La viticulture déconfinée

Au Québec, le vignoble Les Pervenches redécouvre l’essentiel en ces temps incertains.

Texte — Jonah Campbell
Photos — Eliane Cadieux

Il y a quelques années, je dinais avec des amis œnogeeks dans un restaurant cambodgien «apportez votre vin» de Montréal. On se livrait à nos activités habituelles: agrémenter les huitres de vin jaune, débattre pour savoir si le vin orange géorgien se marie mieux avec le poulet frit ou avec le ragout de tendon de bœuf, se mettre au défi avec des dégustations à l’aveugle et inonder Instagram à en être insupportable.

Un de ces vins m’a laissé un souvenir marquant. Versé à l’aveugle par un ami, c’était un vin à la fois trouble et lumineux, riche en fruits rouges et d’une vitalité sauvage — sans aucun doute un pinot noir, nous étions tous d’accord là-dessus, mais sa provenance restait mystérieuse, difficile à situer sur une carte géographique. De meilleurs palais que le mien pensaient qu’il pouvait venir de Bourgogne, mais qu’il aurait été produit par un vigneron naturel et rebelle de la région; un autre l’a attribué à un viticulteur alsacien très apprécié, dont les vins sont particulièrement rares et prisés.

D’où qu’il vienne, il était délicieux, sauvage et fin. J’avais une petite idée de son origine, mais je suis resté muet.

Ce vin, une fois dévoilé, s’est avéré ne pas avoir été produit par un mystérieux outsider de la côte de Nuits ni par un génie d’Alsace. C’était une bouteille de pinot noir non étiquetée du vignoble Les Pervenches, situé à une heure de route à peine de là où on se trouvait.

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J’avais vu juste pour la cinquième fois de ma vie peut-être, et j’en étais étonné sans toutefois tomber des nues, car ce n’était pas la première fois que je goutais ce vin. Il m’avait déjà stupéfié auparavant et cette fois-ci n’était certainement pas la dernière.

***

Michael Marler et Véronique Hupin ont repris Les Pervenches en 1998, à une époque où le Québec possédait déjà une expérience de la viticulture, mais où le secteur n’était pas particulièrement réputé, ni illustre ni excitant.

Les longs hivers et la courte période de production qui caractérisent la province n’étaient pas considérés comme favorables à la production de bons vins. Cela était d’autant plus vrai pour les cépages viniferas (les variétés européennes connues de la plupart des amateurs de vin, comme le chardonnay, le pinot noir et le riesling). La plupart des vignes cultivées au Québec étaient des cépages dits «hybrides», soit des croisements entre des variétés européennes et nord-américaines, plus rustiques, donc moins réputées pour leur élégance ou leur profondeur (bien que cela aussi commence à changer, notamment grâce au travail des viticulteurs du Vermont et du Québec). Quand ils se sont installés sur cette propriété de trois hectares à Farnham, Michael et Véronique avaient en tête d’y faire leurs premières armes, de prendre quelques années en vue d’expérimenter, pour éventuellement tirer des revenus, même modestes, de leur production. Ils prévoyaient de revendre ensuite le vignoble avec une plus-value et recommencer ailleurs pour de bon.

«En gros, on voulait cultiver des vignes en Europe ou au Chili, se souvient Michael. À ce stade de notre vie, notre rêve était de le faire autre part qu’ici, de cultiver du raisin là où on pensait qu’il devait être cultivé.»

Le couple a néanmoins planté les cépages qu’il voulait cultiver: du pinot noir, du pinot gris, du zweigelt et du chardonnay, ainsi que du seyval et du frontenac, deux hybrides. Au bout de quelques années, Michael et Véronique ont commencé à réviser leur projet initial. Ils se sont rapidement détachés de l’idée reçue de l’époque selon laquelle il est nécessaire, pour faire un bon vin, d’appliquer une grande quantité de pesticides et d’intervenir lourdement au champ et au chai.

Ils ont obtenu la certification biologique en 2005, puis, quelques années plus tard, la certification biodynamique, un système agrophilosophique qui marie en quelque sorte l’écologie, l’herboristerie et le mysticisme goethéen. Ils ont commencé peu après à embouteiller une partie de chaque millésime sans filtration ni sulfites ajoutés.

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À ce moment-là, à Montréal, le monde du vin était lui aussi en pleine renaissance. L’éclosion de nouveaux restaurants et bars à vins entrainait une cascade de cris du cœur faisant écho à l’effervescence qui régnait dans certaines régions de France et d’Italie ainsi qu’à New York avec l’essor du «mouvement» des vins naturels. Ces années-là ont été décisives pour Les Pervenches: les sommeliers et restaurateurs montréalais ont été nombreux à soutenir cette nouvelle exploitation viticole et à partager avec ses propriétaires leur propre passion pour l’œnologie.

«De nombreuses personnes connaissantes et réellement impliquées dans le milieu nous disaient: “Hey, Michael et Véro, vous devez essayer ces vins, naturels, ils sont faits comme ceci, issus de la biodynamie”, et tout ce qu’on goutait était incroyable», se souvient Michael.

Cet échange entre la ville et la campagne (et, aussi, entre différents pays, car Michael et Véronique ont également visité des vignobles étrangers) a jeté les bases d’une redéfinition collective du gout et aidé le couple à imaginer une nouvelle voie. «Je commençais à m’emmêler avec tout ça et je me suis rendu compte qu’il y avait un problème dans les champs, que les vins étaient bien meilleurs quand on n’ajoutait rien dedans et que je ferais mieux de m’y mettre moi aussi, explique Michael. Parce que ce qu’on voulait, c’était élaborer un meilleur vin, un vin plus propre, plus sain.»

Depuis, Michael et Véronique ont fait des Pervenches un pilier du paysage œnologique québécois, même si le vignoble reste relativement méconnu. Pour de nombreux amateurs de vin de part et d’autre du comptoir, Les Pervenches sont depuis longtemps source d’une discrète fierté, prête à s’enflammer dès qu’on aborde la question des possibilités et des limites de la viticulture dans la Belle Province. Paradoxalement, les vins de Michael et Véronique représentent à la fois une sorte de poignée de main secrète entre les amateurs qui savent reconnaitre la valeur de ce qui est produit localement et une main tendue (levant un verre) de la part de ceux qui savent qu’un plaisir partagé est un plaisir redoublé.

Certes, Les Pervenches n’ont pas joui (ou pâti) du même phénomène de mode ni attiré la même attention internationale que, disons, leurs collègues de chez Pinard et Filles, mais cette discrétion ne leur a pas forcément été défavorable. «L’engouement actuel pour la rareté des vins québécois nous rend fous», affirme Michael. Il ajoute immédiatement, pour se reprendre: «Enfin, ça ne nous rend pas fous, car ça nous fait une bonne publicité, mais tout ce qu’on souhaite, c’est donner autant de vin possible aux gens qui en veulent. On ne cherche pas à créer de la rareté, ce n’est pas notre truc, car on a l’impression de ne jamais être à la hauteur. Mais on ne va évidemment pas se mettre à planter 20 hectares de vignes, ce n’est pas le but.»

Le petit vignoble des Cantons-de-l’Est où logent le couple et leur fille s’étend maintenant sur un peu plus de quatre hectares et épuise chacun de ses millésimes, ce qui oblige quelques amateurs assoiffés à ratisser les boucheries et les dépanneurs les plus reculés à la recherche de bouteilles oubliées.

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D’ailleurs, en mai, lors du lancement du Macbulles, leur nouveau vin pétillant à 7% alc./vol., de nombreux magasins ont limité la vente à une bouteille par client. Malgré cette restriction et les invitations à rester chez soi en raison de la pandémie de COVID-19, les stocks ont été épuisés en l’espace d’une fin de semaine.

«On a pensé, pour rigoler, préparer une seule cuvée en mélangeant tous nos cépages, dit Véronique en riant. On aurait du vin toute l’année, pour tous nos clients, et on ne se retrouverait plus en rupture de stock.» Une telle frivolité plairait sans aucun doute aux soiffards adeptes de ce genre de mélanges, mais elle ne rendrait pas justice à la richesse et à la diversité de l’offre du vignoble, qui comprend aujourd’hui, en plus du Macbulles épuisé et d’un blanc d’entrée de gamme (Seyval-Chardo), un pét-nat clair, pimpant et printanier aux notes de rhubarbe (Bonbonbulles), un assemblage de pinot noir et de zweigelt irrésistiblement frais, mais généreux (Pinot-Zweigelt), deux vins orange (Macpel et Macpel-Seyval) et un trio de chardonnays. Chaque vin est issu d’une parcelle différente — dont l’une contient des plants de chardonnay de près de 30 ans, qui sont parmi les plus vieux du Québec — et chacune d’elles (Le Feu, Les Rosiers, Le Couchant, etc.) teinte le terroir des Pervenches d’une nuance particulière.

Revenant sur ces 20 dernières années, Michael résume la philosophie des Pervenches:

«Au lieu de voir les conditions au Québec comme un obstacle à ce qu’on voulait faire et de se considérer comme les victimes d’un climat trop peu favorable, on s’est dit qu’on allait faire de la biodynamie du début à la fin, s’investir dans le vin naturel et planter les variétés qu’on veut. L’absence de tradition viticole locale fermement implantée a finalement joué en notre faveur, c’est ce qui nous a motivés, ce qui nous a donné cet élan et cette liberté d’esprit.»

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Aujourd’hui, après plusieurs mois de pandémie, l’incertitude règne au Québec et partout dans le monde. J’ai demandé à Michael quelles étaient les conséquences de la COVID-19 pour Les Pervenches et il a répondu avec une note d’optimisme malgré l’adversité. Les restrictions de déplacement ont compliqué le recrutement d’employés à un moment décisif de la saison. C’est donc Michael, Véronique et leur fille adolescente qui ont dû se charger de rouvrir le vignoble.

«La COVID-19 est arrivée et nous a obligés à travailler dans les champs. On a taillé chaque vigne et on a réalisé que c’était plutôt à nous de le faire chaque printemps», explique Michael. Même si leur exploitation reste de très petite taille, Michael et Véronique ont dû, avec le temps, assumer de plus en plus de tâches administratives, de la comptabilité à la prise de commandes en passant par la gestion des réseaux sociaux. Ces tâches sont nécessaires, certes, mais elles devraient être secondaires et passer après la culture des raisins.

Comme le dit Michael, «tout le concept du vignoble repose sur la culture des vignes», ce qui revient à dire que l’entretien est un acte crucial pour l’avenir. La plupart d’entre nous n’ont pas la chance d’avoir sous la main une métaphore aussi parfaite du renouveau, de l’engagement et de la régénération, mais, pour beaucoup, le temps est néanmoins à la réflexion. La réduction de nos activités quotidiennes habituelles nous a incités à reconsidérer ce qu’on veut vraiment, ce dont on a réellement besoin pour s’épanouir, ce à quoi on devrait consacrer notre énergie, ce qui est véritablement important et, finalement, ce qui est possible.

 

Pour Michael, la réponse est simple: «C’est ça que je veux faire dans la vie: on a choisi d’être agriculteurs, on veut être agriculteurs. La pandémie nous a en quelque sorte rappelé à quel point on adore s’occuper des vignes. J’aime la viticulture, j’aime planter de nouvelles vignes. C’est dimanche, il fait beau. Il n’y a rien d’autre au monde que j’aurais plus envie de faire.»

Jonah Campbell est auteur, chercheur et parfois marchand de vin à Montréal. Il a publié des textes dans Harper’s, Maisonneuve, enRoute, le National Post et Social Science & Medicine. Il a signé deux livres d’essais, Manger à mort: essais cuisinomaniaques (et un peu trash) (Varia, 2019) et Food & Trembling (Invisible, 2011).

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