Dossier
Nouvelles harmonies
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OĂč commence et oĂč finit la nature?
Que nous nous y «évadions» ou que nous y «retournions», la nature est gĂ©nĂ©ralement perçue comme une rĂ©alitĂ© Ă©loignĂ©e ou une contrĂ©e lointaine. MĂȘme lâidĂ©e dâĂȘtre «entouré·e de nature» suggĂšre un Ă©cart: peu importe Ă quel point nous nous en approchons, la nature demeure toujours Ă distance.
Notre tendance Ă nous dissocier de notre environnement n’est pas seulement intenable: elle est illusoire. Nous devons nous rappeler que les maisons et les tours dans lesquelles nous vivons et travaillons sont construites avec des arbres, du roc et du sable. Nos rĂ©seaux alimentaires empiĂštent sur les habitats sauvages et sây substituent. Nous nous approvisionnons aux mĂȘmes sources dâeau que lâensemble de nos voisin·e·s non humain·e·s. Ă chaque seconde qui passe, nous respirons le mĂȘme air que les plantes.Â
En vĂ©ritĂ©, si nous continuons de considĂ©rer la nature en termes binaires â prĂ©sente/absente, protĂ©gĂ©e/exploitĂ©e â, jamais nous ne parviendrons Ă rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre lâĂȘtre humain et son habitat. Il est tout Ă fait possible de vivre en harmonie avec les systĂšmes naturels tout en en tirant des bĂ©nĂ©fices. Mais un tel changement dâapproche requiert une comprĂ©hension commune et une volontĂ© collective.
Il existe trĂšs peu dâendroits qui incarnent mieux cette stratĂ©gie unificatrice et participative que les rĂ©serves de biosphĂšre de lâUNESCO*. Dans ces rĂ©gions, les populations humaines aspirent Ă coexister de façon productive avec les Ă©cosystĂšmes naturels. PlutĂŽt que dâĂ©riger des frontiĂšres, les biosphĂšres â qui sont au nombre de 18 au Canada et qui chevauchent les territoires de 50 PremiĂšres Nations â fonctionnent exclusivement sous le signe de la collaboration. Tout le monde est impliquĂ©: des promoteur·rice·s aux peuples autochtones, en passant par les scientifiques et les groupes communautaires.

- RĂ©serve de biosphĂšre de lâArche de Frontenac, Ontario
- BiosphĂšre de Beaver Hills, Alberta
- Réserve de biosphÚre de Charlevoix, Québec
- Réserve de biosphÚre de Clayoquot Sound, Colombie-Britannique
- Réserve de biosphÚre de Fundy, Nouveau-Brunswick
- RĂ©serve de biosphĂšre du Lac Bras dâOr, Nouvelle-Ăcosse
- BiosphĂšre de la Baie Georgienne, Ontario
- Réserve de biosphÚre du Lac-Saint-Pierre, Québec
- Réserve de biosphÚre de Long Point, Ontario
- Réserve de biosphÚre de Manicouagan-Uapishka, Québec
- Réserve de biosphÚre du Mont Arrowsmith, Colombie-Britannique
- Réserve de biosphÚre du Mont-Saint-Hilaire, Québec
- RĂ©serve de biosphĂšre de lâEscarpement du Niagara, Ontario
- Réserve de biosphÚre du Lac Redberry, Saskatchewan
- Réserve de biosphÚre du Mont-Riding, Manitoba
- Réserve de biosphÚre de Southwest Nova, Nova Scotia
- Réserve de biosphÚre Tså Tué, Territoires du Nord-Ouest
- Réserve de biosphÚre de Waterton, Alberta
Chaque biosphĂšre se divise en trois parties: un secteur central, destinĂ© Ă la prĂ©servation de la biodiversitĂ© et Ă lâĂ©tude des Ă©cosystĂšmes; une zone tampon contigĂŒe, vouĂ©e Ă lâĂ©cotourisme et Ă la pratique dâactivitĂ©s de loisir et de sport respectueuses de lâenvironnement; et des aires de transition, oĂč diffĂ©rents projets de dĂ©veloppement durable peuvent ĂȘtre mis en Ćuvre.
Par-dessus tout, les biosphĂšres se veulent des lieux dâapprentissage. Il nâest pas facile dâenvisager la nature autrement que comme une simple ressource exploitable Ă court terme, tel que nous le faisons depuis des siĂšcles. Chose certaine, lâatteinte dâun meilleur Ă©quilibre passe obligatoirement par la concertation des efforts et lâouverture Ă lâexpĂ©rimentation.
Southwest Nova et Bras d'Or, Nouvelle-Ăcosse

Manger lâenvahisseur
Quand des espĂšces invasives ont commencĂ© Ă dĂ©cimer lâindustrie maritime nĂ©oĂ©cossaise, les habitant·e·s de deux rĂ©serves de biosphĂšre de lâUNESCO ont dĂ» chercher des moyens novateurs de rĂ©tablir lâĂ©quilibre.
TEXTE Shannon Webb-Campbell PHOTOS Catherine Bernier
Depuis la fin de la derniĂšre pĂ©riode glaciaire, la Nouvelle-Ăcosse/Miâkmaâki est un paradis cĂŽtier, en particulier pour les Miâkmaq qui y vivent. Au fil de leur longue histoire, les membres de cette Nation ont tirĂ© parti de lâabondance des produits de la mer, quâils ont veillĂ© Ă protĂ©ger et dont ils ont toujours fait un usage durable. Aujourdâhui, avec le rĂ©chauffement des eaux de lâAtlantique, de nouvelles menaces se profilent Ă lâhorizon. Deux espĂšces invasives ont fait leur apparition dans diffĂ©rentes parties de la province : le parasite MSX, quâon retrouve dans les huitres du lac Bras dâOr, et le crabe vert, prĂ©sent dans le sud-ouest de la Nouvelle-Ăcosse.
Pour lutter contre ces menaces, les communautĂ©s des deux rĂ©gions ont uni leurs forces et demandĂ© le statut de rĂ©serves de biosphĂšre de lâUNESCO. Lâobjectif de tels sites : promouvoir des solutions qui rĂ©concilient la conservation et lâutilisation durable de la biodiversitĂ©.
La rĂ©serve de biosphĂšre de Southwest Nova a Ă©tĂ© créée la premiĂšre, en 2001. Elle rassemble cinq comtĂ©s situĂ©s en bordure de la baie de Fundy et de lâocĂ©an Atlantique, et contient de multiples Ă©cosystĂšmes. Quant Ă la rĂ©serve de biosphĂšre du lac Bras dâOr, Ă©tablie en 2011, elle couvre une vaste Ă©tendue dâeau salĂ©e au centre de lâile du Cap-Breton, qui communique avec lâocĂ©an par trois chenaux
En adoptant des initiatives innovantes, susceptibles de profiter aux systĂšmes Ă©cologiques et sociaux de leurs rĂ©gions, les associations qui gĂšrent ces rĂ©serves montrent lâexemple.

Les huitres du lac Bras dâOr
Lâaube se lĂšve sur lâile du Cap-Breton/Unamaâki (« terre du brouillard », en miâkmaq). Jâenfile mon manteau dâhiver par-dessus ma chemise de nuit et je sors siroter mon cafĂ© en admirant les eaux salĂ©es du lac Bras dâOr. Tandis que le soleil pointe Ă lâhorizon, jâobserve un grand hĂ©ron bleu et son petit se nourrir sur le rivage. Je pense aux pĂȘcheur·euse·s miâkmaq et non autochtones qui sont dĂ©jĂ debout depuis de longues heures. Puis, je me rappelle que les bancs dâhuitres du coin sont presque entiĂšrement dĂ©cimĂ©s.
Pour dĂ©signer le lac Bras dâOr, les Miâkmaq utilisent le terme Pituâpaq, signifiant « les eaux qui coulent ensemble ». Les baies, les iles, les chenaux et les estuaires interconnectĂ©s qui forment la rĂ©gion ont Ă©tĂ© creusĂ©s dans le grĂšs pendant la derniĂšre pĂ©riode glaciaire. Depuis des milliers dâannĂ©es, les Miâkmaq veillent sur les quelque 1 100 km de cĂŽtes de cette vaste Ă©tendue dâeau et en protĂšgent les abondantes ressources.
En 2002, un parasite appelĂ© MSX (Multinucleated Sphere X) a Ă©tĂ© dĂ©tectĂ© pour la premiĂšre fois dans les eaux du lac Bras dâOr. La maladie est inoffensive pour lâĂȘtre humain, mais elle est mortelle pour les huitres.
Ă lâĂ©poque, elle avait dĂ©jĂ ravagĂ© les industries ostrĂ©icoles de la baie de Chesapeake et du Delaware. Le mĂȘme sort semblait attendre le Cap-Breton.
« En gros, le parasite empĂȘche lâhuitre de digĂ©rer sa nourriture, et le mollusque meurt de faim », explique Eileen Crosby, prĂ©sidente du conseil dâadministration de lâAssociation de la rĂ©serve de biosphĂšre du lac Bras dâOr. « Les jeunes spĂ©cimens se portent bien, mais, avec le temps, ils finissent par pĂ©rir. »
LâarrivĂ©e du parasite a eu des consĂ©quences particuliĂšrement dĂ©sastreuses pour les communautĂ©s du coin, qui avaient investi beaucoup dâargent dans le dĂ©veloppement de lâindustrie ostrĂ©icole au cours des dĂ©cennies prĂ©cĂ©dentes.

Les huitres du lac Bras dâOr Ă©taient autrefois livrĂ©es dans des restaurants huppĂ©s Ă travers le monde, en plus de constituer un mets local prisĂ© â surtout pendant le temps des FĂȘtes. Aujourdâhui, la majeure partie des huitres quâon mange dans la rĂ©gion viennent dâailleurs. « Le parasite MSX a complĂštement dĂ©truit lâindustrie ».
Les huitres occupent depuis toujours une place centrale dans la vie de Thomas Johnson, qui a connu la ferme ostrĂ©icole alors quâil Ă©tait haut comme trois pommes. Il se rappelle encore les nombreuses personnes qui voulaient travailler Ă enfiler des coquilles vides sur des ficelles; celles-ci Ă©taient accrochĂ©es au quai pour capter les naissains, puis transportĂ©es ailleurs, dans des zones plus propices au dĂ©veloppement des huitres.
« Ăâa créé beaucoup dâemplois. Mes parents travaillaient dans le secteur; ils Ă©taient payĂ©s chaque jour pour le nombre de chapelets de coquilles quâils faisaient. Je me rappelle trĂšs bien lâodeur des coquilles dâhuitres et des coquilles Saint-Jacques », raconte Thomas. Cet homme, dont la langue maternelle est le miâkmaq, travaille depuis plus de 20 ans avec la Eskasoni Fish and Wildlife Commission, un organisme qui sâoccupe de gĂ©rer les permis de pĂȘche communautaires et de mener des recherches sur le terrain.
Les huitres qui grandissent dans les eaux saumĂątres du lac Bras dâOr ont un poids Ă©conomique, certes, mais elles jouent aussi un rĂŽle crucial dans lâĂ©cosystĂšme local. Elles protĂšgent le littoral de lâĂ©rosion, et offrent un habitat Ă dâautres espĂšces qui sâen servent comme abris ou sâaccrochent Ă leur coquille.
Plus important encore, elles font office de systĂšme de filtration pour lâensemble de lâestuaire et attĂ©nuent ainsi lâeffet des polluants de maniĂšre significative : une seule huitre peut filtrer jusquâĂ cinq litres dâeau par heure.
Ce mollusque nâest pas seulement un extraordinaire agent nettoyant; il constitue Ă©galement un dĂ©licieux superaliment. La chair tendre en forme de poire â dont le gout peut ĂȘtre salĂ©, sucrĂ©, voire proche de celui du beurre contient tout plein de vitamines, de minĂ©raux et dâantioxydants essentiels.
Les huitres font depuis toujours partie intĂ©grante de lâalimentation des Miâkmaq, qui les utilisent aussi Ă des fins spirituelles et cĂ©rĂ©moniales. La ceinture traditionnelle wampum est par exemple composĂ©e de perles fabriquĂ©es Ă partir de coquilles dâhuitre. Ces derniĂšres peuvent Ă©galement servir Ă faire bruler de la sauge, lors de cĂ©rĂ©monies de purification par la fumĂ©e.
On considĂšre aujourdâhui que le parasite MSX est Ă©tabli dans le lac Bras dâOr, mais il existe encore certaines zones oĂč la maladie nâa pas Ă©tĂ© dĂ©celĂ©e. On ignore si les huitres qui sây trouvent possĂšdent une rĂ©sistance naturelle ou si elles nây ont tout simplement pas encore Ă©tĂ© exposĂ©es. Face au dĂ©clin des populations dâhuitres â dĂ» Ă la surpĂȘche, Ă la pollution, Ă la dĂ©gradation de lâhabitat et, surtout, Ă lâapparition du MSX â, la Eskasoni Fish and Wildlife Commission sâest associĂ©e Ă PĂȘches et OcĂ©ans Canada, ainsi quâĂ dâautres parties prenantes, pour produire des mollusques plus rĂ©silients.

«LâespĂšce essaie encore de sâen remettre. La maladie est lĂ pour de bon : elle ne disparaitra pas. Ce quâon veut faire, câest accĂ©lĂ©rer le travail de mĂšre Nature pour obtenir une souche dâhuitre qui y rĂ©sistera. Si on rĂ©ussit, on pourra contribuer Ă construire une population saine.»
â Thomas Johnson
La Eskasoni Fish and Wildlife Commission, de mĂȘme que des ostrĂ©iculteur·rice·s miâkmaq comme Joe Googoo, travaillent dâarrachepied depuis une cinquantaine dâannĂ©es pour restaurer les populations dâhuitres dans dâautres parties de lâestuaire. Pas trĂšs loin, dans la baie de Whycocomagh, Joe Ă©lĂšve plus dâun demi-million de ces mollusques sur des plateaux flottants submergĂ©s Ă moins dâun mĂštre de profondeur.
LâostrĂ©iculteur enseigne des mĂ©thodes du genre aux jeunes dans lâespoir dâassurer la survie de lâindustrie pour les sept prochaines gĂ©nĂ©rations. Sâil a subi des pertes Ă cause du parasite, il a aussi enregistrĂ© quelques rĂ©cents succĂšs, notamment avec lesdits plateaux flottants. Les huitres Ă la surface, qui baignaient dans un mĂ©lange dâeau douce et dâeau salĂ©e, ont survĂ©cu. (Le MSX ne subsiste effectivement pas dans lâeau douce.)

Joe sâefforce, tout comme la Eskasoni Fish and Wildlife Commission, dâadopter la philosophie de lâ« approche Ă deux yeux » (« Two-Eyed Seeing »), de lâAinĂ© Albert Marshall. Celle-ci consiste à « essayer de prendre les savoirs traditionnels issus du passĂ©, dây intĂ©grer les connaissances scientifiques dâaujourdâhui et de trouver un Ă©quilibre qui profite Ă lâĂ©cosystĂšme », explique Thomas Johnson.
« Les savoirs traditionnels miâkmaq et les connaissances occidentales font bon mĂ©nage, en particulier quand on parle dâostrĂ©iculture », renchĂ©rit la biologiste Allison McIsaac.
Ă titre dâexemple, on sait que les huitres sâinstallent naturellement dans les herbiers de zostĂšre. Quand les zostĂšres meurent, Ă lâautomne, les mollusques sont ramenĂ©s sur la rive et meurent aussi. Or, traditionnellement, les Miâkmaq recueillaient les naissains dâhuitres dans les herbiers et les dĂ©plaçaient vers les zones oĂč le mollusque se dĂ©veloppe le mieux.
« On travaille avec un grand nombre de personnes qui connaissent bien la rĂ©gion, ajoute la biologiste. Inutile dâaller mesurer la tempĂ©rature et la salinitĂ© de lâeau pour dĂ©terminer sâil sâagit dâun bon endroit quand on sait que ces gens le frĂ©quentent depuis plusieurs dizaines dâannĂ©es. »
MalgrĂ© les difficultĂ©s rencontrĂ©es, Allison est optimiste. DâaprĂšs elle, ces mollusques bivalves sont des animaux incroyablement rĂ©silients. AprĂšs tout, ils ont survĂ©cu Ă la derniĂšre pĂ©riode glaciaire. Avec un peu dâaide, ils devraient aussi survivre Ă la maladie MSX.

Le crabe vert de Southwest Nova
Le crabe vert est prĂ©sent en AmĂ©rique du Nord depuis les annĂ©es 1800, mais le rĂ©chauffement des eaux ocĂ©aniques lui a permis de remonter la cĂŽte atlantique jusquâĂ la rĂ©serve de biosphĂšre de Southwest Nova, situĂ©e Ă six heures de route au sud-ouest du lac Bras dâOr.
Depuis son arrivĂ©e, au dĂ©but des annĂ©es 90, le crabe vert dĂ©cime les fonds marins sous les eaux turquoise du parc national Kejimkujik Bord de mer et bouleverse lâĂ©cosystĂšme local.
Il a toutefois fallu attendre 2009 pour quâon prenne la pleine mesure des ravages dont il est responsable. Câest Ă cette Ă©poque que les employé·e·s de Parcs Canada ont remarquĂ© que certaines sections de la zone littorale sâĂ©taient transformĂ©es â ou avaient carrĂ©ment disparu.
La disparition des herbiers de zostĂšre, qui formaient, sous lâeau, des prairies dâun beau vert clair, constituait le changement Ă©cologique le plus flagrant. Les biologistes ont cependant notĂ© autre chose : Ă marĂ©e basse, les bancs de boue Ă©taient jonchĂ©s de milliers de coquilles de palourdes. On aurait dit que ces derniĂšres avaient Ă©tĂ© attaquĂ©es par des coupe-ongles.


Pour lutter contre le problĂšme, les employé·e·s de Parcs Canada ont commencĂ© Ă capturer le crabe vert six mois par annĂ©e. Chaque jour, ils et elles montaient Ă bord de bateaux Ă rames et plongeaient 140 piĂšges Ă crevettes modifiĂ©s au fond des eaux; chaque jour, les piĂšges se remplissaient de crabes verts. Plus dâun million dâindividus ont Ă©tĂ© attrapĂ©s de cette façon entre 2010 et 2014.
« Les herbiers de zostĂšre sont revenus en force. On a retrouvĂ© 36 % de la superficie quâon avait historiquement dans le parc Keji Bord de mer », se rĂ©jouit Gabrielle Beaulieu, gestionnaire du projet de restauration et de renforcement de la rĂ©silience des cĂŽtes Ă Parcs Canada. Depuis cinq ans, la jeune femme travaille avec des Ă©tudiant·e·s et collabore avec des parties prenantes pour protĂ©ger le varech contre les crabes. En 2017, Parcs Canada a mis sur pied une stratĂ©gie ciblĂ©e qui permet de contenir lâaccroissement de la population : on capture 15 crabes par piĂšge, et on utilise seulement 30 piĂšges dans une mĂȘme zone.
MalgrĂ© tous ces efforts, le crabe vert nâa pas disparu. Les gestionnaires de Parcs Canada, loin de se laisser dĂ©courager, ont dĂ©cidĂ© de faire preuve de crĂ©ativitĂ©. Ils et elles collaborent avec lâUniversitĂ© McGill pour trouver le moyen de transformer les carapaces des crabes en une sorte de plastique biodĂ©gradable, et avec lâUniversitĂ© Dalhousie pour crĂ©er un engrais concentrĂ©. Mais Parcs Canada cherche aussi Ă exploiter le potentiel culinaire de lâespĂšce.
Le long du littoral de lâEspagne et du Portugal, ainsi que dans la MĂ©diterranĂ©e, dâoĂč provient le crabe vert, on considĂšre ce crustacĂ© comme un mets de choix.
En Italie, par exemple, les crabes verts capturĂ©s pendant la brĂšve pĂ©riode oĂč leur carapace est molle se vendent jusquâĂ 40 euros la livre.
Pour faire le moeche ou moleche , on les plonge dans un mĂ©lange Ă base dâĆufs, puis dans la farine de maĂŻs, avant de les frire.
Ce type de crustacĂ©s nâest pas aussi prisĂ© en Nouvelle-Ăcosse â du moins, pas encore. Le chef Paolo Colbertaldo, un VĂ©nitien Ă©tabli dans la province, a ouvert le Lincoln Street Food, Ă Lunenburg, oĂč il cuisine le crabe vert. Selon lui, le crustacĂ© « goute la mer ». Il en a rĂ©cemment servi dans une soupe avec des patates douces, en plus dâen avoir tirĂ© une sauce au poisson.
« La mentalitĂ© est diffĂ©rente en Italie. LĂ -bas, on nâhĂ©site pas Ă cuisiner les espĂšces invasives », explique le chef. DâaprĂšs lui, le principal obstacle, en Nouvelle-Ăcosse, rĂ©side dans la difficultĂ© dâattraper « cette petite bĂȘte bien agaçante » pendant la pĂ©riode de mue.
« Je veux faire une soupe de crabe, et la garnir avec un dumpling aux pétoncles ou au maïs et aux champignons sauvages. »
â Paolo Colbertaldo
Lucien LeBlanc, un pĂȘcheur de homards acadien, ne croit pas que le crabe vert aura un rĂ©el potentiel commercial vu sa petite taille. Sâil reconnait que le crustacĂ© peut servir dâappĂąt au printemps, il aimerait surtout le voir disparaitre. « Sachant que le crabe vert est une espĂšce invasive qui fait beaucoup de dĂ©gĂąts dans son environnement, je crois que plus on en retirera de lâocĂ©an, plus les espĂšces locales pourront sâĂ©panouir. »
Le pĂȘcheur rĂ©clame une solution plus high-tech , comme celle qui est prĂ© – sentement dĂ©veloppĂ©e Ă lâUniversitĂ© McGill, Ă MontrĂ©al. Avec les membres de son laboratoire de chimie verte, la professeure Audrey Moores cherche Ă fabriquer des ustensiles et des gobelets en plastique Ă partir de la chitine (une sorte de protĂ©ine) quâon retrouve dans la carapace des crabes verts.
Lâhiver dernier, ils ont rĂ©ussi Ă extraire la chitine du crustacĂ©; la prochaine Ă©tape consistera Ă la transformer en un bioplastique dĂ©gradable.
« Si on pouvait se dĂ©barrasser de cette espĂšce envahissante et rĂ©ussir Ă en faire un produit plastique quâon peut utiliser dans une variĂ©tĂ© de situations, tout le monde serait gagnant â y compris ceux et celles qui tirent leur subsistance de lâocĂ©an », ajoute Lucien.
Quelle que soit la solution adoptĂ©e, la rĂ©serve de biosphĂšre de Southwest Nova est lâendroit idĂ©al pour trouver le crabe vert, pour le meilleur ou pour le pire.
« Chaque rĂ©serve de biosphĂšre a quelque chose dâunique », soutient David Sollows, prĂ©sident du conseil dâadministration de la rĂ©serve de biosphĂšre de Southwest Nova. Mais elles ont aussi toutes quelque chose en commun : un engagement Ă conjuguer les savoirs autochtones et les approches scientifiques pour prĂ©server la biodiversitĂ© et trouver des solutions durables.
Dans les deux rĂ©serves de biosphĂšre â celle du lac Bras dâOr et celle de Southwest Nova â, des gardien·ne·s des savoirs autochtones, des chef·fe·s, des employé·e·s de parcs, des Ă©cologistes, des pĂȘcheur·euse·s et des membres de la collectivitĂ© Ćuvrent de concert Ă la protection des Ă©cosystĂšmes pour les gĂ©nĂ©rations futures. On ne peut pas revenir en arriĂšre; mais, grĂące Ă des approches collaboratives comme celles-ci, on peut certainement façonner une nouvelle harmonie avec la nature, dans ce monde en constante Ă©volution.
Pour en savoir plus sur la façon dont les savoirs traditionnels miâkmaq et les connaissances occidentales peuvent s’allier pour restaurer les populations d’huitres dans le lac Bras dâOr, ou sur les moyens novateurs employĂ©s par le personnel de la rĂ©serve de biosphĂšre de Southwest Nova pour lutter contre la multiplication du crabe vert, visionnez l’Ă©pisode 4 et l’Ă©pisode 9 de Striking Balance (en anglais seulement), une sĂ©rie documentaire originale de TVO.
Beaver Hills, Alberta

Les bisons dans la balance
La rĂ©gion de biosphĂšre de Beaver Hills a un problĂšme de loups: il nây en a pas assez. Pour un Ă©cosystĂšme dominĂ© par les bisons et les wapitis, câest grave. En effet, les herbivores ont besoin de prĂ©dateurs naturels pour occuper adĂ©quatement leur niche Ă©cologique vitale. Afin de restaurer les populations de carnivores des parcs et protĂ©ger la plus importante harde de bisons du monde, il importe de trouver un juste Ă©quilibre qui permette de faire croitre le nombre de visiteur·euse·s tout en Ă©vitant le plus possible de perturber la faune.
TEXTE Matthew Stepanic PHOTOS Ramsey Kunkel
Si vous vous ĂȘtes promené·e dans le parc provincial de Cooking Lake-Blackfoot ou le parc national Elk Island Ă la mi-juin 2021, vous avez peut-ĂȘtre croisĂ© Cat Fauvelle, accroupie dans les fourrĂ©s. AidĂ©e par une Ă©quipe de bĂ©nĂ©voles, la chercheuse universitaire a passĂ© la majeure partie du mois Ă installer des dizaines de piĂšges photographiques pour Ă©tudier les dĂ©placements des carnivores et des ongulĂ©s, comme le wapiti et le bison.
Fauvelle emporte toujours du chasse-ours lorsquâelle travaille sur le terrain, mais ces jours-ci, elle ne risque pas dâen avoir besoin. Un dĂ©sĂ©quilibre rĂšgne au sein des populations fauniques locales: il y a trop de proies pour trop peu de prĂ©dateurs.
Fauvelle tente de comprendre pourquoi. Ses recherches posent des questions fondamentales quant aux effets de lâactivitĂ© humaine sur les Ă©cosystĂšmes complexes de la rĂ©gion de biosphĂšre de Beaver Hills, un site spĂ©cialement dĂ©signĂ© par lâUNESCO, qui englobe les deux parcs Ă lâest dâEdmonton, en Alberta, ainsi que des exploitations agricoles, des quartiers rĂ©sidentiels et des zones industrielles. Les prĂ©dateurs ont-ils mal rĂ©agi Ă la hausse de frĂ©quentation des aires naturelles depuis la pandĂ©mie? Le dĂ©veloppement rĂ©gional trouble-t-il leur mode de vie? Ă lâheure oĂč les Ă©cologistes souhaitent augmenter lâachalandage des parcs dans le respect des limites de la nature, les dĂ©couvertes de Fauvelle jetteront une lumiĂšre sur la dynamique fragile qui existe entre ces espaces protĂ©gĂ©s et les communautĂ©s humaines environnantes.

Prendre soin de son milieu de vie
En 2001, la direction du parc national Elk Island a commencĂ© Ă sâinquiĂ©ter des rĂ©percussions du dĂ©veloppement immobilier des alentours sur les Ă©cosystĂšmes naturels. La santĂ© de la biosphĂšre repose sur la prĂ©sence dâune zone tampon autour des parcs, puisque le bruit des raffineries, des fermes et des banlieues peut perturber les espĂšces sauvages, les forcer Ă se replier vers le centre, oĂč elles se retrouvent en trop grand nombre. Vu sa proximitĂ© avec la ville dâEdmonton et le Centre industriel de lâAlberta â un pĂŽle pĂ©trolier et gazier majeur â, le parc avait besoin dâaide pour se prĂ©munir de la menace humaine.Â
Les municipalitĂ©s locales ont Ă©tĂ© les premiĂšres Ă rĂ©pondre Ă lâappel, ce qui a incitĂ© les gouvernements provincial et fĂ©dĂ©ral Ă donner leur appui, de pair avec quelques OSBL et lâUniversitĂ© de lâAlberta. Rapidement, les parties ont fait front commun pour protĂ©ger la rĂ©gion, en mettant en place des rĂšglements de gestion du territoire et des programmes de sensibilisation Ă la valeur intrinsĂšque des milieux naturels. BaptisĂ©e la Beaver Hills Initiative, la coalition est parvenue, en 2016, Ă faire reconnaitre le site comme biosphĂšre de lâUNESCO.
«Cette Ă©tiquette rappelle Ă notre communautĂ© quâil faut prendre soin de notre milieu de vie», rĂ©sume Glen Lawrence, conseiller du comtĂ© de Strathcona.
Lawrence a cĂ©lĂ©brĂ© lâannonce en se faisant tatouer le logo de Beaver Hills sur le bras. «Je ne suis pas un adepte de perçage ni de tatouage, mais je suis nĂ© et jâai grandi ici. Maintenant, jâemporte un petit bout de chez moi partout oĂč je vais.»
Un refuge pour le bison
Ćuvre des anciens glaciers, la rĂ©gion de biosphĂšre de Beaver Hills est traversĂ©e de paysages et dâĂ©cosystĂšmes aux contrastes saisissants qui vont de la forĂȘt borĂ©ale aux marais boueux, en passant par des prairies ondoyantes. Ces variations sont Ă lâorigine «dâune diversitĂ© exceptionnelle de crĂ©atures, qui vivent et se dĂ©placent sur le territoire», indique Brian Ilnicki, directeur gĂ©nĂ©ral de Beaver Hills.
Deux des habitants les plus notables de la biosphĂšre sont le bison des plaines et le bison des bois, lesquels sont maintenus de part et dâautre de lâautoroute 16, afin de prĂ©server leur puretĂ© gĂ©nĂ©tique. Les colons europĂ©ens ont menĂ© le bison au bord de lâextinction, au point oĂč il ne restait, il y a un siĂšcle, quâun petit troupeau dâenviron 45 bĂȘtes sur la planĂšte. Les rescapĂ©s ont Ă©tĂ© relogĂ©s au parc national Elk Island et, depuis, ils sây multiplient.
Les bisons sont indispensables au maintien et Ă la restauration des prairies herbeuses, notamment en raison de leur habitude (adorable) de prendre des bains de poussiĂšre. En se roulant dans le sable pour se dĂ©pouiller de leur manteau hivernal ou encore soulager une dĂ©mangeaison, ils aĂšrent le sol, ce qui favorise la croissance des plantes et la dispersion des semences.Â

Leur pelage est Ă©galement idĂ©al pour la fabrication de nids dâoiseau, car son odeur dissimule les Ćufs aux prĂ©dateurs. Les touffes de poil brun abandonnĂ©es par les bisons ont ainsi favorisĂ© lâĂ©mergence des vastes colonies dâoiseaux chanteurs de la rĂ©serve.
De plus, les bisons constituent lâune des principales attractions du parc. Avec un peu de chance, si vous passez au bon moment, vous pourrez allonger la queue dâautomobilistes qui se sont arrĂȘté·e·s pour observer depuis leur vĂ©hicule une harde de femelles, suivies de leurs petits, traverser la boucle de lâenclos des bisons, ou encore croiser un vieux mĂąle solitaire en train de relaxer au bord de la route. Pesant entre 680 et 1 135 kg â Ă peu prĂšs comme une petite voiture â, ces animaux dâallure duveteuse et impassible peuvent se mĂ©tamorphoser en danger mortel si on les contrarie.
Trouver lâĂ©quilibre
«Ătant donnĂ© que le bison a dĂ©jĂ frĂŽlĂ© lâextinction, on a la fausse impression que lâespĂšce est encore menacĂ©e», explique Jonathan DeMoor, un Ă©cologiste de Parcs Canada, qui travaille de prĂšs avec le ruminant. «On entend souvent dire quâil faut protĂ©ger les bisons. En rĂ©alitĂ©, le parc leur fournit des conditions de vie trop favorables. Câest un Ă©cosystĂšme productif, il y a donc beaucoup de nourriture pour eux et une faible densitĂ© de prĂ©dateurs.»
Par un heureux hasard, la volontĂ© du parc dâendiguer leur surpopulation a coĂŻncidĂ© avec les efforts de rĂ©appropriation culturelle de peuples autochtones partout dans le monde. «Lâune des grandes fiertĂ©s dâElk Island, câest que nos deux populations de bisons nâont pas Ă©tĂ© croisĂ©es avec du bĂ©tail. Ce sont donc des candidats de choix pour Ă©tablir de nouvelles hardes ailleurs», fait valoir DeMoor.

Depuis la crĂ©ation du programme de relocalisation en 1924, Elk Island a remis plus de 2 600 bisons Ă des communautĂ©s autochtones qui entretiennent des liens Ă©troits avec lâanimal. La Nation des Pieds-Noirs du Montana a, entre autres, reçu 87 spĂ©cimens en 2016.
Le processus de transfert sâĂ©chelonne sur prĂšs dâun an, pour donner aux communautĂ©s dâaccueil le temps de se prĂ©parer. «Le retour du bison sur leur territoire vise Ă rĂ©tablir leur lien culturel avec lâespĂšce», prĂ©cise DeMoor.
Réintroduire des carnivores
Quoique le bison constitue lâun des plus beaux succĂšs de la rĂ©serve, les autres espĂšces fauniques, telles que le wapiti, lâorignal et particuliĂšrement le loup, sont tout aussi importantes. Le wapiti reprĂ©sente une proie plus facile que le bison, mais une meute de loups armĂ©e de patience peut venir Ă bout du mammifĂšre le plus imposant dâAmĂ©rique du Nord. La direction du parc souhaite restaurer les populations de prĂ©dateurs pour freiner la prolifĂ©ration de bisons et dâautres grands ongulĂ©s, comme le wapiti, lesquels peuvent franchir les clĂŽtures autour dâElk Island et ramener des maladies des pĂąturages voisins.
Une prĂ©sence accrue dâespĂšces prĂ©datrices contribuerait Ă prĂ©venir ces problĂšmes, mais jusquâici, la situation ne sâamĂ©liore pas. Pour une raison dâorigine Ă©cologique inexpliquĂ©e, les prĂ©dateurs nâarrivent pas Ă se reproduire en nombre suffisant. Câest ici que les recherches de Cat Fauvelle pourraient changer la donne.
«Les carnivores ont gĂ©nĂ©ralement de la facilitĂ© Ă recoloniser un habitat, mĂȘme aprĂšs en avoir Ă©tĂ© Ă©liminĂ©s ou Ă©cartĂ©s, souligne-t-elle. Pourtant, ce nâest pas ce qui arrive ici. Ils prennent un temps fou Ă repeupler le territoire et on tente de comprendre pourquoi.»
â Cat Fauvelle
Pour surveiller les populations de carnivores et dâongulĂ©s, Fauvelle et son Ă©quipe ont posĂ© 49 piĂšges photographiques grĂące auxquels il sera possible de suivre les animaux dans la rĂ©serve et de dĂ©couvrir â espĂ©rons-le â ce qui gĂȘne leurs dĂ©placements. «Comme les loups et les autres prĂ©dateurs ont tendance Ă emprunter les chemins les plus faciles, indique Fauvelle, on peut se contenter de placer les appareils le long des sentiers pĂ©destres.»Â
Munis dâun dĂ©tecteur de mouvement, les piĂšges sont programmĂ©s pour croquer un maximum de clichĂ©s. «Je vais revenir au mois dâaout pour effectuer un dĂ©pouillage prĂ©liminaire et dĂ©terminer si on recueille bien ce que lâon veut, dit Fauvelle. Au bout de deux mois de collecte, je devrais avoir environ 200â000 photos Ă Ă©plucher.»
Kelsie Norton, qui fait de la sensibilisation pour Beaver Hills et coordonne les bĂ©nĂ©voles du projet, explique que leur objectif est dâĂ©lucider des questions centrales au sujet des mouvements des carnivores: les corridors de transport et les autoroutes leur posent-ils problĂšme? Les bĂȘtes modifient-elles leur comportement en prĂ©sence dâĂȘtres humains? La hausse rĂ©cente de frĂ©quentation risque-t-elle dâaffecter ces tendances?




Communauté aux aguets
«Le projet de Fauvelle a Ă©galement soulevĂ© lâintĂ©rĂȘt des rĂ©sident·e·s du coin», ajoute Norton. AussitĂŽt lâappel lancĂ©, huit bĂ©nĂ©voles se sont inscrit·e·s pour aider Ă installer les appareils, si bien que Norton a dĂ» refuser plusieurs candidatures. Les volontaires font partie intĂ©grante du fonctionnement de la rĂ©serve de biosphĂšre, que ce soit pour assister les scientifiques ou participer aux corvĂ©es de dĂ©sherbage la fin de semaine. «On sensibilise le public et on lui offre lâoccasion de contribuer Ă la prĂ©servation de ce milieu unique», affirme Brian Ilnicki.Â
Durant la pandĂ©mie, le parc a enregistrĂ© un nombre record dâentrĂ©es, mais cet intĂ©rĂȘt croissant nâa pas que du bon. Les visiteur·euse·s peuvent aisĂ©ment perturber les Ă©cosystĂšmes, en laissant des dĂ©chets ou en dĂ©rangeant les animaux par une trop grande proximitĂ© ou du bruit excessif. «Câest gĂ©nial que les gens profitent davantage du parc, mais dâun point de vue Ă©cologique, leur prĂ©sence accrue fait peser une menace supplĂ©mentaire et compromet lâintĂ©gritĂ© des Ă©cosystĂšmes», prĂ©vient DeMoor, qui avoue avoir parfois envie de «mettre tout le monde Ă la porte et dâabattre les clĂŽtures». MalgrĂ© tout, il reconnait lâimportance dâavoir un contact direct avec la nature.
«Ce sont mes visites Ă Elk Island, plus jeune, qui mâont poussĂ© vers cette carriĂšre. Lâune des rĂ©ussites du parc est dâamener la population Ă dĂ©couvrir la rĂ©gion de biosphĂšre.»
â Jonathan DeMoor

Pour le conseiller Glen Lawrence, la longue tradition de conservation de Beaver Hills donne espoir en lâavenir. «Je souhaite poursuivre lâĆuvre des personnes qui ont eu la bienveillance de sauver ces 45 derniers bisons, pour que dâautres puissent chĂ©rir ce territoire et le protĂ©ger pour les gĂ©nĂ©rations futures, confie-t-il. Laissons cet endroit dans un meilleur Ă©tat que celui dans lequel nous lâavons trouvĂ©. Prouvons au monde que nous avons Ă cĆur la nature, car ce que nous lui faisons, nous le faisons Ă nous-mĂȘmes.»
Pour en apprendre davantage sur les efforts concertĂ©s de protection des Ă©cosystĂšmes de la rĂ©gion de biosphĂšre de Beaver Hills, visionnez l’Ă©pisode 7 de Striking Balance (en anglais seulement), un documentaire original de TVO. Â
La baie Georgienne, Ontario

La valeur écologique du massasauga
Sur les rives de la baie Georgienne, en Ontario, il Ă©tait de coutume de tuer les massasaugas dĂšs quâon en apercevait. Au fil des dĂ©cennies, toutefois, les habitant·e·s du coin ont appris Ă cohabiter de façon plus respectueuse avec cette espĂšce Ă©cologiquement importante. Aujourdâhui, alors que la construction dâune autoroute menace de dĂ©truire un habitat essentiel, on assiste Ă une nouvelle vague dâefforts et dâinvestissements visant Ă protĂ©ger cette espĂšce de serpents Ă sonnette.
TEXTE & PHOTOS Laurence Butet-Roch
LovĂ© au creux de trois pierres de la taille dâune valise, un gros serpent gris parsemĂ© de taches brun foncĂ© en forme de nĆud papillon se fait dorer au soleil. La femelle massasauga a choisi cet «habitat de luxe», face Ă la baie Georgienne, comme site de gestation. Elle passera la majeure partie de lâĂ©tĂ© couchĂ©e sur ou sous lâune de ces pierres striĂ©es de bandes contrastĂ©es, ou juste Ă cĂŽtĂ©. Elle pourra ainsi rĂ©guler sa tempĂ©rature pendant toute la durĂ©e de sa gestation.
«Elle restera environ une semaine avec ses petits aprĂšs avoir mis bas, Ă la fin du mois de juillet ou au dĂ©but du mois dâaout, puis elle les abandonnera pour aller se nourrir. Elle devra en effet retrouver son poids avant la pĂ©riode dâhibernation», explique Glenda Clayton, ancienne responsable des espĂšces en pĂ©ril de la biosphĂšre de la baie Georgienne. Debout Ă environ un mĂštre du serpent, elle veille Ă ce que sa haute stature ne jette pas une ombre sur la femelle gravide, qui profite des chauds rayons du soleil.
Pendant plus dâune dĂ©cennie, Glenda a enseignĂ© au public, avec beaucoup de patience et dans la bonne humeur, ce quâil faut savoir au sujet du seul serpent venimeux de la province. Cela lui a valu le surnom de «dame aux serpents» («snake lady»). Aujourdâhui retraitĂ©e, elle ne rate pas une occasion de dissiper les idĂ©es fausses qui persistent quant au danger quâil reprĂ©sente, voire de convaincre ceux et celles Ă qui elle sâadresse de cĂ©lĂ©brer sa prĂ©sence dans lâenvironnement.

SituĂ©e sur la cĂŽte est de la baie qui lui donne son nom, la biosphĂšre de la baie Georgienne sâĂ©tire de Port Severn Ă la riviĂšre des Français et couvre 347â269 hectares. On y trouve quelque 20â000 ĂȘtres humains, 840 vĂ©gĂ©taux indigĂšnes, 170 variĂ©tĂ©s dâoiseaux, 44 espĂšces de mammifĂšres et 34 espĂšces de reptiles et dâamphibiens. Cinquante de ces espĂšces sont menacĂ©es, dont le massasauga. La rĂ©gion, avec ses vastes surfaces rocheuses qui absorbent la chaleur du soleil, ses zones humides et son climat tempĂ©rĂ©, offre exactement ce dont les crotales ont besoin pour se reproduire et survivre aux rigoureux hivers canadiens. Aujourdâhui, câest lâun des derniers habitats de ces ophidiens dans le pays. Et leur nombre a beaucoup diminuĂ©. Alors que jadis il nâĂ©tait pas rare dâen croiser, surtout en fin de journĂ©e, il faut maintenant bien chercher pour en apercevoir un.
Toucher le cĆur et lâesprit des gens
La baie Georgienne nâest pas seulement un havre pour les serpents Ă sonnette. Ses magnifiques paysages, qui ont inspirĂ© les peintres du Groupe des Sept, ainsi que sa proximitĂ© avec la ville de Toronto en font un endroit de prĂ©dilection pour les touristes, les propriĂ©taires de maisons de vacances et les rĂ©sident·e·s Ă lâannĂ©e. Pour sây rendre depuis la grande ville, il suffit de faire deux heures et demie dâautoroute; un seul tronçon de 85 km, dans le nord de la rĂ©gion, ne compte que deux voies.
Le projet dâĂ©largissement de lâautoroute 400, qui relie Toronto et Sudbury et fait partie du rĂ©seau de la Transcanadienne, a Ă©tĂ© adoptĂ© Ă la fin des annĂ©es 80. Les travaux sont rĂ©alisĂ©s un tronçon Ă la fois. En 2020, le gouvernement ontarien a rĂ©affirmĂ© son engagement Ă accroitre la liaison avec le nord de la province pour amĂ©liorer la sĂ©curitĂ© du public, lâefficacitĂ© des transports fiables et le dĂ©veloppement Ă©conomique. Or le tracĂ© proposĂ©, parallĂšle Ă la route actuelle, perturbera des habitats essentiels Ă bon nombre dâespĂšces en pĂ©ril, dont le massasauga.
Greg Mason, directeur gĂ©nĂ©ral de la biosphĂšre de la baie Georgienne, croit quâau vu de lâimportance des enjeux, «il faut se demander pourquoi on tient tellement Ă construire une autoroute Ă quatre voies. Il y a quelque chose de profondĂ©ment paradoxal dans le fait de vouloir jouir de la beautĂ© de lâenvironnement et dâexiger dây avoir accĂšs par une route aussi large».
Lâorganisme sâemploie Ă encourager la population locale et les autoritĂ©s Ă revoir leurs habitudes. Cela fait partie intĂ©grante des efforts quâil dĂ©ploie pour favoriser une cohabitation plus harmonieuse entre les ĂȘtres humains et les animaux.
Le statut de biosphĂšre de lâUNESCO ne confĂšre aucun pouvoir juridictionnel. Ce sont par des actions de sensibilisation et la crĂ©ation de rĂ©seaux que les organismes de protection de la nature arrivent Ă avoir une influence. «Il ne sâagit pas dâexercer une autoritĂ©, estime le directeur. Les rĂšgles ont leurs limites. Ce quâil faut, câest rĂ©ussir Ă toucher le cĆur et lâesprit des gens.»


Une valeur intrinsĂšque
Jusque dans les annĂ©es 70, personne ne se prĂ©occupait vraiment du sort du massasauga. MĂȘme dans les zones protĂ©gĂ©es comme le parc provincial Killbear, les gardes tuaient sur-le-champ tous les massasaugas se trouvant sur leur chemin, par crainte quâils apeurent les visiteur·euse·s. En plus dâĂȘtre persĂ©cutĂ©s, ils ont vu leurs habitats ĂȘtre fragmentĂ©s et dĂ©truits par les chantiers routiers et les dĂ©veloppements immobiliers. Ils sont aujourdâhui si peu nombreux quâils pourraient disparaitre si rien nâest fait pour renverser la tendance.
Richard Noganosh, un ainĂ© de la PremiĂšre Nation de Magnetawan, communautĂ© ojibwĂ©e situĂ©e sur la rive sud de Byng Inlet, croit que beaucoup de choses ont changĂ©: «Chaque annĂ©e, quelque chose disparait, mais la plupart des gens ne sâen rendent pas compte. Je nâai pas encore vu de pluvier kildir cette annĂ©e, et il y a trĂšs peu de papillons. Ăa me fait peur. Tout ĂȘtre a sa raison dâexister. Les serpents ont aussi un rĂŽle Ă jouer dans le monde.»

Le massasauga joue un rĂŽle essentiel dans la rĂ©gulation des populations de rongeurs tout en servant de proie aux hĂ©rons, aux faucons et aux aigles. «Est-ce que cela rĂ©sume sa raison dâĂȘtre?» se demande Glenda Clayton. «Non. Le massasauga est ici chez lui: câest son habitat. Il fait partie intĂ©grante du paysage.» La retraitĂ©e conduit un vĂ©hicule Ă©lectrique ornĂ© dâun autocollant sur lequel on peut lire: «ArrĂȘts frĂ©quents â Tortues et serpents.»
Au fil des ans, la biosphĂšre de la baie Georgienne et ses partenaires ont cherchĂ© Ă mettre en Ă©vidence la valeur intrinsĂšque du massasauga en commençant par expliquer de quelle façon on pouvait cohabiter avec lui. La premiĂšre Ă©tape consiste Ă dissiper les idĂ©es fausses quant Ă sa dangerositĂ©. «Ce nâest pas un animal fĂ©roce. En fait, ce nâest quâune humble crĂ©ature», soutient Tianna Burke, qui remplace Glenda depuis son dĂ©part Ă la retraite, en septembre 2017. «Câest donc trĂšs facile de partager lâenvironnement avec lui. Ăa demande simplement plus de vigilance.»
Pour Ă©viter les morsures, la clĂ© est de regarder oĂč lâon marche et de prĂȘter attention Ă ce qui nous entoure. Les massasaugas ne sont pas des crĂ©atures agressives. Ils misent sur le camouflage et lâimmobilitĂ© pour Ă©chapper Ă leurs prĂ©dateurs. Si lâon sâapproche trop prĂšs dâeux, ils agitent leur queue. Ils ne mordent que lorsquâils nâont absolument pas le choix. «Ils ont plus peur de nous [que nous dâeux], rappelle Richard Noganosh dâune voix douce. Câest pour ça que le CrĂ©ateur leur a donnĂ© une cascabelle: pour avertir ceux et celles qui ne prĂȘtent pas attention et Ă©viter quâon leur marche dessus.»
Pour cet ainĂ© ojibwĂ©, le massasauga, en nous rappelant dâĂȘtre plus attentif·ve Ă notre environnement, joue son rĂŽle pour la planĂšte. Le serpent est un ĂȘtre protecteur qui nous met en garde contre la surconsommation. «On mâa toujours dit de prendre seulement ce dont jâai besoin et de laisser le reste aux autres», ajoute-t-il, puis il observe un silence pour laisser la sagesse de ses mots nous pĂ©nĂ©trer.

Fidélité au site
Pour lâheure, les travaux dâĂ©largissement du tronçon de lâautoroute qui traverse la partie nord de la biosphĂšre sont suspendus, car le ministĂšre des Transports nĂ©gocie avec les PremiĂšres Nations qui habitent cette portion du territoire. Les parties prenantes de la biosphĂšre de la baie Georgienne en profitent pour Ă©tudier les comportements du massasauga.
Les travaux menĂ©s ont dĂ©jĂ permis de collecter des donnĂ©es intĂ©ressantes. DâaprĂšs les Ă©tudes rĂ©alisĂ©es entre 2012 et 2015 par Ron Black, un sympathique biologiste de la faune qui travaille depuis longtemps au ministĂšre des Ressources naturelles, les spĂ©cimens de cette espĂšce sont extrĂȘmement fidĂšles Ă leurs sites dâhibernation et de gestation et ils cherchent Ă y retourner annĂ©e aprĂšs annĂ©e, mĂȘme quand on les dĂ©place ou quand un obstacle â comme une route â leur barre le chemin. «Ăa montre Ă quel point lâhabitat est prĂ©cieux. On ne peut pas le dĂ©truire comme si de rien nâĂ©tait», estime le biologiste. Le faible taux de succĂšs de cette expĂ©rience (seulement 15,8 % des serpents dĂ©placĂ©s ont adoptĂ© leur nouvel habitat) laisse penser quâil faudrait procĂ©der Ă plusieurs campagnes de relocalisation pour contrer les effets du projet proposĂ©.
Le volume croissant de donnĂ©es attestant de lâattachement du massasauga Ă son habitat naturel pourrait contraindre les Ă©cologistes Ă changer leur façon de faire. Les clĂŽtures dâexclusion, qui empĂȘchent les serpents de retourner aux endroits quâils prĂ©fĂšrent, ou les relocalisations de spĂ©cimens pourraient en rĂ©alitĂ© condamner les serpents Ă une mort lente, car ils chercheront toujours Ă regagner leurs sites de prĂ©dilection.


Des membres du personnel de la biosphĂšre de la baie Georgienne et de Scales Nature Park, un centre vouĂ© Ă la conservation des reptiles et des amphibiens prĂ©sents sur le territoire ontarien, et des habitant·e·s de la PremiĂšre Nation de Magnetawan continuent ainsi, avec dâautres, de parcourir le territoire Ă la recherche des formations rocheuses prisĂ©es par lâespĂšce. Ă lâaide de longs crochets, ils et elles donnent de petits coups tout autour des pierres jusquâĂ entendre le bruit distinctif de la cascabelle. Chaque spĂ©cimen trouvĂ© est mesurĂ©, pesĂ© et identifiĂ© Ă lâaide dâun transpondeur passif intĂ©grĂ© ou en peignant lâun des anneaux de sa queue. Il est aussi photographiĂ© et gĂ©olocalisĂ© et il nâest pas rare quâon lui donne un nom. Meghan Britt, qui a commencĂ© ce printemps Ă travailler comme technicienne de terrain au Scales Nature Park, a appelĂ© «Megatron» le premier spĂ©cimen quâelle a trouvĂ©, sâinspirant dâune sĂ©rie de noms de Transformers, comme Bumblebee, Ratchet et Starscream.
En plus de trouver des stratĂ©gies pour attĂ©nuer les effets des chantiers routiers, les organismes comme celui qui gĂšre la biosphĂšre de la baie Georgienne cherchent Ă convaincre les propriĂ©taires de songer Ă lâespĂšce au moment de transformer leur coin de paradis. Glenda Clayton croit en effet quâil faut modifier les pratiques dâamĂ©nagement paysager. Elle recommande dâĂ©viter de dĂ©placer les pierres plates â essentielles Ă la survie des serpents Ă sonnette â pour planter une pelouse et de se contenter de dĂ©gager un chemin Ă©troit permettant de voir oĂč lâon met les pieds. «Laissez le reste tel quel pour les animaux», conclut-elle.
DâaprĂšs Hope Hill, qui a quittĂ© Six Nations et passe lâĂ©tĂ© dans la communautĂ© de Magnetawan pour travailler avec lâĂ©quipe chargĂ©e des espĂšces en pĂ©ril, les massasaugas nous montrent comment ĂȘtre de dignes hĂŽtes. «Ils sont ici chez eux, et on doit leur accorder la mĂȘme attention et le mĂȘme respect quâils nous tĂ©moignent en nous permettant de profiter de leur territoire.»
Pour en savoir plus sur les moyens employĂ©s par les gens de la baie Georgienne pour attĂ©nuer l’impact de l’activitĂ© humaine sur les espĂšces menacĂ©es de la rĂ©gion, visionnez l’Ă©pisode 5 de Striking Balance (en anglais seulement), une sĂ©rie documentaire originale de TVO.
Lac Saint-Pierre, QC

La perchaude est dans le pré
Entre le champ et lâeau, les liens sont plus forts quâil nây parait. Dans la rĂ©serve de la biosphĂšre du Lac-Saint-Pierre, agriculteur·rice·s et communautĂ©s de conservation travaillent de concert pour rĂ©habiliter la santĂ© de la perchaude.
TEXTE Ămilie Folie-Boivin PHOTOS Drowster
Bien que lâon retrouve quelques chalets sur pilotis Ă Baie-du-Febvre, personne ne construit sa maison au bord de lâeau. Câest que dans la rĂ©gion entourant le lac Saint-Pierre, au QuĂ©bec, chaque printemps (ou presque) amĂšne une crue si importante quâelle double la superficie du lac.
Pendant prĂšs de deux mois, les poissons profitent des champs ensevelis sous lâeau pour se reproduire. La perchaude est de ceux-lĂ : Ă la mi-avril, elle traverse la ligne des arbres, parcourt quelques kilomĂštres, puis enrubanne un chapelet dâĆufs autour de la vĂ©gĂ©tation inondĂ©e.
Cette espĂšce fait partie dâun Ă©cosystĂšme absolument unique, dont profitent les communautĂ©s humaines. Les agriculteur·rice·s y cultivent de riches terres nourriciĂšres; les adeptes de pĂȘche (commerciale et sportive) et de chasse sây alimentent; les vacancier·Úre·s sâĂ©vadent dans ses paysages de carte postale, qui permettent Ă lâindustrie du tourisme de fleurir. Qui plus est, la perchaude est intimement liĂ©e au mode de vie du peuple abĂ©nakis.
Or, la population de cette espÚce de poisson a chuté de 79% entre 1979 et 2019, alors que partout ailleurs dans la province, les stocks se portent à merveille.
***

Il nâest pas exagĂ©rĂ© de dire que si le littoral du lac Saint-Pierre est aussi exceptionnel, câest beaucoup grĂące Ă sa plaine inondable â la plus vaste en eaux douces du QuĂ©bec. En plus dâoffrir un refuge pour la reproduction, elle constitue un gĂ©nĂ©reux garde-manger pour les larves de poissons avides de petits invertĂ©brĂ©s. Les eaux chaudes et peu profondes de ce lac long de 32 km contribuent Ă lâefflorescence dâamples herbiers aquatiques abritant tout un Ă©cosystĂšme. Au total, 288 espĂšces dâoiseaux, 79 espĂšces de poissons et 24 espĂšces dâamphibiens et de reptiles, dont plusieurs sont menacĂ©es ou vulnĂ©rables, frĂ©quentent ce territoire situĂ© Ă mi-chemin entre MontrĂ©al et QuĂ©bec. (Câest sans compter les 85 000 rĂ©sident·e·s, dâĂ©normes bateaux de marchandises et plusieurs usines!)
Â
BardĂ© de reconnaissances, cet archipel remarquable â regroupant une centaine dâiles â est un joyau de notre patrimoine naturel. Il porte le sceau de la Convention de Ramsar Ă titre de zone humide dâimportance internationale et, depuis 2000, il est classĂ© rĂ©serve mondiale de la biosphĂšre par lâUNESCO. Ce badge lui confĂšre dâailleurs un intĂ©rĂȘt bien spĂ©cial, explique Henri-Paul Normandin, porte-parole de la biosphĂšre et ancien ambassadeur. «C’est un petit bijou qui attire une attention internationale. On compte sâen servir pour sensibiliser et mobiliser encore plus la communautĂ© locale, de mĂȘme que les autres paliers gouvernementaux. Parce que les enjeux globaux de la biodiversitĂ© sont aussi des enjeux locaux. Et que ce quâon fait â ou ne fait pas â Ă l’Ă©chelle locale a un impact planĂ©taire!»
Le lac Saint-Pierre, câest en outre lâĂ©quivalent dâune station dâĂ©puration pour les eaux du Saint-Laurent. Par exemple, quand MontrĂ©al procĂšde Ă ses grands dĂ©versements dâeaux usĂ©es dans le fleuve, celles-ci sont filtrĂ©es dans cet enchevĂȘtrement de marais. Elles ressortent â câest dĂ©montrĂ© â plus propres Ă la hauteur de Trois-RiviĂšres quâelles ne lâĂ©taient Ă lâentrĂ©e de Sorel-Tracy.


«Le lac agit comme un rein pour le Saint-Laurent, illustre Philippe Brodeur, biologiste pour le ministĂšre des ForĂȘts, de la Faune et des Parcs. Mais le rein est fatiguĂ©, visiblement fatiguĂ©.»
Vers une agriculture plus durable
PĂȘcheur·euse·s et agriculteur·rice·s se sont longtemps renvoyĂ© la balle quant Ă la dĂ©tĂ©rioration de lâĂ©tat de la perchaude. «[Fin 80 dĂ©but 90], on maintenait une pression de pĂȘche trop importante, alors que son abondance Ă©tait dĂ©jĂ en dĂ©clin», indique Philippe Brodeur, rencontrĂ© sous un soleil plombant. «Les dĂ©barquements dĂ©passaient les 300 tonnes dans le lac annuellement.» Ă ce moment-lĂ , les habitats Ă©taient en mesure de soutenir ce rythme effrĂ©né⊠jusquâĂ ce quâils ne puissent plus, faute dâune reproduction suffisante de la perchaude. Et, malgrĂ© le moratoire de 2012 sur la pĂȘche sportive et commerciale (par ailleurs reconduit jusquâen 2022), la santĂ© de ce bio-indicateur est demeurĂ©e fragile.Â
Il a fallu reconnaitre que lâagriculture intensive de maĂŻs et de soya dans les plaines inondables â en remplacement dâune agriculture traditionnelle, dominĂ©e par le foin et le pĂąturage â y est pour beaucoup. La rĂ©colte dâautomne laissant les sols Ă nu, la perchaude ne trouve plus de quoi accrocher ses Ćufs. Sans oublier quâĂ la fonte des neiges, les sĂ©diments et les pesticides ruissĂšlent jusquâau rivage et rendent lâeau turbide.Â
La situation est assez inquiĂ©tante pour quâune panoplie dâacteur·rice·s se bousculent au chevet du lac Saint-Pierre. Plusieurs millions de dollars ont Ă©tĂ© investis pour restaurer les habitats dans la plaine dâinondation, mais aussi en amont du littoral. Lâun des objectifs: mettre en place des pratiques agricoles durables.

Monsieur Lefebvre: planter une prairie
Depuis trois ans, lâĂ©quipe dâAnne Vanasse, professeure Ă la FacultĂ© des sciences de lâagriculture et de lâalimentation de lâUniversitĂ© Laval et coresponsable du PĂŽle dâexpertise multidisciplinaire en gestion durable du littoral du lac Saint-Pierre. collabore justement avec des producteur·rice·s pour tester diverses initiatives agricoles responsables. Claude Lefebvre, producteur laitier et maire de Baie-du-Febvre par ricochet, est lâun de ceux-lĂ .
Sur les terres oĂč il a grandi, dans les annĂ©es 50, il tente dâimplanter une prairie dâalpiste roseau â une plante pĂ©renne trĂšs rĂ©sistante aux crues en raison de son imposant systĂšme racinaire, ce qui en ferait un refuge de choix pour de nombreuses espĂšces. Le PĂŽle dâexpertise mise (entre autres) sur cette herbe pour rĂ©tablir lâhabitat de la perchaude. Or, câest un fourrage gĂ©nĂ©ralement peu attrayant pour les cultivateur·rice·s: il est trĂšs fibreux, contient peu de protĂ©ines et nâest pas si appĂ©tissant pour le bĂ©tail. Avec sa ferme laitiĂšre de 400 tĂȘtes, M. Lefebvre y voit toutefois une belle occasion Ă saisir: «Le but est dâavoir un dĂ©bouchĂ© pour cette culture; de notre cĂŽtĂ©, on va lâutiliser pour nourrir nos vaches taries [en repos de lactation avant un nouveau vĂȘlage], car elles ne doivent pas avoir une alimentation trop riche pendant cette pĂ©riode.»

«Le but est dâavoir un dĂ©bouchĂ© pour cette culture; de notre cĂŽtĂ©, on va lâutiliser pour nourrir nos vaches taries [en repos de lactation avant un nouveau vĂȘlage], car elles ne doivent pas avoir une alimentation trop riche pendant cette pĂ©riode.»
â Claude Lefebvre
Ăa peut sembler facile de naturaliser une prairie avec un fourrage aussi rĂ©sistant, mais les importantes inondations de 2019 et de 2020 ont retardĂ© la semence, et lâagriculteur craint que lâalpiste roseau ne rĂ©ussisse pas Ă sâimplanter en raison de la sĂšcheresse exceptionnelle de lâĂ©tĂ© en cours. Heureusement, M. Lefebvre a une qualitĂ© en partage avec cette plante: la rĂ©silience.

«Câest toujours la faute des agriculteurs! Mais bon, on est conscients quâon fait partie du problĂšme.»
â Claude Lefebvre
Dâautres pistes de solutions sont en cours dâexploration. Dans les terres en monoculture, le PĂŽle dâexpertise Ă©tudie la culture de couverture intercalaire, qui consiste Ă semer, par exemple, du raygrass entre les rangs de maĂŻs, et du blĂ© dâautomne ou du lotier dans les champs de soya. Ces plantes herbacĂ©es ne servent peut-ĂȘtre pas directement Ă lâhabitat de la perchaude, mais, une fois la rĂ©colte fauchĂ©e, elles crĂ©ent un tapis qui rĂ©duit lâĂ©rosion du sol â et freine potentiellement le ruissĂšlement des sĂ©diments dans le lac.
Une autre initiative Ă lâĂ©tude, enfin, consiste Ă instaurer des bandes pĂ©rennes de quatre mĂštres de large prĂšs des fossĂ©s, sur les terres cultivables, pour fournir aux poissons de quoi accrocher leurs Ćufs.

Monsieur Brissette: revenir au foin
Pendant plus de 30 ans, Laurent Brissette a Ă©tĂ© propriĂ©taire de terres sises devant un magnifique chapelet dâilots, Ă Saint-Ignace-de-Loyola. Câest lâun des endroits oĂč le lac prend des airs de bayou louisianais.
AprĂšs avoir exploitĂ© la culture du soya («Il fallait mettre beaucoup dâherbicides et de pesticides pour que ce soit rentable, et ça me dĂ©plaisait», confie M. Brissette, au tĂ©lĂ©phone), ce «gentleman farmer» est revenu aux sources en cultivant le foin, tel que le faisaient les premiĂšres gĂ©nĂ©rations de fermier·Úre·s dans les plaines inondables. En solo, il a buchĂ© fort pour que la faune revienne, reconnectant Ă la mitaine des bouts de marais stagnants. «Jâai mĂȘme rĂ©ussi Ă faire un fossĂ© piscicole Ă la pioche. Ăa mâa pris cinq heures!», ajoute-t-il, faisant retentir sa fiertĂ© jusquâĂ MontrĂ©al. Pour sa retraite, il dĂ©sirait voir cet espace devenir une aire protĂ©gĂ©e â un souhait quâil a pu concrĂ©tiser avec Conservation de la nature Canada (CNC).

En 2020, lâorganisme sans but lucratif a effectivement mis la main sur 12 hectares appartenant Ă M. Brissette. CNC fait partie des acteur·rice·s qui contribuent activement Ă la protection de lâhabitat de la perchaude au lac Saint-Pierre, en acquĂ©rant des terres pour les prĂ©server Ă long terme et y permettre une agriculture «compatible».
Aujourdâhui, les terres de M. Brissette regorgent de vie, grĂące aux efforts combinĂ©s de lâagriculteur et de lâOSBL. Des canards et des oiseaux champĂȘtres nichent entre les asclĂ©piades et les herbes hautes. CNC projette de bonifier davantage les plantes pour amener plus de diversitĂ©. «Pour la perchaude, tu as dĂ©jĂ 95% du gain. Avant, elle ne venait plus, et maintenant, câest une pouponniĂšre Ă poissons!», ajoute Julien, biologiste de formation.


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LâĂ©tat de la perchaude est toujours prĂ©occupant dans la rĂ©serve de la biosphĂšre du Lac-Saint-Pierre; la bataille nâest pas gagnĂ©e. Mais il reste que dâencourageantes amĂ©liorations se font sentir Ă lâĂ©chelle locale.
Si changer les mentalitĂ©s prend toujours du temps, la communautĂ© dâagriculteur·rice·s est rĂ©solument en mode solution, malgrĂ© quelques pochettes de rĂ©sistance. «Elle ne lâĂ©tait peut-ĂȘtre pas il y a dix ans, mais lĂ , elle est prĂȘte. Jâen connais, des rĂ©calcitrant·e·s qui ne voulaient rien savoir dâune gang de biologistes et qui ont modifiĂ© leur façon de penser. On est conscient·e·s de ce quâon a perdu, remarque Claude Lefebvre. Cela dit, si on ne cultive plus ces terres [dans la plaine inondable], il faudra dĂ©fricher ailleurs. Qui va nous nourrir? Le BrĂ©sil? On essaie de limiter notre impact sur lâenvironnement le plus possible, mais peut-on encore faire de lâagriculture tout en amĂ©liorant le sort de la perchaude? Câest ce quâon va voir», conclut lâoptimiste producteur.
Pour une plongĂ©e dans le cĆur du sujet â et voir certain·e·s de nos intervenant·e·s en chair et en os! â, visionnez l’Ă©pisode 6 de Striking Balance (en anglais seulement), une sĂ©rie documentaire originale de TVO.
CreÌeÌe en 1957, la Commission canadienne pour lâUNESCO est le lien entre les Canadien·ne·s et le travail essentiel meneÌ par lâOrganisation des Nations Unies pour lâeÌducation, la science et la culture (UNESCO).
Câest en 1978 que la premieÌre reÌserve de biospheÌre de lâUNESCO au Canada a vu le jour. Les reÌserves de biospheÌre sont des sites ouÌ lâon pratique la conservation de la biodiversiteÌ et lâapprentissage interdisciplinaire afin de relever certains des deÌfis les plus complexes du monde dâaujourdâhui. Il en existe 18 aÌ ce jour, reÌparties aux quatre coins du Canada et couvrant une superficie de 235 000 km2. Les reÌserves de biospheÌre contribuent aÌ la promotion de la durabiliteÌ environnementale, et ameÌliorent la qualiteÌ de vie de 2,3 millions de Canadien·ne·s et de plus de 50 PremieÌres Nations.
Crédits
Chapitre 01: Southwest Nova & Bras d’Or
TEXTE: Shannon Webb-Campbell
PHOTOS :Catherine Bernier
Chapitre 02: Beaver Hills, AB
TEXTE: Matthew Stepanic
PHOTOS: Ramsey Kunkel
Chapitre 03: Georgian Bay, ON
TEXTE & PHOTOS: Laurence Butet-Roch
Chapitre 04 : Lac Saint-Pierre, QC
TEXTE: Ămilie Folie-Boivin
PHOTOS: Drowster
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