L’écologisme sera inclusif ou ne sera pas

Le mouvement écologiste est miné par un problème d’inclusion. Or, la militante Leah Thomas nous rappelle qu’on ne peut pas prendre soin de notre planète sans veiller sur ses habitants. Tous, sans exception.

Entrevue — Mark Mann

Cet article fait partie du Dossier Vies noires, espaces verts.

L’heure de l’écologisme intersectionnel est enfin arrivée, et peu de gens en font davantage que Leah Thomas pour populariser et défendre ce concept.

« La justice sociale […] n’est pas un complément optionnel à l’écologisme », écrivait-elle le 28 mai dernier dans une publication Instagram devenue virale. « Il est inacceptable que l’on puisse fermer les yeux sur les injustices raciales quand d’autres sont obligés de composer avec elles. »

Tweet

Son appel à se montrer solidaires des personnes marginalisées — les premières touchées par les iniquités environnementales — a été partagé par des milliers d’internautes, propulsant Thomas dans une carrière à temps plein de militante écologiste, pour qui la justice raciale doit être au cœur du mouvement.

Photo: Cher Martinez
Photo: Jakob Owens

Quand as-tu réalisé que le racisme était négligé, voire ignoré par le mouvement écologiste ?

La lutte pour la justice sociale est arrivée dans ma vie avant l’écologisme. J’avais commencé des études en biologie, mais ça ne cliquait pas; j’ai alors pris le chemin des sciences de l’environnement. Le jour même où j’ai changé de programme, des policiers ont abattu un jeune Noir non armé à 10 minutes de chez moi. C’était Michael Brown. J’ai entamé ma nouvelle majeure tout en étant distraite par ce qui se passait.

Ça me semblait extrêmement bizarre d’étudier les lois sur la qualité de l’eau et de l’air pendant que ma sœur, elle, protestait dans la rue et se faisait gazer.

Tweet

À l’époque, j’étais probablement la seule personne noire dans le programme de sciences et politiques de l’environnement. On mentionnait parfois que les gens de couleur des communautés à faible revenu vivaient disproportionnellement dans les zones d’injustice environnementale, mais cette réalité était à peine effleurée. En parallèle, je m’intéressais au féminisme intersectionnel, un concept inventé par la formidable avocate Kimberlé Crenshaw.

Puis, j’ai fait un stage comme garde-forestière au Service des parcs nationaux et travaillé deux ans en développement durable chez Patagonia, jusqu’à récemment. Personne, au sein de ces deux importantes organisations du secteur environnemental, ne semblait comprendre ma perspective. J’ai réalisé que si mon approche féministe était intersectionnelle, mon écologisme l’était forcément aussi. Ça tombait sous le sens.

Pendant la deuxième vague du mouvement Black Lives Matter, [au printemps 2020], j’étais exaspérée de voir que la communauté environnementale restait majoritairement silencieuse. J’ai donc publié un billet intitulé « Écologistes en soutien à Black Lives Matter », accompagné de ma définition de l’écologisme intersectionnel et d’une promesse d’engagement.

Photo: Vladimir Kudinov

 

Oui, il est étrange — et déconcertant — que l’on puisse se féliciter de petits gestes comme recycler, tout en oubliant complètement des enjeux bien plus graves. J’en suis moi-même coupable. 

C’est pour cette raison que je suis contente de disposer d’un cadre d’analyse comme l’intersectionnalité. À propos de la répartition inégale des richesses, on entend parfois des choses comme « Oh, ça n’a absolument rien à voir avec le racisme ». L’approche intersectionnelle nous montre toutefois que ces réalités sont bel et bien reliées. Bien sûr, on peut se concentrer sur des objets d’étude spécifiques, mais dire que ces deux questions n’ont rien à voir ensemble est ridicule.

Donnez-moi quelques raisons qui expliquent pourquoi les Noirs sont exclus du mouvement écologiste. Vous avez déjà écrit que l’expérience du racisme draine leur énergie; voilà un premier facteur. Quels sont les autres?

Il existe plusieurs facteurs culturels. Par exemple, j’ai travaillé chez Patagonia et leurs sports phares sont très blancs. Je pense d’abord au surf, mais aussi au ski et à l’escalade. Leur faible popularité auprès des Noirs était un sujet de discussion récurrent avec mes collègues, qui supposaient que ces disciplines ne les intéressaient tout simplement pas. Or, cette façon de voir les choses revient à prendre l’équation à l’envers, en commençant par D, au lieu de faire A plus B plus C. La variable A est possiblement un traumatisme ancestral. Les Noirs ont été déportés et entassés les uns contre les autres sur des bateaux avant d’être réduits en esclavage. Même quand ils ont obtenu leur liberté, la ségrégation et les lois Jim Crow ont pris le relai en les excluant de certaines sphères d’activité, comme les sports aquatiques ou le plein air en général; ces derniers ont fini par leur inspirer une crainte pour leur sécurité.

À l’heure actuelle, plus de 60 % des Afro-Américains — et un pourcentage semblable de la communauté hispanophone — ne savent pas nager. C’est un phénomène générationnel profondément enraciné dans le traumatisme.

Tweet

La question des terres du domaine public américain — des territoires volés aux Premières Nations — est aussi pertinente. Les parcs nationaux se trouvent souvent dans des endroits reculés et difficilement accessibles. Avant d’être garde-forestière, je ne savais rien du réseau américain des parcs. J’en connaissais bien quelques-uns, mais j’ignorais qu’il existait au pays plus de 400 lieux historiques nationaux, dont certains occupent une place importante dans la trajectoire des Noirs. Mes parents non plus n’étaient pas au courant, ce qui explique qu’ils ne m’ont pas transmis ce bagage.

Enfin, beaucoup d’écologistes blancs ne réalisent pas que leurs privilèges les ont amenés à percevoir la nature d’une manière bien particulière. Ils reconnaitront par exemple la valeur d’un parc national comme Yosemite, mais lèveront le nez sur un grand nombre de communautés noires et brunes, même si leurs jardins urbains ont une grande valeur à plusieurs égards. Pour moi, c’est symptomatique d’un problème de société plus large, qui fait que les gens n’ont pas conscience de leur place au sein de l’écosystème planétaire.

Photo: Michelle Lee

Même en ville, on vit dans la nature. Bon nombre d’écologistes blancs se l’imaginent encore comme un endroit où il faut se rendre ; ils ne réalisent pas qu’elle est partout autour d’eux. On peut donc affirmer que ces différentes communautés racisées vivent au cœur de la nature, même en milieu urbain.

Tweet

Pouvez-vous expliquer pourquoi le mouvement écologiste a besoin de la justice sociale pour triompher ?

Soyons francs : l’écologisme actuel est fondamentalement raciste. Si le contraire était vrai, les personnes racisées ne seraient pas touchées de manière aussi disproportionnée par les injustices environnementales. Pourtant, c’est le cas, et on le constate en se penchant sur la qualité de l’air, l’accès à l’eau, la proximité des décharges toxiques et des sites d’enfouissement, l’accès aux espaces verts et aux parcs nationaux, ou encore sur les populations les plus frappées par les ouragans.

Ça ne veut pas dire que les militants sont eux-mêmes racistes, mais bien que le mouvement écologiste a été érigé sur des bases qui excluent les personnes de couleur et les Autochtones — dont la sagesse a d’ailleurs inspiré ses fondateurs. Il a émergé après le mouvement pour les droits civiques, qui se passait dans les années 60 et 70, et était largement dirigé par des Blancs. Les écologistes se sont approprié les tactiques des protestataires afro-américains. Et, bien sûr, il y a eu le premier jour de la Terre, qui était en soi un évènement extraordinaire; mais en examinant les photos de l’époque, on aperçoit des personnes blanches portant des coiffes autochtones. Nous en sommes maintenant à un autre tournant dans l’histoire. En 2019 et au début de 2020, nous avons assisté à des marches pour le climat mémorables, suivies immédiatement d’un autre mouvement pour les droits civiques.

Cette fois, ce qu’on peut faire de différent, c’est s’unir. À mon avis, les écologistes doivent réparer leurs torts en matière d’appropriation culturelle et laisser une place aux autres cultures au sein de leur mouvement.

Tweet
Photo: Wonderlane

 

Le mythe du « sauveur blanc » est pernicieux. Comment faire pour agir autrement ?

C’est important que les gens comprennent ceci: pour utiliser leurs privilèges à bon escient, ils doivent amplifier le message de ceux et celles qui n’ont jamais pu se faire entendre dans l’histoire. Car ces militants existent bel et bien.

Quand l’enjeu du racisme environnemental est soulevé, beaucoup de personnes se demandent comment sauver les victimes, au lieu de se poser la question : « Qu’est-ce que j’ai pu négliger pour qu’une telle chose se produise ? »

Tweet

Demandez-vous qui défend déjà cette cause au sein des communautés touchées. Croyez-moi, il y a des activistes à l’œuvre. Cherchez à diffuser leur message plutôt que de vous l’approprier. Ces militants noirs et bruns sont forts. Je les connais. Ils se battent depuis longtemps.

Il vaut donc mieux partager leurs publications sur les médias sociaux, signer leurs pétitions et amplifier leur travail. J’ai profité moi-même de cet effet de levier. Grâce aux partages de ma publication, je suis passée de 13 000 à plus de 120 000 abonnés, et ce, en seulement quatre semaines. Ce n’est pas qu’une question de popularité; cette visibilité me permet maintenant de me consacrer à temps plein au militantisme.

J’aimerais aussi que vous me parliez de votre plateforme d’écologisme intersectionnel. Pouvez-vous m’expliquer comment elle a vu le jour et quels sont vos objectifs ?

On vient de la fonder et je suis fébrile! Composé de 19 militants d’origines diverses, notre Conseil d’écologisme intersectionnel a la capacité de rejoindre plus d’un million de personnes. La plateforme a trois fonctions principales. La première est de servir de ressource éducative, tout en oeuvrant à la création d’une communauté. Nous avons besoin d’un espace pour que ces jeunes activistes partagent du contenu sur l’intersectionnalité et l’écologisme. Notre site web comporte aussi une dimension éditoriale; des textes de référence et des essais personnels y seront publiés sous peu.

La deuxième fonction du conseil a trait à notre programme de responsabilisation pour les entreprises en matière d’intersectionnalité environnementale. De nombreuses organisations veulent obtenir une certification; mais après avoir travaillé pour Patagonia, notamment, je me suis rendu compte que les attestations actuelles ne me protègent pas en tant qu’employée noire, et ne m’aident en rien à progresser à l’intérieur d’une entreprise. Nous voulons donc offrir un programme complet, destiné à celles qui souhaitent s’engager pendant un an et prendre part à une formation aux côtés de 50 à 100 autres compagnies. Cela leur permettra de comprendre que la responsabilisation est un processus continu, et non une simple certification.

Et troisièmement, nous allons militer sans relâche pour l’écologie et la justice sociale, puisque ces deux causes forment un tout à nos yeux. C’est important pour ceux et celles qui restent trop souvent dans l’ombre : les personnes racisées, les membres de la communauté LGBTQ+, les personnes handicapées, et d’autres encore.

Photo: Amy Humphries

Nous fonctionnerons à titre d’entreprise à but lucratif, parce que nous voulons prouver qu’il existe une autre façon de faire des affaires. Nous croyons fermement que l’on peut s’attaquer aux inégalités de richesse et combler l’écart salarial en payant adéquatement nos employés.

Tweet

Wow ! Je suis impressionné. Quel départ incroyable!

Oui, je suis prête et bien entourée. Quand j’étais blogueuse, je ne touchais pas un salaire équitable. Je veux donc tout faire en mon pouvoir pour soutenir mon équipe et fournir une source de revenus à chacun de ses membres. Mon travail me passionne au plus haut point. Bien sûr, je vais commettre des erreurs ; j’en ai surement déjà fait une tonne, mais je veux donner tout ce que j’ai.

Ne manquez jamais un numéro

Deux numéros par année

25% de réduction sur les numéros précédents

Livraison gratuite au Canada

Infolettre

Pour recevoir les dernières nouvelles et parutions, abonnez-vous à notre infolettre.