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Un oiseau rare
En fondant la Société Duvetnor, Jean Bédard a transformé une tradition ancestrale — la récolte de duvet d’eider — en moteur de conservation d’un habitat naturel. Portrait d’un homme tourné vers le littoral.
TEXTE Émilie Folie-Boivin
PHOTOS Nicolas Gagnon et Mélanie Doré
EN PARTENARIAT AVEC
Un peu avant la mi-avril, le biologiste Jean Bédard n’avait pas encore constaté de visu l’arrivée des eiders à duvet sur le petit chapelet d’iles de l’estuaire du fleuve Saint-Laurent. Mais l’homme de 81 ans est certain qu’ils sont là . Et qu’ils ont même commencé à pondre.
S’il est aussi convaincu, c’est parce qu’il veille sur les colonies des eiders à duvet du Bas-du-Fleuve depuis un demi-siècle. Du moment où, jeune homme, il a identifié son premier volatile (un bécasseau), rien ne l’a plus détourné de son sujet de prédilection: les oiseaux marins. Il a fait des études supérieures en biologie, à une époque où les yeux étaient rivés sur le droit et la médecine. À maintes reprises, elles l’ont amené à côtoyer des milieux côtiers — de l’ile Southampton, au nord de la baie d’Hudson, à l’ile Saint-Laurent dans le détroit de Béring, en Alaska —, pour son plus grand bonheur.
Au bout du fil, un sourire s’esquisse. «Oui, je suis vraiment accro! Quand on est confinés sur une ile, on est obligés de la protéger comme si notre survie en dépendait. Les iles nous ouvrent sur la petitesse de notre planète, une réalité dont les gens sont de moins en moins conscients avec l’urbanisation», souligne celui qui a grandi dans les environs de Rivière-du-Loup.

En 1968, M. Bédard revient au Québec pour enseigner. Un budget de recherche à l’Université Laval lui permet d’étudier la faune du fleuve, en particulier l’eider à duvet. À l’époque, celui-ci fait l’objet d’une exploitation commerciale. Il faut savoir que le duvet d’eider est d’une extrême rareté, et qu’il est doté de vertus incomparables — isolantes, notamment — qui font grimper sa valeur marchande. Sa récolte s’inscrit dans une tradition ancestrale, pratiquée depuis environ 500 ans au Québec, et 9 siècles en Islande. Et pas toujours dans les meilleures conditions.
De fait, M. Bédard a un véritable choc en voyant la dévastation semée par les gens venus récolter le duvet. Ils campaient sur les iles une semaine durant, et multipliaient les allées et venues pendant la cueillette. Or, ces intrusions soutenues, intolérables pour les femelles, rendaient les nids encore plus vulnérables aux attaques des goélands, prédateurs toujours aux aguets.
Sachant qu’à peine 5 à 10% des canetons réussissent à prendre leur premier envol, le biologiste a l’idée de protéger les lieux de nidification, qui jouent un rôle clé dans l’équilibre écologique de l’immense estuaire. «J’ai réalisé que si on faisait cette récolte de façon intelligente, tout en menant des études scientifiques, on pourrait générer des revenus appréciables, qui pourraient ensuite servir à assurer la pérennité des habitats des oiseaux.» Une audacieuse boucle de conservation, finalement.
En 1979, avec une poignée d’amis biologistes, Jean Bédard fonde donc la Société Duvetnor, un organisme à but non lucratif. Il obtient des droits de récolte sur plusieurs iles privées et publiques. Quelques années plus tard, avec les revenus tirés de l’exploitation et l’aide financière fournie par divers organismes de conservation, la société réussit à acheter certaines d’entre elles : les cinq iles de l’archipel Les Pèlerins, deux des trois iles du Pot à l’Eau-de-Vie, ainsi que l’ile aux Lièvres. Aujourd’hui, quelque 25 000 couples d’eiders à duvet nichent dans l’estuaire, répartis sur une vingtaine d’iles.
Bien que cela puisse sembler paradoxal, l’ornithologue croit fermement que si l’on souhaite protéger un territoire, on doit l’occuper. «La moindre intrusion humaine peut détruire une colonie d’animaux marins, explique-t-il. On est là pour gérer les habitats naturels, mais en intervenant le moins possible.»
Dans cette optique, il fallait dument encadrer la récolte du duvet, car n’importe qui muni d’une poche et d’un permis — par ailleurs facile à obtenir — pouvait s’y adonner. M. Bédard a ainsi établi un protocole exhaustif et respectueux de l’eider, qu’Environnement Canada applique rigoureusement depuis. «Le gouvernement est devenu très réfractaire à l’émission de nouveaux permis, et les accorde seulement aux gens qui s’engagent à investir les revenus du duvet dans la protection de l’habitat», précise-t-il.
Les cueilleurs de Duvetnor ne visitent les nids qu’une fois, et rĂ©coltent le duvet Ă la main. Ils en prennent moins que la moitiĂ© et camouflent les Ĺ“ufs avant de passer au nid suivant, pour les protĂ©ger des prĂ©dateurs. Puis, le duvet d’eider est minutieusement traitĂ© et stĂ©rilisĂ©, avant d’être exportĂ© en Europe oĂą il sera transformĂ© en vĂŞtements de plein air et en Ă©dredons king size… pouvant s’envoler Ă 14 000$ pièce. «À la base, le duvet est plein de tiques, de puces, de dĂ©chets et de dĂ©jections. Il n’acquiert sa pleine valeur qu’au prix d’un colossal effort de nettoyage, qui s’échelonne sur plusieurs mois», n’hĂ©site pas Ă relativiser M. BĂ©dard.


Duvetnor fait bien plus que de la cueillette : sa contribution scientifique est intrinsèque à sa mission de conservation. «On fait du marquage, des inventaires; on essaie de comprendre les causes des épidémies fulgurantes [comme celles de 1975, de 1995 et de 2001, qui ont tué des milliers de femelles en 24 heures]. On peut intervenir s’il y a des invasions qui sont en train de faire disparaitre des plantes indigènes, par exemple.»
Quant au volet écotouristique de Duvetnor, il sert à financer la préservation des iles, mais aussi à instruire la population sur la conservation et la biodiversité. «Si on ne met pas en valeur, on ne fait pas d’éducation. Si on ne fait pas d’éducation, on stagne. Les gens qui viennent chez nous apprennent à découvrir la faune et constatent son importance », note le biologiste. Par ailleurs, Duvetnor ne permet au public d’accéder qu’à de toutes petites parcelles non fréquentées par les oiseaux, conférant à la majorité du territoire insulaire une protection intégrale.
Une auberge, quelques chalets et des espaces de camping ont Ă©tĂ© amĂ©nagĂ©s sur l’ile aux Lièvres, tandis que le phare des iles du Pot Ă l’Eau-de-Vie a Ă©tĂ© restaurĂ© pour accueillir les visiteurs. Dès que les eiders et les oisillons ont quittĂ© le nid, les vacanciers peuvent y sĂ©journer pour observer les pingouins et les rorquals, partir Ă la dĂ©couverte des champignons, participer Ă des excursions guidĂ©es ou simplement marcher. Sans wifi (sauf près des bâtiments principaux). Sans kayak. Sans vĂ©lo. «Pour moi, la nature est une expĂ©rience spirituelle. Tu es lĂ pour ĂŞtre inspirĂ© par quelque chose de beau — la nature, Ă l’état sauvage. On en voit de moins en moins, maintenant qu’on pille partout. Avec Duvetnor, j’ai l’impression d’avoir fait quelque chose d’utile.» â–
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Du 10 juillet au 20 septembre, la SociĂ©tĂ© Duvetnor vous accueille sur l’ĂŽle aux Lièvres pour des randonnĂ©es journalières, du camping et la location de chalets (de 3 Ă 5 nuits). Notez que le Phare, l’Auberge du Lièvre et le CafĂ© de la Grande Course ne seront pas ouverts due aux restrictions liĂ©es aux mesures de santĂ© et sĂ©curitĂ©.
Bleuet de naissance et Montréalaise d’adoption, Émilie Folie-Boivin est si friande de magazines qu’elle en a fait une carrière. Rédactrice et journaliste en jachère, elle passe désormais le clair de ses journées dans les maths de 5e secondaire afin de poursuivre sa scolarité en sciences de l’environnement. Et, éventuellement, de se rapprocher du grand air.
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