Remonter le courant

Quelques jours aux abords de la rivière Bonaventure pour capturer l’essence de la pêche au saumon atlantique.

Texte—Marie Charles Pelletier
Photos—Emile David

En partenariat avec

New Richmond, Gaspésie, 2h du matin : le réveil sonne. Après six jours à vivre au rythme des rivières plutôt que des courriels et des notifications, le temps nous semble enfin plus lent. Les yeux mi-clos, nous préparons des thermos et des toasts pour la route qui nous mènera à la Bonaventure, en compagnie de Saumon Québec. L’organisme veut produire un court documentaire sur la première prise de l’entrepreneure aventurière Lydiane St-Onge — un pari qui est loin d’être gagné. BESIDE les accompagne.

Les pickups se suivent dans la nuit, laissant un nuage de poussière derrière eux. Les moucheuses, nos têtes de proue, sont accrochées sur les capots. Les conversations s’étouffent d’elles-mêmes, comme un feu que personne n’a la force d’alimenter. Pendant que les arbres défilent de chaque côté du chemin forestier, tout le monde semble se poser silencieusement la même question : « Attrapera-t-elle son saumon aujourd’hui ? »

À l’arrivée près de la fosse Double Camp, chacun·e hisse son équipement sur son dos avant de s’enfoncer dans la forêt.

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Nous rejoignons la rivière, encore enveloppée dans une nappe de brouillard. La nuit se dissipe pendant que nous mettons notre cafetière italienne sur le feu. Nous assistons à un moment privilégié : le réveil d’une nature ensommeillée. À 4 h, nous avons déjà les pieds dans le courant. Nos têtes sont toujours embrumées, mais nos yeux sont rivés sur la soie de Lydiane qui se tend et se détend, et sur la mouche qui se pose doucement sur l’eau. Tout ça dans l’espoir d’achaler (ou de surprendre) un saumon. Assez pour qu’il se décide à gober son envahisseur.

Sans répit, Lydiane tire sa ligne de l’avant à l’arrière, jusqu’au moment où celle-ci ne remonte plus. Elle ferre. Le temps s’arrête. Plus personne ne respire — comme si notre souffle pouvait faire démordre le saumon. Le combat dure un peu moins de 20 minutes. On estime que chaque minute d’opposition correspond à environ une livre de poisson. Il semble qu’on ait affaire à une bonne bête.

Le mandat de notre guide, JP Tessier, était d’amener Lydiane à attraper un saumon. Elle qui, avant le début de la semaine, n’avait même jamais tenu une canne à moucher dans ses mains. Ce moment, il avait dû le vivre des centaines de fois dans sa carrière. Et pourtant, rien n’y parait. Il sourit et attend, les muscles tendus, les mains cramponnées au filet. Son regard ne se décrochera pas du fervent combattant tant et aussi longtemps qu’il ne sera pas capturé.

Le saumon de 16 lb est enfin maitrisé.

Un cri résonne sur la rivière. Lydiane s’effondre. L’intense vague d’émotion est peut-être exacerbée par la fatigue. Ou peut-être que la première prise est tout simplement un évènement poignant, que l’on ait 6 ou 33 ans.

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Apprivoiser l’attente
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Quiconque a déjà contemplé une rivière à saumon vous confirmera que la pêche se situe à la confluence de l’art, du sport et de la méditation. Pour plusieurs, elle peut aussi sembler inaccessible. Les coffres remplis de mouches élaborées, les nœuds à connaitre, les règles tacites, la précision du geste, les techniques de lancer… On n’apprend pas à pêcher en criant lapin.

À première vue, le lancer de la ligne n’a rien de particulièrement compliqué. Mais c’est bien là toute la difficulté : pour que le mouvement semble simple, il doit être parfaitement maitrisé. En plus de se concentrer sur la justesse du lancer, il faut aussi apprendre à lire les courants, le vent, les reflets changeants sur l’eau, le moindre bruit ou geste qui pourrait perturber la nature. Si un canot glisse au-dessus d’une fosse à saumon, même lentement, les poissons se retireront immanquablement dans le fond ou changeront d’endroit.

On pourrait penser, à tort, que la pêche se résume à la capture d’une proie. Entre autres parce que la question qui revient le plus souvent est la suivante : « Pis ?! Ça mord-tu ? »

Mais en fin de compte, le fait que « ça morde » ou non ne saurait complètement représenter la pêche au saumon. L’incertitude fait partie du jeu. Elle nous tient en silence, les yeux braqués sur le poisson repéré juste là, près d’une roche. Il peut ne rien se passer pendant des heures — mais quand on sent enfin le coup sur la soie qui se répercute jusque dans la canne, l’émotion monte. La tension annonce le début d’un duel intime avec une force de la nature, qui rachètera tout le temps passé à lancer sa ligne à l’eau.

Certains adeptes de la pêche ne vivent que pour cette sensation d’un poisson qui mord la mouche patiemment choisie. Au bout de la soie : aucun hameçon. Le sentiment suffit. « The tug is the drug », comme le dirait l’auteur Chris Santella.

La genèse de nos rivières
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Historiquement, il y avait du saumon atlantique en abondance au Canada. Le grand migrateur partait du sud du Groenland pour remonter jusqu’aux Grands Lacs. Aujourd’hui, à cause du déclin de leur population, les saumons ne dépassent plus la rivière Jacques-Cartier. La destruction de leur habitat a commencé au début du 19e siècle, notamment avec la drave, puis la surexploitation commerciale.

S’est ensuivi un enjeu de taille : l’engouement pour les clubs privés, majoritairement visités par des Américains. De 1886 à 1946, ils se sont multipliés, et les Québécois·es se sont progressivement vus destitués de leur territoire. En 1965, la pêche et la chasse leur étaient pratiquement inaccessibles, alors que l’on comptait plus de 2 000 clubs privés, dont 80 % étaient américains.

Fin 1977, Yves Duhaime, le ministre du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche dans le cabinet de René Lévesque, annonçait que les territoires fauniques seraient dorénavant gérés par des organismes à but non lucratif. Le printemps suivant, on a assisté au grand déclubage; les Zones d’exploitation contrôlée (Zec) ont vu le jour et les droits exclusifs ont été abrogés, ce qui a libéré l’accès à la forêt, aux lacs et aux rivières.

Au Québec, un système unique de gestion des rivières a été conçu, misant sur les enjeux propres à la province. En 1984, la Fédération québécoise pour le saumon atlantique (FQSA), qui chapeaute aujourd’hui Saumon Québec, a été créée pour représenter les pêcheur·euse·s ainsi que les gestionnaires de rivières auprès des instances gouvernementales, et pour mieux protéger la ressource. Saumon Québec fait plus particulièrement la promotion de l’accessibilité à la pêche sportive, dans un contexte de développement durable.

En 2001, le saumon atlantique est officiellement devenu une ressource protégée.

Le plan de gestion québécois — qui inclut un suivi serré des populations — a rapidement fait office de modèle à l’international, notamment pour les pays scandinaves.

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Son approche « rivière par rivière » le distingue, alors que les quotas et la règlementation sont adaptés aux réalités de chacune. Deux fois par saison, des équipes les descendent munies d’un compteur pour recenser les saumons, une fosse après l’autre. Sur plusieurs rivières, le décompte s’effectue dans les passes migratoires.

Les rivières du Québec sont presque entièrement gérées par des Zecs et des réserves fauniques, qui, dans les deux cas, n’ont pas d’intérêt pécuniaire. Elles sont financées par le ministère, les permis et les droits d’accès. En effet, même si cela peut sembler paradoxal, les adeptes de la pêche contribuent directement à la préservation de la ressource. Ils sont d’ailleurs souvent les premiers à déceler les problèmes et à signaler le braconnage, parce qu’ils ont les yeux — et le cœur — tournés vers les rivières.

L’équilibre fragile
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Le flegme et l’intelligence du saumon ont de quoi alimenter l’obsession qu’on lui voue. Mais il a beau être résilient, sa vulnérabilité est préoccupante. Pour assurer sa reproduction, il a besoin d’une eau claire et bien oxygénée. Il est particulièrement sensible aux changements de température, qui lui signalent quand quitter les fosses pour se rendre aux frayères et quand quitter la rivière pour aller en mer. Toute fluctuation se répercute sur son cycle de vie. Le saumon est aussi une espèce parapluie : il constitue un bon indicateur de la santé de l’écosystème — et de la qualité de l’eau.

Saumon Québec travaille donc de pair avec des scientifiques pour assurer un suivi serré de la température des rivières et du comportement des poissons. Les données récoltées lui permettent de poser des actions concrètes. Par exemple, l’organisme a récemment contribué à des projets d’ensemencements sur les rivières Romaine et Sheldrake sur la Côte-Nord. Il a financé le démantèlement d’un ancien barrage sur la rivière Escoumins et il collabore également à un projet de recherche sur l’impact des hydrocarbures sur le développement des juvéniles de saumon.

Il y a 20 ans, les pêcheurs étaient presque en totalité des hommes blancs de plus de 50 ans. Mais les choses ont changé. Aujourd’hui, on observe une diversité accrue sur tous les plans : âge, genre, culture d’origine. On calcule aussi qu’à présent, 76 % des saumons sont remis à l’eau — une pratique durable dont la nouvelle génération est particulièrement fervente. Mais le prélèvement (sain) de la ressource n’est pas un sacrilège. Des expert·e·s étudient soigneusement les montaisons sur chaque rivière avant de déterminer les quotas de pêche.

La pêche au saumon est la seule activité faunique qui ne soit pas en régression, comparativement à la pêche aux autres espèces, à la chasse et au trappage, où la relève se fait rare. D’où l’importance d’une bonne gestion. Protéger la pêche, c’est aussi mobiliser les gens autour de la santé des écosystèmes. Et c’est soigner ce privilège d’avoir accès à une pluralité d’émotions — de celles que seule la nature peut nous donner.

Saumon Québec est une marque développée par la FQSA. En plus de veiller à la conservation des rivières et à la protection du saumon, l’organisme est chargé de promouvoir la pêche sportive durable dans la province. Il a aussi le mandat d’éduquer les pêcheurs et les pêcheuses — par des programmes de mentorat, par exemple, où sont transmises les bonnes pratiques de pêche responsable, ainsi que par différents contenus publiés sur son site web et ses réseaux sociaux.

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Cet article a été publié dans le numéro 09.

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