Cet article fait partie du Dossier Pollinisation extrême

Chapitre 01

Le vol de ruches

Dans le bureau de Victoriaville, la photo du voleur, menotté et escorté par un policier, est toujours bien en vue sur le mur.

«Je veux être sûr de le reconnaitre si je le croise quelque part», justifie l’apiculteur Francis Labonté, avec une lueur dans le regard. «La police nous a bien dit de ne pas nous en mêler», tempère Frédérick, son fils de 22 ans.

Il a les mêmes yeux bleus pétants que son père, son grand-père et son oncle Mathieu.

Quatre années se sont écoulées depuis que le plus gros vol de ruches de l’histoire du pays est survenu chez les Labonté. Or la colère, elle, ne s’est toujours pas assouvie.

Le matin du 24 avril 2016, Mathieu Labonté entreprend la tournée de ses ruchers. Il découvre que la petite clairière le long de la route 955, à Saint-Albert, a été décimée: 184 ruches manquent à l’appel. Pourtant, le dimanche d’avant, tout était beau. Le père, Jean-Marc Labonté, était allé y faire un tour après avoir mangé sa première molle de la saison. L’armée de neuf millions d’abeilles était prête à être transportée au Lac-Saint-Jean, où elle butinerait les fleurs de bleuets tout le mois de juin.

Les Labonté alertent alors la Sûreté du Québec. Francis, le plus vieux des frères, n’en dort plus la nuit. La famille offre une récompense de 10 000$ à qui retrouvera le larcin et loue un hélicoptère pour scruter les environs. C’est finalement dans le coin de Mandeville, dans Lanaudière, que le père Labonté aperçoit les ruches. Mais sans mandat, impossible d’intervenir… Le lendemain, c’était trop tard: elles avaient de nouveau disparu. Si le voleur, Marco Beausoleil, a fini par plaider coupable de recel, les ruches n’ont jamais été retrouvées. «Elles ont probablement été envoyées en Gaspésie, ou dans les bleuets au Nouveau-Brunswick», suppose Jean-Marc Labonté. Ses garçons, eux, espèrent encore retrouver les cadres de bois burinés à l’effigie de la compagnie: MLI.

«Je peux pas comprendre», s’indigne encore aujourd’hui Frédérick. «Tu volerais pas une vache, alors pourquoi voler une ruche? C’est la même chose. Ça se fait pas.»

Le jeune Frédérick a tâté bien des métiers avant d’adopter pour de bon la chemise bleue — et la cigarette — familiales, il y a quelques années. «J’ai essayé autre chose, mais je reviens toujours à ça: travailler dehors, avec la nature. On n’est pas juste apiculteurs: on fait de la maintenance, de la mécanique… Moi, j’appelle ça travailleur de la vie!» Pour lui, le rôle de l’abeille domestique est fondamental dans la chaine alimentaire. Et il n’a pas tort.

À elle seule, l’abeille domestique est responsable de près du tiers de ce que nous mangeons: pommes, poires, bleuets, canola, sarrasin, concombres, melons, entre autres. Sans oublier le miel.

Dans les années 70, les Labonté produisaient des kilos de miel. Mais la business a changé, et le métier d’apiculteur aussi. Les fleurs, qui provenaient en grande partie des pâturages du bétail — comme les champs de trèfles et de luzerne —, ont disparu. «On coupe ces fourrages-là avant qu’ils fleurissent, parce qu’on s’est aperçu qu’ils comportent moins de protéines pour les animaux lorsqu’ils sont en fleurs», explique Pierre Giovenazzo, directeur de la Chaire de recherche en services apicoles de l’Université Laval, dont les travaux sont en partie financés par l’industrie du bleuet. Pas de fleurs, pas de pollen, pas de nectar. Pas de nectar, pas de miel. Pas de miel, pas de nourriture pour la colonie, qui en a besoin pour passer l’hiver, pondre, vivre.

Les apiculteurs compétitionnent donc pour le territoire, qui se fait rare. Et c’est sans compter les vols, qui sont fréquents. À 70 ans, le père Labonté en a vu de toutes les couleurs. Il se souvient d’avoir puni un malfaiteur, qui lui avait dérobé quelques cadres d’abeilles, en l’assoyant dans une ruche. Ça joue dur. «Mes gars sont moins malins que moi», raconte-t-il. «Je leur ai dit: tenez-vous donc un douze dans votre camion, pis mettez des balles de sel dedans!»

En cette fin de printemps caniculaire, les abeilles sont à l’œuvre dans la clairière où s’est produit le vol, il y a quatre ans. Sur les ruches, de petites chaudières remplies de sirop fabriqué avec du sucre blanc, qui compense le manque de nectar environnant.

«Le miel qu’on fait, ça ne paye même pas le sucre qu’il faut acheter», se désole Francis Labonté en me montrant les poches qui s’empilent jusqu’au plafond dans l’entrepôt. Le sucre blanc pour nourrir les abeilles domestiques est chose commune.

Les Labonté ont été les premiers à louer leurs ruches aux bleuetières dans les années 90, décennie où l’on a prouvé que la pratique décuplait le rendement des petits fruits. La demande n’a cessé d’augmenter depuis: réquisitionnées en juin pour les bleuetières du Lac-Saint-Jean et de la Côte-Nord, leurs abeilles vont ensuite butiner les plants de canneberges du Centre-du-Québec. Aujourd’hui, 95% de leurs revenus viennent de leurs services de pollinisation, et 5%, de la vente de miel. Le miel Labonté vendu en épicerie provient majoritairement de l’Ouest canadien.

Ils ne sont pas les seuls apiculteurs à opérer de la sorte, la location des colonies pour la pollinisation est en croissance au Québec.

Ruches utilisées pour la pollinisation au Québec
2005 à 2018

Nombre de colonies louées
Tendance

Source: Statistique Québec, 2019

Avant de quitter la clairière, Francis attache le mince fil de fer avec un cadenas; une barrière de pacotille qui bloque l’accès au rucher. Un écriteau met en garde quiconque aurait le malheur de s’y aventurer contre une éventuelle électrocution. «Attention de pas pogner l’courant!», blague Frédérick. Aux dires des Labonté, les policiers n’avaient aucune idée de la valeur d’une ruche lorsqu’on leur a signalé le vol. En marchant vers ma voiture, je réalise que moi non plus, je ne le savais pas.

En effet, comment se douter qu’à quelque 350 km de là, au cœur de la forêt boréale, des colonies d’abeilles assurent la production de 35 millions de kilos de bleuets? Après tout, on en voit peu la couleur sur les étalages des marchés et des épiceries du Québec.

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