De fêtard urbain à coqueluche du web, le chef Matty Matheson sait se réinventer. Sa dernière incarnation ? Champion de l’agriculture régénératrice.
TEXTE Mark Mann
Comme tout le monde, Matty Matheson a connu un difficile début d’année 2020. Le chef vedette — il exècre ce titre — avait passé les mois précédents à animer des festivals culinaires, à ouvrir des restaurants éphémères et, grosso modo, à gagner sa vie en étant le bruyant énergumène qu’il est. Il estime avoir pris l’avion près de 200 fois en 2019 et passé à peine 60 jours chez lui. En décembre, l’horaire de Matty était déjà rempli jusqu’en 2021; rien ne semblait pouvoir le ralentir. Puis, quelque temps après avoir appris que son épouse, Trish, attendait leur troisième enfant, il a vu la pandémie lui couper l’herbe sous le pied.
« À la mi-avril, tous mes plans étaient partis en fumée. C’était la panique totale », me raconte-t-il au téléphone, depuis la cuisine de sa maison de campagne à Fort Érié, en Ontario. Matty mord dans la vie avec l’appétit d’un affamé : la nourriture, les blagues, les livres de recettes, les teeshirts de Grateful Dead, les motos — quand il aime quelque chose, il n’en a jamais assez. Mais plus que tout, il adore travailler; la perspective d’un arrêt complet a donc eu l’effet d’une gifle. « Je me suis demandé qui j’étais. Un crétin payé pour voyager partout sur la planète et animer tel ou tel festival de barbecue ? Ça ne rimait à rien. Du jour au lendemain, j’ai réalisé que c’était vide, et mon égo en a souffert. »
Matty a aussi pris conscience du fait que, malgré le succès, il vivait d’un chèque de paie à l’autre. Il avait une hypothèque à assumer, une famille à sa charge, sans oublier la petite équipe de travail qui comptait sur lui. Il se rappelle avoir pensé — et cela l’effrayait encore plus : « Si je renvoie tout le monde, c’en est fini. » Il devait changer de trajectoire, en renouant d’abord avec ses racines. « Je me suis dit : “OK, oublions la vie de vedette. Il faut que je redevienne un simple chef.” C’est ce que j’ai fait et, une fois de plus, la bouffe m’a sauvé. »
La cuisine personnelle de Matty est devenue le centre d’opérations d’une myriade de projets. Depuis le début de la pandémie, il a lancé deux restaurants, un livre de cuisine, un balado, une gamme d’articles de cuisine, auxquels s’ajoutera bientôt une collection de vêtements. C’est sans compter la production et l’animation de plus d’une centaine de vidéos sur YouTube. Pourtant, de toutes ces initiatives, celle qui a eu la plus grande incidence sur son existence ne lui a pas rapporté un rond : Matty s’est lancé en agriculture.
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Si vous n’avez jamais eu affaire au charme débridé de Matty Matheson, en voici un aperçu. D’abord, son humour est généreusement salé. Tout ce qui sort de sa bouche est trempé dans la vulgarité. Mais que les âmes sensibles se rassurent : sa verve a quelque chose de réconfortant. Quant à son absence totale de pudeur, elle est inversement proportionnelle au nombre de tatouages qui recouvrent son corps (comme en témoignent ses innombrables selfies pris aux toilettes). Son style vestimentaire inimitable, lui, évoque simultanément ceux d’un enfant, d’un adolescent, d’un trentenaire et d’un grand-père. Enfin, sa taille physique est presque aussi imposante que sa personnalité. Comme il se plait à le dire : « Je suis gros et je crie tout le temps. »
À première vue, on croirait presque à une version hipster de Guy Fieri, mais son fanclub sait qu’il n’en est rien. Matty a été propulsé au rang de célébrité il y a six ans par la chaine Munchies, de Viceland, où il s’est fait connaitre pour sa tendre férocité. Ses invectives proférées à la caméra (« Vous n’avez mauditement rien compris si vous n’aiguisez pas vos couteaux ») lui ont fait engranger des millions de vues. Dans ses vidéos, il incarne une brute sympathique, qui tantôt tourmente, tantôt amuse son public. La recette de Matty est simple : « Mon boulot est de faire rire les gens en cuisinant. »
Ces jours-ci, il en a assez d’être invariablement associé à Vice. Depuis 2018, il a cessé sa collaboration avec le groupe médiatique pour développer un univers personnel plus étrange, plus drôle et, surtout, plus altruiste. L’année suivante, il a lancé la série Just a Dash sur YouTube. Conçue, produite et réalisée entièrement par Matty, l’émission est si chaotique et si tordante que l’on oublie parfois qu’il s’agit d’un show de cuisine.
Une fois la première saison bouclée, au début de 2019, il a entrepris une tournée d’un an aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande. C’est durant cette période qu’il a rédigé son deuxième livre de recettes, entièrement sur son téléphone (il n’avait jamais eu d’ordinateur avant d’en recevoir un de la part de Trish). Bestseller du New York Times, son premier titre, Matty Matheson: A Cookbook, retraçait son itinéraire culinaire. Pour son deuxième, Home Style Cookery, il a mis de côté son propre parcours pour se pencher sur la cuisine du quotidien : loin de la frénésie de la grande scène gastronomique, il y explore des plats préparés à la maison pour la famille et les ami·e·s.
Pour l’écrire, Matty s’est inspiré de son retour à Fort Érié, la ville du sud-ouest de l’Ontario où il a grandi. C’est en 2018 qu’il y a remis les pieds, après avoir fui les prix exorbitants du marché immobilier torontois. « On n’avait pas les moyens de se payer une maison », avoue-t-il. « J’ai donc acheté une fermette de cinq hectares pour le même prix qu’un condo de 500 pi2 à Toronto. » Mais en débarquant à la campagne, il a commencé à s’y plaire. « De ma fenêtre, je vois des foutues épinettes de Norvège de 150 pi de haut, qui balancent leurs branches enneigées dans le vent », s’exclame-t-il, assis à sa table à manger. « Ç’a n’a rien de glamour, mais je les trouve magnifiques. »
Les livres de Matheson sont débordants d’énergie positive, ce qui peut paraitre étonnant venant d’un personnage aussi tapageur. En effet, ses recettes regorgent de commentaires à son image, comme celui-ci, à propos de ses raviolis à la ricotta et au jaune d’œuf : « Oh mon Dieu, ce plat est parfait. Autant que vous. » Et pour un amateur de burgers, il vante beaucoup les mérites des légumes frais : « Imaginez si on laissait la nature tranquille avec toutes nos conneries. Mangeons le meilleur de chaque saison et retrouvons le gout authentique de l’amour véritable. » Compris ?
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J’ai fait la connaissance de Matty en 2014, par l’entremise de connaissances communes; il venait de renoncer pour de bon à l’alcool et à la drogue, et commençait à devenir connu sur le web. C’était déjà une figure légendaire de Toronto — une renommée attribuable en partie à sa consommation stupéfiante de cocaïne et de whisky, qui lui a valu une crise cardiaque à 29 ans. Ce n’est toutefois qu’après une autre année d’excès qu’il a pris conscience de l’ampleur de sa dépendance. Grâce au soutien de quelques proches, il s’est inscrit à un programme d’aide en 12 étapes et ne consomme plus depuis.
Six ans plus tard, alors que la pandémie mettait un frein à sa vie de globetrotteur, c’est une leçon des Narcotiques anonymes qui l’a aidé à garder le cap. « L’un des meilleurs conseils qu’on m’ait donnés, c’est d’y aller un jour à la fois », me confie-t-il. « Si on arrive à tenir le coup et à prendre de bonnes décisions aujourd’hui, demain sera peut-être un peu mieux. »
Lorsque tous ses plans sont tombés à l’eau, il a décidé de se concentrer sur la communauté de Fort Érié, ainsi que sur sa propre cour. En avril, il a inauguré le Matty Matheson’s Meat and Three, un restaurant éphémère de commandes à l’auto. Succès instantané dans la région, l’établissement employait 25 personnes au plus fort de ses activités. En parallèle, le cuisinier a contacté son ami Keenan McVey pour ressusciter un projet imaginé à l’automne 2019 et qui semblait, lui aussi, avoir fait les frais de la pandémie : l’aménagement d’un jardin maraicher à même le terrain de Matty.
Issu de la scène culinaire torontoise, McVey a, tout comme son ami, déménagé dans la région de Niagara. Quand est venu le temps de prendre des photos pour son dernier livre, Matty l’a invité à venir l’aider, chez lui. Un soir, en arpentant l’immense pelouse de 1,6 hectare derrière la maison, ils ont eu une vision : « Et si on cultivait des légumes ici ? » D’abord lancée à la blague, leur idée est rapidement devenue sérieuse. « Au bout d’un moment, j’ai compris qu’il fallait se lancer immédiatement. C’était maintenant ou jamais », raconte Matty. Ce dernier a alors questionné son ami à savoir s’il saurait vraiment cultiver des légumes. McVey a répondu oui. C’est tout ce que Matty avait besoin d’entendre.
À l’aube de sa vingtaine, McVey avait délaissé les fourneaux pendant un an pour travailler dans différentes fermes biologiques un peu partout au Canada. Malgré une solide expérience de départ, il a décidé, en février 2020, de suivre un cours intensif de maraichage à Steadfast Farm, près de Phoenix, en Arizona. En deux semaines, il a appris des techniques de bioagriculture, de permaculture et d’agriculture régénératrice. Il était loin de se douter qu’à son retour au Canada, la première vague de COVID-19 viendrait tout chambouler. Heureusement, dès le mois d’avril, Matty était de retour en selle, et les partenaires commandaient les semences et l’équipement pour cultiver une petite parcelle de 3 000 pi2 — avec un peu de chance, ils parviendraient au moins à nourrir leurs familles.
Le comptable de Matty, lui, était farouchement opposé à l’initiative. « Il m’a écrit une lettre pour me décourager formellement d’investir la moindre somme dans cette aventure. » Mais le chef refusait que leur rêve ne se matérialise pas. « Quand on manque une occasion pareille, j’ignore pourquoi, mais on a rarement une deuxième chance. » Il a donc ouvert son portefeuille, construit un hangar et une clôture, acheté une montagne de compost et embauché McVey à temps plein.
Le 24 mai 2020, un premier coup de pelle a été donné : Blue Goose Farm — baptisée en l’honneur du restaurant du grand-père de Matty — voyait le jour. Malgré les attentes modestes, les récoltes se sont révélées abondantes. D’ailleurs, l’été n’était pas fini que l’exploitation du duo approvisionnait trois restaurants torontois. « Le menu de ces adresses correspond à ma vision de l’agriculture. Leur cuisine est hypersaisonnière, hyperlocale, et la variété prime sur la quantité », m’a expliqué McVey. Avec leurs surplus, les deux cultivateurs ont également pu regarnir quelques frigos communautaires de la région de Toronto.
L’expérience agricole s’est révélée transformatrice pour Matty. « Même si je traversais l’année la plus stressante de ma vie, je ne me suis jamais senti aussi ancré sur le plan spirituel », assure-t-il. Aux côtés de McVey, il prenait plaisir à travailler le sol, en songeant à ses enfants qui mangeraient de bons légumes, cultivés dans les meilleures conditions, et ce, directement dans sa cour. En se remémorant ces moments, il entre dans une sorte de transe : « Pouvoir me promener chaque matin dans le jardin, en savourant mon café; admirer le lever du soleil; observer les légumes croitre, au même rythme que mon amitié avec Keenan; puis, les récolter et les manger… C’est ça, le paradis. »
Après une année ou deux à courir le globe, Matty a vraiment renoué avec son coin de pays grâce à l’agriculture. « Notre monde est noyé dans l’information et les médias sociaux. À l’heure actuelle, il faut combattre les feux de forêt, nettoyer les déversements de pétrole et réparer le gouvernement, la Terre et tout le reste. Si chacun·e y mettait du sien et commençait à poser de petits gestes, on assisterait peut-être à un effet de vague planétaire. »
« Je ne cherche pas à changer le monde », insiste-t-il. « Je veux seulement faire pousser assez de légumes pour pouvoir en donner à quelques banques alimentaires, prendre soin de mon équipe et payer mes factures. Je n’ai pas besoin de grand-chose. On pourrait croire que je joue sur trop de tableaux en même temps, mais je fais simplement ce que j’aime. Ça me suffit. »