Elisabeth, #10

La fois où Elisabeth Cardin a appris à pêcher le saumon sur la rivière Matane.

Dans le cadre de

Texte & photos— Elisabeth Cardin

L’aller semble toujours moins long que le retour. Chaque nouveau tournant cache un nom de village, un horizon bleu ou une vieille maison que je découvre avec enthousiasme et envie. Plus la maison est vieille, plus le serrement est fort. Et si elle est recouverte de bardeaux de cèdre grisonnants, alors je deviens carrément jalouse. Je rêve, sur la 132, d’un grand jardin au bord du fleuve et d’enfants libres dans les ruisseaux. J’oublie, sur la 132, l’étouffement des quadrilatères brulants et l’étrange solitude que je partage, en ville, avec des milliers de voisins.

Un sentiment d’entièreté m’envahit lorsque j’atteins la Côte-du-Sud. Je l’attribue au changement de salinité dans le fleuve: moi qui suis faite d’eau et de sel, il ne serait pas impossible que je me sente enfin complète lorsque tout autour de moi a un gout légèrement salé. J’entretiens une relation intime avec le territoire; je le mange, littéralement. 

Dans le Bas-du-Fleuve, je m’arrête toujours sur la grève pour cueillir de la salicorne, du caquillier, des pois de mer et de l’arroche hastée. Pour moi, la vraie découverte d’une région passe par ce qui s’y trouve à manger, autant dans les casse-croutes de bord de route que dans les forêts et les rivières.

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Si je suis partie en direction de la Gaspésie, c’est que j’ai prévu une courte aventure dans le secteur de Matane pour apprendre à pêcher le saumon. Je cumule, dans toute ma vie, à peine 20 jours d’expérience de moucheuse, et c’était à la truite (le saumon, c’est une autre paire de manches). Je trouvais ça un peu épeurant, toute seule — aucun de mes amis n’était disponible pour m’accompagner —, mais Danik, mon instructeur de lancer, m’a convaincue d’aller passer une journée sur la rivière Matane avec un guide. «Guillaume, tu vas voir, c’est le meilleur de la région. Aie pas peur, tes lancers sont assez bons pour pogner un saumon!» J’ai donc suivi ses conseils et réservé une journée avec Guillaume, via son père, Denis. À ma requête envoyée par courriel, celui-ci a simplement répondu: «Pas de problème!», et j’ai compris que j’allais vivre quelque chose de simple et véritable.

À mon arrivée, je suis accueillie par un chien blanc, roux et joueur. Mon prénom et le numéro de ma cabine sont inscrits sur un tableau à l’extérieur du chalet d’accueil. Il y a une dizaine de cabines en tout, où se succèdent des centaines de moucheurs venus tenter leur chance. 

Plusieurs sont des habitués: soit ils n’ont pas encore réussi à attraper un grand saumon, soit ils sont devenus accros après leur première capture. Je ne sais pas dans laquelle de ces situations je me trouverai dans deux jours, mais le simple fait de lire Elisabeth, #10 sur le tableau me rend fière.

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Le lendemain, Guillaume me rejoint à 5h du matin. Je lui explique, nerveuse, que je suis débutante, que je ne pense vraiment pas être assez bonne pour attraper un saumon, mais que je serai juste contente d’apprendre — ce à quoi il me répond: «Pas de problème!», confirmant la simplicité et la gentillesse héritées de son père. Guillaume est calme et patient. De 5h à midi, il me regarde effectuer lancer après lancer après lancer, me corrigeant et me guidant dans le «balayage» du cours d’eau. D’abord, j’y vais avec une mouche mouillée, en la laissant dériver. Puis, avec une mouche sèche, en tentant de la présenter parfaitement aux saumons visibles dans l’eau claire et turquoise. Mes lancers sont bons, me dit Guillaume, et il ajoute en riant qu’il en a compté 989 depuis ce matin. Je ris aussi en lui montrant mon pouce droit, au bout duquel une ampoule s’est déjà formée. Mes essais font réagir un petit saumon qui, à plus d’une reprise, quitte le fond de l’eau pour s’approcher de ma mouche — mais il ne mord jamais.

Vers 17h, sous le regard d’un couple de curieux à qui mon guide est en train de mentir à plein nez («non, non, vraiment pas d’action ici»), un grand saumon mord enfin à mon hameçon. Le feeling est indescriptible. Tout se passe très vite, et l’adrénaline se répand dans chacune des veines de mon corps. Je réussis à ferrer le poisson comme il faut et je le vois casser la surface de l’eau avec son grand dos argenté. Guillaume me crie: «Lâche le moulinet!» puis il ajoute, avec toute la fierté du monde: «Tu l’as, ton saumon!» Je tiens ma canne très haut dans les airs. Quand le saumon tire, je le laisse aller. Quand il se calme, je le ramène. Nous nous affrontons ainsi pendant une vingtaine de minutes, jusqu’à ce que je réussisse enfin à rapatrier la bête. Je ne sens plus mon bras droit. Je suis folle de joie. Je suis accro.

Vous ne verrez pas de photo de mon grand saumon. Alors qu’il entrait dans la puise, la ligne s’est cassée. Bien sûr, j’aurais aimé avoir un portrait de moi tenant fièrement ma prise, tout juste avant de la remettre à l’eau — les grands saumons doivent être épargnés pour assurer la survie de l’espèce —, mais les meilleurs souvenirs de voyage sont souvent ceux qui ne sont pas photographiables. Comme l’étourdissement des grands paysages et les palpitations des nouvelles rencontres.

Évidemment, je n’ai pas eu envie de rentrer à Montréal, parce que le retour semble toujours plus long que l’aller. Puis, j’ai compris qu’il se formait des liens invisibles et très forts entre nous et les lieux de nos expériences. Des liens qui nous donnent envie de rester, mais qui nous permettent aussi, une fois partis, de toujours y revenir, ne serait-ce qu’en fermant les yeux.

Elisabeth Cardin est copropriétaire du restaurant Manitoba à Montréal. Elle est aussi chasseuse, cueilleuse et porteuse de l’identité culinaire québécoise.

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