matheson Point à Gjoa Haven, avant de s’engager dans le détroit de Simpson et d’atteindre Ujarasugjuligaarjuk Point, leur arrêt final.

Le caporal-chef Tommy Aiyout (à gauche) inspecte sa cible pendant que l’instructeur, l’adjudant Woody Keeping (à droite), note ses tirs. Le champ de tir a été installé à proximité du hameau de Taloyoak, au Nunavut.
Pendant une patrouille, des Rangers de Taloyoak appartenant au 1er Groupe de patrouilles des Rangers canadiens s’arrêtent sur une ile pour réparer le moteur d’un bateau.
Rangers push a boat to shore at Ujarasugjuligaarjuk Point after a severe storm.
Des Rangers poussent un bateau sur le rivage à Ujarasugjuligaarjuk Point après une forte tempête.

Pour cette deuxième visite dans le Nord, Cheung suit une troupe de soldat·e·s en formation, qui participent à des exercices militaires sur le territoire avec les Rangers. Arctic Front — la série de photographies tirées de ce périple — invite à réfléchir, en cette ère de changements climatiques, au rapport de réciprocité complexe entre les forces armées et les cultures traditionnelles attachées à la terre. Ces images poignantes sont aussi habitées d’une tension, compte tenu des enjeux de souveraineté qui pèsent lourdement sur le Nord.

L’Arctique est un territoire de plus en plus convoité; la Russie y intensifie sa présence militaire, tandis que la Chine et les États-Unis se positionnent pour y accroitre leur rôle. Les expert·e·s estiment toutefois qu’une invasion terrestre par la Russie ou la Chine demeure hautement improbable. Si la fonte des glaces suscite l’intérêt international, c’est surtout parce qu’elle favorise l’émergence de nouvelles voies de transport et de zones de pêche commerciale — sans oublier l’accès potentiel à de vastes étendues de fonds marins pour l’extraction pétrolière et gazière. Les scientifiques prévoient que d’ici 2050, l’océan Arctique sera complètement libre de glace en été.

Avant de partir en patrouille, tous les Rangers épaulent leur carabine et se prêtent à un test d’adresse au tir.

 

Bien que la menace de guerre plane théoriquement en toile de fond, les Rangers n’ont pas tendance à parler de combat. « Je n’ai rencontré aucun Ranger qui s’inquiétait d’une attaque russe », précise Cheung. « La plupart des personnes à qui j’ai parlé se préoccupent avant tout du réchauffement planétaire, de la hausse du trafic maritime et commercial dans le Nord, de la fonte des glaces et des trajectoires migratoires des animaux. » Pour les Inuit, il devient plus complexe d’assurer leur subsistance. Ils doivent s’éloigner davantage de leurs communautés pour chasser, ce qui rend soudain inutilisables les connaissances locales dont ils dépendent depuis si longtemps.

Le caporal-chef George Aaklah se repose dans sa tente pendant une patrouille sur l’ile King William.

Néanmoins, la devise des Rangers est « Vigilans », ce qui signifie « surveillants » — et, selon le gouvernement du Canada, leur travail est de « mener des opérations de protection du territoire et de soutenir ces opérations ». En pratique, toutes les patrouilles effectuent chaque année un exercice de longue durée où elles vérifient, entre autres, les infrastructures, comme les pistes d’atterrissage et les stations radars reculées. Chacune de ces missions débute et se termine par une parade en VTT, à laquelle toute la communauté participe, afin de souhaiter bonne chance à l’expédition et de célébrer son retour. Les Rangers recueillent également des renseignements de première main lorsqu’ils chassent et pêchent sur leur territoire. Par exemple, ils préviennent l’armée de la présence inhabituelle de trafic maritime ou aérien. Dans les dernières années, ils ont repéré de plus en plus de voiliers d’aventurier·ère·s solitaires, souvent coincés à cause de la température inclémente.

***

La Ranger Louisa Alookee.
Le caporal Simon Oleekatalik.

Les gens qui voient les photos tirent des conclusions variées sur les Rangers, estime Cheung. Certains les perçoivent sous un angle positif et soulignent leur importance pour le Canada et le Nord : après tout, ils incorporent leur mode de vie traditionnel aux forces militaires et transmettent leurs connaissances aux jeunes générations. « En revanche, il y a aussi l’impression que le Canada est incapable de protéger ses frontières… Qu’est-ce que quelques milliers de volontaires à capuche rouge pourront bien faire en cas d’invasion russe ? »

Peu importe la perception générale, la débrouillardise des Rangers, elle, ne fait aucun doute. Cheung l’a lui-même expérimentée en 2017, lorsque la patrouille qu’il accompagnait est restée bloquée au cours de ce qui devait être le dernier jour d’exercices. À leur réveil sur la côte d’Ujarasugjuligaarjuk Point, la mer s’avérait trop agitée et dangereuse pour qu’ils puissent prendre le large. Prisonniers pendant quatre jours, ils en sont vite venus à manquer de vivres et d’eau, mais les Rangers n’ont pas perdu de temps : en moins de deux, ils ont localisé un étang d’eau douce formé par le dernier dégel et regarni leurs provisions en chassant le caribou et le phoque. « La situation était critique », se souvient Cheung. « Leur expertise tombait à point et nous a tous sauvés. »

Le Ranger Keith Poodlat s’abreuve à un ruisseau près du lac Malerualik.

 

Arctic Front  témoigne de la beauté, de la rudesse et de la simplicité du quotidien dans ce coin de territoire. Cheung parvient à créer cet effet grâce à une forme de hasard planifié : « Je dois anticiper les moments à immortaliser, en combinant photojournalisme et photographie paysagiste », explique-t-il. Derrière son trépied, il tente de repérer un lieu où quelque chose pourrait se produire, cadre la photo, puis reste attentif à ce qui se présente. C’est ainsi qu’il confère à ses images une spontanéité intemporelle — un hommage approprié à l’admirable promptitude des Rangers, et à l’art ancestral de vivre de la terre.

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