Au-delà des routes

Rencontre avec trois Yukonnais·es qui composent avec un territoire plus grand que nature.

Texte — Marie Charles Pelletier
Photos — Eliane Cadieux

 

En partenariat avec

Vol AC 277 Vancouver-Whitehorse. À travers le hublot égratigné, une mer alpine s’étend plus loin que ce que nos yeux peuvent voir. Le simple fait de nous imaginer là, au milieu de ces hautes montagnes et de ces plaines infinies, nous donne le vertige. Et bien que ce paysage d’une rare beauté nous semble intact, il est habité par des peuples autochtones depuis des milliers d’années.

Les territoires traditionnels représentent presque toute la superficie du Yukon. Son histoire est, de fait, marquée par les revendications territoriales, qui se sont conclues avec la signature de traités modernes, entre le gouvernement et les Premières Nations.

Quatre-vingt pour cent de la population n’est pas née au Yukon. Nombre de personnes s’y sont rendues sans savoir qu’elles ne voudraient jamais en repartir… En voici trois.

Sarah Ouellet, la cultivatrice qui remue
le 60e parallèle

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Nous empruntons la Klondike Highway pour nous rendre sur la petite ferme biologique autosuffisante de Sarah Ouellet, en bordure du lac Laberge. La jeune agricultrice fait partie des rares Yukonnais·es qui bravent le climat pour produire leurs légumes : kale, roquette, fenouil, bette à carde, chou et fines herbes, pour n’en nommer que quelques-uns. Elle approvisionne des commerces et des restaurants du coin, en plus de vendre ses aliments au marché durant la saison estivale. Une mission noble compte tenu du fait que le territoire importe 98 % de sa nourriture. En 2019, le gouvernement du Yukon lui a décerné le titre de fermière de l’année.

C’est après avoir fait du woofing  en Inde — voyager pour travailler dans des fermes biologiques, en échange d’hébergement et de nourriture — que Sarah a su qu’elle voulait cultiver la terre. C’est aussi ce qui a fini par la mener au Yukon depuis son Ontario natal. Sur place, elle a fait la rencontre de Brian Lendrum et de Susan Ross, propriétaires d’une grande terre agricole. Rapidement, le couple de sexagénaires a offert à la jeune femme de louer l’un de ses deux jardins.

Sarah a donc emménagé dans une cabane adjacente à la maison principale, pour se consacrer à l’agriculture et à ce qui deviendrait Sarah’s Harvest. Là-bas, il n’y a ni électricité, ni eau courante, ni réseau cellulaire; juste un wifi qui se connecte à la ligne fixe des propriétaires. L’énergie est solaire, l’eau, pompée dans le lac, et le bois qui alimente le poêle, buché sur le terrain.

 

Le Yukon confronte Sarah à un climat difficile. Les sols y sont naturellement pauvres : le dernier glacier de l’ère glaciaire (il y a environ 10 000 ans) a tout emporté sur son passage. Mais Brian et Susan ont passé des années à retourner la terre et à étendre du compost — « le cœur de la ferme », comme l’appelle Sarah, car sans lui, rien ne pousserait — pour qu’elle devienne fertile. C’est la jeune femme qui en bénéficie aujourd’hui. « Je ne pourrais jamais faire ce que je fais si je ne les avais pas rencontrés », affirme-t-elle, reconnaissante. Bien qu’il soit aveugle, Brian l’aide d’ailleurs avec le lavage et l’empaquetage des légumes, de même qu’avec la préparation des livraisons.

L’énergie est solaire, l’eau, pompée dans le lac, et le bois qui alimente le poêle, buché sur le terrain.

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Le Yukon constitue un haut lieu de contrastes. L’été y est court, mais plein de vie, alors que l’hiver, au cours duquel défilent les journées plus mornes, se prolonge. Avec le soleil qui tarde à se coucher en période estivale, la croissance des plantes se révèle extrêmement rapide. Tout près des conifères, le jardin de Sarah devient luxuriant, bordé par les fleurs qu’elle plante pour éloigner les insectes.

L’agricultrice profite de la saison froide pour planifier ses semences. Les légumes sensibles aux basses températures seront conservés dans la serre, et laissés de côté s’ils ne sont pas rentables : elle ne peut accuser aucune perte ni gaspiller aucun espace dans son jardin.

L’hiver, la chaleur disparait du paysage pour laisser place à mille nuances de gris et de bleu. Quand le temps est clair, Brian et Susan font du tandem sur le lac gelé, tandis que Sarah dévale les pentes de ski. Le territoire impose aux gens de ralentir, d’allumer des feux de foyer, de cuisiner et d’aller au lit plus tôt. Le soir, tout devient silencieux — tout, sauf le sifflement du vent contre les fenêtres.

Jocelyne LeBlanc, la musher qui brave le froid
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Nous passons chercher des croissants frais à l’Alpine Bakery et nous rendons jusqu’à Fish Lake. Là-bas, le mont Granger se dresse à côté d’une montagne sans nom — quelque chose de commun au Yukon. Deux personnes y pêchent, emmitouflées dans leur manteau, leurs chaises tournées vers le soleil d’hiver.

Face au lac, le Sky High Wilderness Ranch s’étend sur un terrain de 32 hectares, bordé par les terres de la Première Nation Kwanlin Dün. La musher  Jocelyne LeBlanc prend soin d’une horde de 150 chiens, dont elle connait les noms et les personnalités par cœur.

Originaire du Nouveau-Brunswick, elle est arrivée au Yukon il y a plus de 20 ans. Lors de son premier hiver, elle a travaillé dans un hôtel où logeaient des mushers. Elle les observait prendre soin de leurs animaux; jamais encore n’avait-elle vu quelqu’un donner un massage à un chien.

C’est ainsi que Jocelyne a découvert la Yukon Quest, une course de traineaux à chiens sur 1 648 km, de Whitehorse à Fairbanks, en Alaska — soit l’itinéraire de la ruée vers l’or du Klondike. Le parcours se veut un hommage à l’endurance et au dévouement des chiens dans des conditions nordiques extrêmes. Il traverse des rivières gelées et des cols de montagnes où soufflent des vents de plus de 80 km/h.

 

La course avait beau avoir la réputation d’être l’une des plus difficiles au monde, Jocelyne n’est pas de celles qui ont froid aux yeux. Quelques années plus tard, elle s’y est inscrite. La musher  nous raconte ces nuits glaciales de février, pendant lesquelles elle dormait à la belle étoile, tout près de ses chiens roulés en boule. Calée dans son parka, elle se réveillait de temps à autre pour alimenter le feu.

Après ses récits nordiques, Jocelyne attèle nos traineaux et nous nous dirigeons directement sur Fish Lake. Le souffle des chiens forme une brume dans l’air froid. Au beau milieu du lac, un grondement abyssal résonne. Jocelyne se tourne vers nous. « C’est une fissure de pression. Les chiens les détestent », nous crie-t-elle à travers leurs hurlements entêtés. L’impressionnant craquement de la glace ne semble pas nécessiter qu’on se fie à l’instinct de ces braves animaux. Nous poursuivons.

De retour au ranch, comme après chacune de leurs sorties, les employé·e·s servent de la soupe aux athlètes canins, leur massent les pattes et les poignets. La musher  se désole de la perception parfois négative de son travail; certaines personnes croient à tort que l’on abuse des animaux. « Pourtant, ils sont toute notre vie », dit-elle. Sur le ranch, des chiens en liberté nous suivent. Ils sont à la retraite, mais acceptent mal ce repos forcé et s’entêtent à suivre les attelages.

Jocelyne voue un grand respect à ce territoire intouché. Depuis plus de 20 hivers, elle est heureuse de pouvoir l’arpenter pendant des jours sans voir personne — et, chaque fois, elle s’assure de ne laisser aucune trace de son passage. « Nous ramenons tout : les excréments humains et les excréments de chiens. Malheureusement, tout le monde n’est pas aussi conscientisé », déplore-t-elle. La musher  espère que le tourisme saura se développer de manière durable.

Tous les matins, Jocelyne se réveille à 5h. Elle prépare du café et écoute la CBC. Puis, elle emmène sa fille de huit ans à l’école. Le soir, elles regardent des films dans leur cabane, qui fonctionne à l’énergie solaire. La petite veut suivre les traces de sa mère, même si celle-ci lui répète souvent qu’il n’y a pas beaucoup d’argent à faire avec ça. Un argument qui n’est pas de taille à rivaliser avec son amour immense des animaux et de la nature sauvage.

Gerd Mannsperger, le sentinelle de l’air
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Nous pénétrons dans le petit bureau d’Alpine Aviation où un chien nous accueille, la queue battante. Des papiers et des cartes s’empilent sur les bureaux. Gerd Mannsperger, le fondateur de la compagnie, nous sourit.

Le Cessna 206 Stationair nous attend sur la piste. Nous devions nous diriger vers le glacier Lowell, mais une tempête arrive de la côte et nous oblige à changer d’itinéraire.

 

Une fois dans les airs, nous volons à vitesse réduite, à environ 300 pi d’altitude, pour mieux observer le paysage. Avec les années, le pilote est passé maitre dans l’art de repérer les traces d’animaux. Emmenant des adeptes de la chasse et de la pêche dans des endroits extrêmement reculés, il a appris à suivre les lignes de trappage depuis les airs.

Nous survolons des montagnes sans végétation, d’immenses étendues de glaces et de roches traversées par des rivières étroites et des lacs. Gerd pointe du doigt un troupeau de bisons qui se fait venter la toison près d’un sommet. Il nous parle de la biodiversité qui renait près de Fox Lake, cinq ans — soit le temps qu’il faut à la nature pour se régénérer — après un feu de forêt ravageur.

 

Nous suivons les méandres du fleuve Yukon pour finalement atterrir à Braeburn, sur un petit lac près de la Klondike Highway. La piste est enneigée et l’atterrissage, difficile. Nous entrons dans un restaurant où deux chiens sont étendus devant un vieux poste de télévision cathodique. Penché sur un bol de soupe fumant, Gerd nous raconte comment il est devenu pilote.

Après avoir quitté l’Allemagne, il y a plus de 30 ans, il a abouti au Canada. À l’époque, il aimait conduire sa moto dans la vallée de l’Okanagan et se rendre aussi loin que le sentier le lui permettait. Jusqu’au jour où il a voulu voir au-delà du chemin. En 1987, il a appris à voler. Dix ans plus tard, c’est au Yukon qu’il a fondé Alpine Aviation, une compagnie de vols nolisés établie à Whitehorse, qui permet aux gens de se rendre à peu près n’importe où sur le territoire.

Du haut de son avion, Gerd voit le territoire changer. Le nord-ouest du pays est particulièrement perturbé par la fonte des glaciers, qui alimentent lacs et rivières. Il se rappelle être passé près du glacier Donjek une journée, et y avoir vu un canyon où de l’eau vive coulait à flots. Quand il l’a survolé à nouveau, quelque temps plus tard, il n’en restait aucune trace : le canyon s’était asséché.

Gerd constate une hausse du tourisme au Yukon. « Mais tout le monde semble si pressé », remarque-t-il. Comme si l’objectif était de parcourir le plus de distance possible, sans s’arrêter. Aux yeux de ce prospecteur aguerri, il faut arriver à voir au-delà de la route pour réellement prendre conscience du territoire. Et, surtout, avoir envie de le protéger.

 

Ce voyage a été rendu possible grâce à l’Association franco-yukonnaise, en collaboration avec Tourisme Yukon.

Fondée en 1982, l’AFY est un organisme sans but lucratif qui contribue activement à la vitalité de la francophonie yukonnaise. Elle soutient le développement touristique en français du territoire et, main dans la main avec Tourisme Yukon, fait la promotion de ce dernier comme destination de choix pour les marchés francophones au Canada et en Europe

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Cet article a été publié dans le numéro 09.

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