Cet article fait partie du Dossier Pollinisation extrême

Chapitre 02

La grande course aux bleuets

Il fait nuit à Saint-David-de-Falardeau, au Saguenay. La bleuetière est uniquement éclairée par la Lune et les phares du camion-remorque de 53 pieds chargé de ruches. Le moteur gronde sans répit. Quatre cosmonautes s’activent dans ce désert de bleuets vallonneux, qu’on devine s’étendre sur des kilomètres. Plus on avance, plus le camion se déleste de sa cargaison. Mais le chemin est cahoteux. Le chauffeur doit s’y prendre à quelques reprises pour aborder les tournants serrés.

David Lee Desrochers est stressé. À bord de son pickup, qui transporte le monte-charge, il observe le camion se démener dans le chemin de terre, secouant les ruches. Plusieurs reines ne survivront pas.

David Lee Desrochers
David Lee Desrochers et Christina Fortin-Ménard
Christina Fortin-Ménard

«Le transport, c’est le bout que j’haïs le plus», grommèle-t-il.

Pourtant, tout s’est déroulé rondement depuis notre départ de Portneuf, vers 22h. L’apiculteur qui est passé avant nous dans la bleuetière n’a pas eu notre chance. À cause de la fatigue et d’une mauvaise manœuvre, sans doute, son monte-charge est allé s’écraser dans le fossé. David Lee ne s’y fera pas prendre. Il a baissé le chauffage et ouvert les fenêtres pour laisser entrer l’air frais de cette nuit du 7 juin. Il sirote sans fin son café Tim Hortons. À 2h du matin, si tout se passe bien, on pourra prendre la route du retour.

C’est la septième année que David Lee charrie des ruches pour la pollinisation des bleuets et des canneberges. Une seconde carrière, après avoir passé huit ans dans l’armée à se bousiller le corps dans les entrainements militaires de Valcartier et du Nouveau-Brunswick.

À ses débuts, à 24 ans, il avait commencé par se procurer 50 ruches. Son entreprise, Les Ruchers d’Or, n’a cessé de croitre depuis, et les difficultés aussi. Après des gels inattendus et un printemps tardif, l’apiculteur a perdu 60% de son cheptel. «On ouvrait les ruches et il n’y avait plus rien. Vides, mortes!» Il prévoyait louer 1 600 ruches cette saison; il a dû couper de moitié. Les échantillons prélevés par le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (Mapaq) ont révélé une intoxication sévère au Spinosad — une substance active présente dans le Entrust, le pesticide utilisé dans les cannebergières biologiques, et de plus en plus dans les bleuetières biologiques. Un insecticide extrêmement toxique pour les abeilles. «On pourrait penser que bio, c’est mieux pour les abeilles, mais la majorité des problèmes qu’on a [avec ces insectes] sont liés à ce produit», m’explique Nicolas Tremblay, agronome et conseiller apicole provincial au Centre de recherche en sciences animales de Deschambault (CRSAD).

Ces derniers mois, malgré la pandémie, David Lee a aussi eu quelques coups de chance. L’Australie a pu lui fournir des paquets d’abeilles, commandés à la dernière minute, et il a accueilli ses deux premiers travailleurs étrangers. Deux Mexicains qui avaient déjà de l’expérience en apiculture dans les champs de canola en Alberta — un miracle. Sa copine, rencontrée lors des auditions de L’Amour est dans le pré, fait son premier voyage avec nous ce soir. Une main-d’œuvre et du soutien inespérés.

Depuis que son cheptel a été décimé, David Lee court les ruches de nuit — les abeilles ne pouvant être déplacées de jour — pour honorer son contrat avec les bleuetières et renflouer ses coffres. Jusqu’à hier soir, il lui en manquait encore 128 pour atteindre les 432 promises. In extrémis, il a réussi à trouver les précieuses ruches manquantes chez un autre apiculteur, mais il a dû se taper une nuit blanche avant de repartir pour le Saguenay.

Chaque année, c’est la course. Pour polliniser toutes les bleuetières du Québec et en obtenir le plein rendement, les producteurs de bleuets espèrent 95 000 ruches. Mais les colonies sont ravagées en raison des maladies, des pesticides et des fongicides.

L’an dernier, ils n’en ont obtenu que 35 000. L’Ontario, dont près de la moitié des ruches sont destinées à la pollinisation des bleuets dans les Maritimes et au Québec, aurait pu nous en refiler au moins 5000; or, le gouvernement québécois a partiellement fermé ses frontières, redoutant la propagation du petit coléoptère de la ruche (PCR), qui fait des ravages là-bas. Cela n’a pas empêché l’entrée illégale d’un chargement de ruchettes au début de l’été. Depuis, le MAPAQ a répertorié des cas de PCR chez cinq apiculteurs québécois.

Pour compenser le manque de ruches, l’entreprise Bleuets Sauvages du Québec, qui détient la majorité des bleuetières québécoises, fait venir des colonies de bourdons de Détroit et élève des mégachiles — des insectes pollinisateurs utilisés pour la luzerne dans l’Ouest américain. Dans la bleuetière, les quads de bourdon sont déposés un peu partout sur le sol, dans des boites de carton. Les mégachiles, elles, nichent dans des espèces de yourtes miniatures plantées dans l’espace interstellaire du Saguenay.

Augustin Caoich, Alejandro Pastrana, Steve Gauthier & David Lee

Certes, les pollinisateurs indigènes sont plus efficaces. Mais il n’y en a pas assez pour répondre aux besoins dans un champ commercial. De toute façon, les producteurs de bleuets n’ont pas le choix: s’ils ne louent pas de ruches afin d’obtenir une quantité suffisante de pollinisateurs, ils ne peuvent obtenir d’assurance récolte.

Des 35 millions de kilos de bleuets produits au Québec, 85% sont destinés à l’exportation. Les bleuets sont d’abord surgelés, puis envoyés notamment aux États-Unis, en Allemagne et au Japon.

À noter qu’il s’agit ici de bleuets dits sauvages, plus petits que les bleuets en corymbe cultivés dans le sud du Québec et en Colombie-Britannique. Au Saguenay Lac St-Jean, la perle bleue a trouvé un terreau fertile après l’incendie qui a ravagé plus de la moitié de la région, en 1870. La surface cultivée correspond maintenant à la superficie de l’île de Montréal. Ce petit fruit y pousse à l’état naturel, mais les conditions propices y sont maintenues grâce à des brûlages.

Il faut dire que les entreprises ont développé des marchés depuis que le bleuet a été consacré antioxydant par excellence, il y a une vingtaine d’années. Le Canada est devenu le deuxième producteur mondial de bleuets, après les États-Unis. En 2016, l’offre a été telle dans le Maine, dans les Maritimes et au Québec que le prix du fruit a chuté, étranglant les producteurs.

Superficie des cultures fruitières du Québec en 2018
(en hectares)

Commerce international de fruits au Québec en 2018

(Inclut bleuets, canneberges, fraises, framboises, raisins et pommes)

exportations

0$

importations

0$

David Lee y goute aussi. Pour qu’il obtienne le plein prix pour la location de ses ruches — 150$ chacune, en moyenne —, celles-ci doivent contenir un minimum de 12 cadres, ce qui doit être confirmé lors de l’inspection du CRSAD. Un standard difficile à atteindre au début du printemps, alors que le froid empêche la reine de pondre.

Avec les pertes qui surviennent chaque année et les printemps tardifs qui se succèdent, David Lee n’y arrive pas. «J’ai l’impression de toujours vivre sur du temps emprunté», confie-t-il. Ce soir, en suivant le camion chargé de ruches — et dont la valeur, avec les équipements, frôle les 600 000$ —, il se questionne:

«C’est quoi, la solution? Arrêter de grossir et avoir seulement 200 colonies? Mais on ne peut pas en vivre. Et puis, en vivre… J’ai une petite maison que j’ai payée 130 000$, et une vieille Mazda, que je prête aux Mexicains.»

Ne manquez jamais un numéro

Deux numéros par année

25% de réduction sur les numéros précédents

Livraison gratuite au Canada

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.