Vie et mort du gazon

Malgré le réconfort et la nostalgie qu’elle inspire, de nombreuses voix s’élèvent pour remettre en question le règne de la pelouse. Et si cette herbe héritée du Moyen-Âge n’était tout simplement plus adaptée à nos vies et à nos préoccupations?

Texte — Gabrielle Anctil
Illustrations — Valérie Mercier

Le gazon, on l’aime un peu, passionnément, à la folie… ou pas du tout. Bien ancré dans notre culture, il est doté d’une puissante charge émotive. D’un côté, il symbolise les après-midis à flâner dans un parc, les barbecues en famille dans la cour arrière, les parties de soccer. De l’autre, on lui associe les infâmes bruits de tondeuse, les arrosages répétés et l’alignement monotone des maisons de banlieue.

La pelouse est partout: elle occupe 2% du territoire des États-Unis continental, une superficie trois fois plus grande que n’importe quelle culture irriguée, ce qui en fait la plus importante monoculture sous nos latitudes. Tellement partout, en fait, qu’on ne la remarque plus. Son impact, sur nos vies et sur la planète, n’en est pas moins immense — et de plus en plus décrié.

Notre amour du gazon aurait-il atteint ses limites? Tour d’horizon.

Poil de banlieue

Le mot pelouse nous vient de l’occitan pelosa, lui-même issu du latin pilosus, «poilu». Bien avant de débarquer dans nos cours arrière, le gazon était utilisé par les villageois du Moyen-Âge partout en Europe, qui avaient accès à un pré communautaire où faire paitre leur bétail. Sous les coups de dents de ce dernier, la végétation restait très courte, comme des cheveux en brosse. L’apparence de ces prairies a plu aux châtelains, qui ont commencé à laisser leurs animaux brouter de l’autre côté des murailles. Bonus: les gardes profitaient ainsi d’une vue sans encombre sur les environs. Certes, un aristocrate devait toujours être prêt pour la guerre, mais au moins son gazon était bien entretenu.

À la fin du 17e siècle, le jardinier de Louis XIV, André Le Nôtre, mettait la touche finale aux nouveaux jardins de Versailles: un grandiose tapis vert, parfaitement rectangulaire et entretenu à la main à l’aide de faux. L’innovation a fait fureur, et mené toute l’Europe à concevoir ses jardins avec un rapporteur d’angles.

Du moins, jusqu’à ce qu’un jardinier anglais, connu sous le nom de Capability Brown, remette en question le règne de la ligne droite à coup de collines artificielles, de lacs asymétriques et de bosquets éparpillés. Au milieu de tout ça, une pelouse discrètement entretenue par du bétail, servant exclusivement de faire-valoir aux paysages bucoliques qui l’entouraient.

Les aristocrates britanniques affichaient ainsi leur opulence: en effet, disposer d’une telle étendue de terre, destinée à un usage si peu productif, laissait deviner une bourse bien ronde. S’y tenaient des déjeuners sur l’herbe et des garden parties — le piquenique version royale.

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De l’autre côté de l’Atlantique, les colons européens débarqués en Amérique découvraient un problème de taille: les herbes indigènes ne suffisaient pas pour nourrir le bétail. Les bateaux suivants sont donc arrivés chargés de graines de gazon et de trèfle, parmi lesquelles s’étaient glissés les pissenlits et le plantain qui font jurer les horticulteurs aujourd’hui. En 1672, 22 espèces d’herbes européennes s’étaient implantées autour de la baie du Massachusetts.

C’est ainsi que notre désormais vieil ami, le Kentucky Bluegrass, s’est établi en Amérique du Nord.

Apparue vers 1830, la tondeuse est venue répandre la pelouse en réduisant les frais d’entretien — car si les animaux s’en nourrissaient, il fallait tout de même un jardinier pour peaufiner le travail. Des deux côtés de l’océan, on a alors vu les herbes pousser autour des maisons, d’abord chez les nobles, puis chez les bourgeois. Aux États-Unis, on a eu l’idée géniale d’ériger la maison au centre du gazon, plutôt qu’au bord de la rue; une façon d’agrémenter le voyage de ceux qui passeraient par là en voiture. La banlieue était née.

Les tondeuses bon marché ont fini de démocratiser la pratique parmi la classe moyenne, qui s’était elle aussi exilée de la ville et consacrait désormais son dimanche à entretenir son terrain. Il en allait de la réputation de la famille. Et, à beaucoup d’endroits, la loi l’obligeait.

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Depuis les années 1950, la popularité de la pelouse ne fléchit pas. En 2017, les Américains dépensaient annuellement près de 60 milliards de dollars dans l’industrie du gazon, pour les produits d’entretien et l’embauche d’entreprises spécialisées. En 2019, une histoire virale mettait en scène le Floridien Jim Ficken, qui avait reçu une amende de 30 000$ pour avoir laissé son gazon pousser. Il n’est pas le seul: des résidents se font rabrouer un peu partout dans le monde, ici pour des herbes trop hautes, là pour avoir voulu bâtir un potager de façade.

Preuve d’un amour qui ne veut pas mourir: en plein milieu du confinement, les ventes de tondeuses ont bondi en France. Tondre son gazon serait-il essentiel, même en temps de pandémie?

Je t’aime moi non plus

Notre passion pour le gazon n’est plus à prouver, certes. Mais pourquoi sommes-nous aussi attachés à cette plante somme toute assez quelconque?

«C’est un symbole de la nature», résume Justin Lapointe, auteur d’un mémoire de maitrise sur la pelouse comme marque identitaire de la banlieue. «Mais une nature parfaite: uniforme, lisse, robuste.»

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Ses recherches mettent en lumière toutes les contradictions qui émaillent notre amour des brins d’herbe, à commencer par celle-ci: il s’agit d’une monoculture d’une espèce non indigène. Comme symbole de la nature sauvage, on repassera. «On critique souvent la banlieue et l’étalement urbain, mais ce qui prend de la place, ce ne sont pas les maisons: ce sont plutôt les pelouses qui les entourent», ajoute-t-il.

 

Si nous les aimons tant, croit le chercheur, c’est parce qu’elles incarnent une certaine stabilité dans un monde en constant changement. Autrement, pourquoi chercherions-nous à chasser de notre terrain la moindre plante qui dépasse — celle que l’on appelle, à tort, «mauvaise herbe» —, d’autant plus que plusieurs sont comestibles, voire nutritives? De là à faire une métaphore avec la société dans laquelle nous vivons, qui se méfie de la moindre différence, il n’y a qu’un pas.

Historiquement, le gazon a en effet été utilisé pour témoigner de notre conformisme, et même de notre statut social. Justin Lapointe estime toutefois qu’il risque de perdre de plus en plus de terrain face à notre désir d’individualiser nos milieux de vie: «Il est impossible de distinguer la personnalité de quelqu’un avec une pelouse, d’où la montée en popularité des potagers de façade, par exemple. Ce sont des aménagements qui permettent d’exposer ses valeurs.»

Et si nos valeurs incluent une préoccupation de l’environnement, il est vrai que le gazon ne sera peut-être pas notre premier choix.

Entretenir, c’est trop dur
(et polluer, c’est pas beau)

La bonne nouvelle, c’est qu’un gazon bien irrigué et bien fertilisé absorbe plus de carbone qu’il n’en dégage. La mauvaise, c’est que son entretien nécessite énormément de travail. Et que ce travail émet une quantité phénoménale de gaz à effets de serre. Selon le Conseil californien des ressources en air (CARB), faire tourner une tondeuse commerciale pendant une heure équivaut à conduire une Toyota Camry sur 480 km. Pour les souffleuses à feuilles commerciales, c’est 1 800 km.

Au Canada, cela se traduit par l’utilisation de 151 millions de litres d’essence chaque année, simplement pour l’entretien des pelouses.

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C’est d’ailleurs pour cette raison que certaines villes, comme Vancouver, souhaitent remplacer leur équipement par des outils à moteur électrique.

Mais le problème dépasse les émissions de GES. Il y a aussi la pollution sonore répandue par les outils d’entretien — on parle de décibels dépassant les seuils sécuritaires fixés par l’OMS. Il y a les nombreuses blessures qu’ils provoquent chaque année. Et il y a le gaspillage effarant d’une ressource précieuse: 70% de toute l’eau utilisée dans les résidences américaines servirait à arroser les pelouses et les jardins. Or, plus de la moitié est perdue par évaporation, d’où les exhortations à arroser en soirée. (Un truc: une pelouse jaune n’est pas morte, simplement en dormance. Elle reverdira à la prochaine pluie.)

Ces chiffres font sourciller de plus en plus de jardiniers amateurs, qui ont décidé de se joindre au mouvement sans tondeuse — le No-Mow Movement. Ces derniers laissent pousser leur pelouse comme ils l’entendent, ou encore la remplacent par des plantes qui ont besoin d’un entretien minimal. On observe même le retour des moutons dans certains parcs publics à Montréal, à Paris et à Atlanta, rognant la pelouse avec leurs dents.

Potager de terreplein

Par une caniculaire matinée d’été, Antonious Petro visite le jardin où il mène ses recherches de maitrise. Situés sur le trottoir d’un boulevard achalandé de Montréal, juste devant une mosquée discrète, les larges carrés d’arbres sont occupés par un assortiment disparate de plantes: trèfle, échinacée rose, camomille odorante et ciboulette en fleur.

Depuis quelques années, divers gouvernements municipaux tentent d’établir des manières de diminuer leur empreinte carbone, tout en coupant dans les budgets d’entretien. À Lyon, en France, l’administration a annoncé au sortir du confinement qu’elle cesserait de tondre certaines pelouses des parcs de la ville, qui ont profité de l’absence des humains pour redevenir des prairies. Cela permettra «aux oiseaux, insectes et autres animaux de trouver des refuges», lit-on dans un communiqué. Qualifiée de gestion différenciée, cette méthode est souvent appliquée sur les abords d’autoroute, notamment.

D’autres villes visent plutôt les particuliers, en les invitant à augmenter la biodiversité dans leur cour arrière.

À Los Angeles, le programme Cash for Grass a permis de remplacer près de 200 000 m2 de gazon par des plantes résistant mieux à la sècheresse et nécessitant moins d’arrosage.

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Mais Antonious Petro, lui, veut aller plus loin. Sous la coupelle du Laboratoire d’intégration de l’écologie urbaine (LIEU), un organisme faisant la promotion des «services écologiques rendus par les sols urbains», il souhaite cibler des végétaux qui pourraient remplacer le gazon à certains endroits — comme les carrés d’arbres le long des trottoirs, justement, ou les terrepleins. «On cherche des plantes qui pourront augmenter la biodiversité des villes, nourrir les insectes, offrir des microhabitats pour les petits mammifères, tout en étant jolies et capables de survivre sans trop d’entretien», résume Alison Munson, professeure au département des sciences du bois et de la forêt de l’Université Laval et vice-présidente du LIEU. Les plantes idéales seraient des vivaces, natives d’Amérique du Nord (afin de réduire les besoins d’arrosage), pouvant résister aux assauts des polluants et autres sels de déglaçage. Tout un mandat.

Malgré l’énorme liste d’exigences, Antonious Petro a bon espoir de dénicher les perles rares avec lesquelles la Ville de Montréal pourra garnir son territoire. Pour le moment, il s’émerveille de voir que les riverains s’approprient le projet. «C’est important que ça plaise aux gens. Certaines de ces plantes sont comestibles, on veut les encourager à les prendre.» Il pointe un plant de chicorée, utilisée dans un plat populaire au Liban, où l’on peut voir les traces du ciseau qui a servi à couper quelques feuilles — signe du succès de son entreprise.

Un dernier tour de tondeuse

Cet enthousiasme urbain est un pas dans la bonne direction, mais il reste tout de même bien du travail à faire pour dégazonner le repaire principal du Kentucky Bluegrass: les banlieues.

«Nous approchons du point de bascule. Pour le moment, il y a encore un décalage entre les valeurs des gens et ce qu’ils font dans leur cour», remarque Philippe Asselin, cofondateur de Nouveaux Voisins, un OSBL qui vise à «transformer la culture du gazon et notre rapport au territoire».

Même s’il note un intérêt marqué pour les nouvelles idées en aménagement, l’architecte paysagiste affirme que seule une poignée d’innovateurs sont passés à l’acte.

«Ceux qui transforment leur pelouse en potager de façade, par exemple, prennent de gros risques en étant à contrecourant des normes culturelles. Ils font l’objet d’amendes ou de poursuites. C’est déjà beaucoup plus facile d’être le deuxième, quand les lois ont été changées.»

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Au lieu de se décourager de la situation, Philippe Asselin y voit un potentiel énorme. «Nous aimerions produire un catalogue, comme dans un magasin de tuiles, où les gens pourraient choisir un aménagement qui leur convient, explique-t-il. Il faut créer des précédents.» L’organisme souhaite aussi nouer des partenariats avec les municipalités, afin de bâtir des espaces de démonstration dans les parcs publics — toujours dans l’objectif d’inspirer les résidents.

Selon un dictionnaire des songes, se rêver étendu sur un gazon symbolise la santé et la joie de vivre. Si la tendance se maintient, il faudra peut-être mettre à jour cette définition dans quelques années, pour y ajouter ici et là des plants de thym et d’asclépiade.

Gabrielle Anctil est chroniqueuse et recherchiste à l’émission Moteur de recherche, diffusée sur la première chaine de Radio-Canada. Le reste du temps, elle écrit pour divers médias, dont Urbania, Unpointcinq et la Gazette des femmes. Été comme hiver, on la trouve sur sa bicyclette, les cheveux au vent (l’hiver, elle porte une tuque, quand même).

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