Eeyou Istchee

Portrait en trois temps d’une région qui se réapproprie fièrement sa culture par le tourisme.

Dans le cadre de

Texte et photos — Elise Legault

Lovée entre le 49e et le 55e parallèle — là où la forêt boréale cède le pas à la taïga —, la région québécoise d’Eeyou Istchee Baie-James, longtemps connue sous le nom de Baie-James, s’est vue rebaptisée en 2014 pour honorer la présence des communautés cries et leur conférer une autonomie accrue. Depuis, elle s’affiche comme une destination touristique de choix; du moins, c’est ce que je découvrirai, deux semaines durant, en compagnie d’un groupe d’aventuriers internationaux.

Aux abords de la route de la Baie-James, alors que notre périple commence tout juste, je remarque une magnifique fleur pourpre qui contraste avec le décor abondant en résineux. Celle que l’on nomme la fleur de feu — ou nischihkaanich, en cri — pousse dans les cendres des incendies de forêt. Tout au long des 5 000 km que je m’apprête à parcourir, je constaterai qu’elle est à l’image des pionniers du tourisme de la région : éclatante et résiliente.

David et Anna

C’est sous une averse diluvienne que nous arrivons à Nuuhchimi Wiinuu, chez David et Anna Bosum. Le camp cri qui initie les visiteurs aux pratiques d’artisanat, de pêche et de piégeage se trouve sur les rives du lac Scott, non loin de la communauté d’Oujé- Bougoumou. Des tentes traditionnelles sont dispersées sur le terrain. Au centre, un imposant tipi. Nous courons vers la petite maison familiale en bois. De l’art autochtone et des cartes géographiques décorent les murs; des fruits et des beignes frais sont disposés sur la table de la cuisine. Anna, sourire aux lèvres, nous salue un par un. David se berce tranquillement au fond de la pièce. Leur nièce Sonia, son fiancé, Manuel, et son père, Solomon, sont à moitié plongés dans le congélateur qui occupe une partie du salon. Ils en sortent un morceau de viande d’orignal, notre diner du lendemain.

L’ambiance est difficile à définir. Les hommes, en particulier, nous observent, inexpressifs. Anna prend la parole : « Nous, les Autochtones, n’avons pas d’horaire. Nous nous adaptons. Demain, nous ferons des activités selon la température. » Il s’agit d’une forme de pacte silencieux, par lequel elle nous invite à laisser nos attentes de côté. Ici, les choses se vivent au rythme de la nature. Les adeptes d’une planification méticuleuse seraient sans doute déroutés, mais, pour ma part, je consens avec enthousiasme à accueillir l’inconnu.

Après avoir déposé mes sacs dans l’une des tentes, sur le sol recouvert de sapin baumier, je retourne remercier nos hôtes de leur accueil. Les cinq membres de la famille sont assis autour de la table et parlent entre eux, possiblement de nous. Ils me sourient. Manuel me tend des verres d’eau. « Notre maison est la vôtre », ajoute Anna.

Nous nous retrouvons, le lendemain, assis en cercle dans l’immense tipi que David a bâti. « Les gens sont désireux de savoir comment nous vivons. Ce n’est pas comme dans une histoire de cowboys et d’Indiens », nous explique Anna. D’emblée, ça me semble évident, mais je comprends que le message est celui-ci : trop souvent, on souligne à gros traits les différends entre Autochtones et non-Autochtones. En partageant sa culture, le couple espère favoriser un dialogue qui laisserait entrevoir les bénéfices d’une existence vécue en harmonie avec la nature. Le respect de l’environnement n’est pas qu’une idéologie pour les Bosum, mais aussi un principe fondamental. Nous l’avons bien vu lorsque David a refusé de nous emmener pêcher, faute de temps pour manger nos prises.

Cette connexion au territoire leur a été transmise par les ainés, porteurs de mémoire et de sagesse. Enfant, Anna a fréquenté l’une des nombreuses écoles résidentielles qui misaient sur l’assimilation de la jeunesse autochtone. Elle a dû, par la suite, réapprendre sa culture et sa langue. À 66 ans, elle n’est toujours pas satisfaite de ses habiletés en tissage de raquettes; elle sera, de son propre aveu, éternellement en apprentissage. Si Anna doit rattraper une partie de son bagage, elle est bien déterminée à ce que cet éloignement identitaire ne se reproduise pas. Pour ce faire, elle s’implique activement dans sa communauté, au point où on la surnomme Busy Lady. En plus de gérer Nuuhchimi Wiinuu, Anna siège à l’Association des trappeurs cris et s’engage auprès des jeunes, des mères et des veuves. Elle croit fermement au pouvoir salvateur du bush — de ses effluves — pour trouver la paix intérieure, ou encore à celui de la poudre d’épinette noire pour guérir l’exéma de son enfant, par exemple.

Pendant qu’Anna nous parle, David peint des rames miniatures qu’il a lui-même sculptées. Lorsqu’elle oublie un détail, il intervient sans même détacher les yeux de son pinceau. Voilà David : un homme attentif et réservé qui s’exprime avec ses mains; une force tranquille.

Nous émergeons de notre séjour à Nuuhchimi Wiinuu dans un état d’esprit calme, quasi spirituel. Les Bosum nous ont imprégnés de leur vision, qui place la nature au premier plan. J’ai particulièrement apprécié la discussion entre David et Oscar, touriste d’origine vénézuélienne : notre hôte s’est intéressé aux animaux du pays natal de son invité, et aux cris qu’ils émettent, plutôt qu’à la culture sud-américaine. Tout un changement de perspective, qui nous pousse vers une compréhension élargie du monde et nous propose une nouvelle manière de l’aborder.

Pierre

Après un long trajet de voiture sur des chemins cahoteux, nous débarquons aux Écogites du lac Matagami, avides d’un peu de plein air. Le site, isolé de la communauté jamésienne, nous ouvre au garde-manger du Nord. Usnée barbue, linnée boréale, thé du labrador, matsutake : on peut s’y perdre pendant des heures, mais il faut faire attention à l’endroit où l’on pose les pieds. Celui qui nous aide à interpréter cette nature sauvage est Pierre Chevrier, passionné de botanique et gestionnaire des Écogites.

« Le tourisme permet aux Cris de se réapproprier leur culture et leur territoire », énonce-t-il. Originaire de la Rive-Sud montréalaise, il a dû, lui aussi, appri­voiser la richesse nordique. « Au départ, je ne connaissais pas le terroir, je me sentais ignorant et démuni », dit-il encore. Mais après plusieurs années à ausculter ses sols et à tisser des liens avec la communauté locale, Pierre se sent « plus riche que jamais »

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« C’est le retour aux sources qui propulsera l’industrie touristique. L’avenir n’est pas dans la manufacture, mais dans le partage de l’abondance du territoire », soutient-il. Et cette abondance prend la forme des centaines de plantes indigènes, médicinales et comestibles qui tapissent le sol d’Eeyou Istchee Baie-James.

L’entrepreneur a espoir que le tourisme favorise l’émergence d’une conscience locale, selon les principes du développement durable. « Après tout, les Cris vivaient de manière durable, en parfaite harmonie avec leur environnement », rappelle-t-il. En jumelant cet héritage à des technologies qui sont de plus en plus abordables (comme les panneaux solaires), la région d’Eeyou Istchee Baie-James bénéficiera d’un modèle touristique économiquement, culturellement et écologiquement viable. La recette est là, Pierre en est convaincu.

Robin et Tim

Déambulant dans les rues de Waskaganish, je détonne par ma blancheur, ma tête rasée et ma caméra à la main. Les gens me sourient, les petites filles, au parc, me taquinent. « Bald head ! », scandent-elles joyeusement. C’est d’une simplicité rafraichissante. Choyés par les températures clémentes des derniers jours, des jeunes se baignent dans l’embouchure de la rivière Rupert jusqu’au coucher du soleil, vers 22 heures. Ici comme ailleurs, on profite du beau temps.

Waskaganish célèbre cette année son 350e anniversaire. C’est la plus ancienne communauté crie de la région; l’endroit où a été établi le premier poste de traite de la Compagnie de la Baie d’Hudson en 1668. On pourrait même dire que le tourisme y est né, alors que les peuples indigènes agissaient à titre de guides pour les arrivants européens.

« Je crois fermement que lorsque les jeunes Cris enseigneront leur culture, ils deviendront plus fiers de leur identité, de leur territoire, de leur héritage. »

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Si le tourisme ne date pas d’hier, ceux qui s’y consacrent savent qu’il reste beaucoup d’efforts à faire. « Je crois fermement que lorsque les jeunes Cris ensei­gneront leur culture, ils deviendront plus fiers de leur identité, de leur territoire, de leur héritage. Et quand ils comprendront que les gens s’intéressent réel­lement à ce qu’ils proposent, la boucle sera bouclée », me confie Robin McGinley, directrice générale de COTA (Cree Outfitting and Tourism Association). Un tourisme prospère créerait non seulement des ponts avec autrui, mais il enracinerait la jeunesse, en lui ouvrant des perspectives d’emploi. Robin rêve au jour où elle pourra offrir des postes de guides touristiques à temps plein. D’ici là, elle jouit du soutien d’ambassadeurs passionnés, tels que Tim Whiskeychan.

Nous rencontrons Tim dans le cadre d’une foire artisanale. L’artiste-peintre est installé dans un coin de gymnase, où il s’acharne avec patience sur son canevas tout en bavardant. Sa toile colorée se remplit au rythme des mots qui défilent : après quelques minutes, nous savons qui il est, où il a étudié, et quelle est sa couleur préférée (mauve).

Le lendemain, nous le retrouvons pour une visite de la municipalité. Il porte son attirail de guide : un polo rose, soigneusement rentré dans son pantalon, et un trousseau de clés pendu à son cou. Tim a beau avoir acquis une renommée internationale, sa plus grande fierté demeure sa communauté — un sentiment d’appartenance qui s’incarne dans son art. Il a, entre autres, conçu un tipi en acier inoxydable, qui est érigé à l’extérieur du bureau administratif de Waskaganish. On y décèle les grandes lignes d’une histoire qui se transmet depuis des générations : faune et paysages nordiques, activités de subsistance, cérémonies traditionnelles. À l’arrière, sur un simple panneau blanc, on peut lire une citation de Billy Diamond, le défunt Grand Chef du Grand Conseil des Cris du Québec, signataire de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois, originaire de Waskaganish : « Bâtir une nation est comme chercher son âme. Il faut la bâtir en puisant dans les forces de son peuple. »

Le retour

Depuis mon retour à Montréal, je réfléchis aux propos de ceux qui ont marqué ma virée nordique. Le périple fut certes imparfait — les réceptionnistes ont parfois manqué à l’appel, la nourriture était chère, les indications de toutes sortes étaient souvent absentes —, mais les rencontres étonnantes, déterminantes, se sont multipliées.

Nous sommes plus nombreux que jamais à rechercher des expériences fortes. Je réalise que la vraie aventure n’est pas conquérante; elle commence plutôt là où nous acceptons de surmonter notre dépaysement, à coup de curiosité envers ceux qui sont connectés à la nature depuis des générations et qui ont envie de nous transmettre leur vision du monde.

Comme la surprenante nischihkaanich, qui, avec ses racines profondes, nourrit le sol dévasté, les habitants d’Eeyou Istchee font preuve d’une résilience extraordinaire. Devant ce constat, la richesse de l’expérience, c’est certainement de se laisser transformer par l’autre.

À noter pour la saison estivale 2020:

Bien que les points de contrôle soient levés, afin de protéger les aînés et les personnes vulnérables d’Eeyou Istchee, les communautés cries restent fermées aux non-résidents jusqu’à nouvel ordre.

Pour planifier un voyage dans la région, consultez: www.decrochezcommejamais.com

Elise Legault était l’invitée de Tourisme Eeyou Istchee Baie-James. En juillet 2018, elle prenait part à leur initiative Into the North, une aventure de deux semaines en compagnie de participants canadiens et internationaux partis à la découverte de la région.

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