Vague porteuse

Pour les membres des communautés historiques noires de la Nouvelle-Écosse, apprendre le surf est un moyen de panser les plaies de la ségrégation et d’embrasser l’avenir.

Texte — Nzingha Millar
Photos — Carolina Andrade
Vidéo — Mirror Image Media

Cet article fait partie du Dossier Vies noires, espaces verts.

La ville d’Halifax en Nouvelle-Écosse comporte deux rives et deux ponts. Avant même de pouvoir prononcer une phrase, je savais dire le mot «eau». Pour ma mère, accoucher d’une enfant fascinée par l’océan était à la fois fascinant et terrifiant. Dès mes premiers pas, elle m’a fait suivre des cours de natation, jusqu’à ce qu’elle soit certaine que je me débrouille assez bien pour éviter une noyade.

Les habitants de la côte Est se targuent sans arrêt de leurs plages immaculées. Dans les publicités touristiques, on tente d’attirer nos pauvres voisins enclavés en décrivant la Nouvelle-Écosse comme le «terrain de jeu océanique du Canada». Après suffisamment d’années passées à vivre près de l’océan, on en vient à le considérer comme un vieil ami, quoiqu’on ne le connaisse jamais assez.

Ma mère a grandi près de l’eau à Lake Loon, un village où vit une communauté noire ségréguée. Cette collectivité soudée fait partie du canton historique de Preston, fondé par des loyalistes noirs, des réfugiés noirs de la guerre de 1812 et des Marrons de la Jamaïque, tous libres. Le canton se compose de trois communautés noires distinctes: Cherry Brook, East Preston et North Preston — la communauté avec la plus forte concentration de Noirs au pays. La famille de ma mère était l’une des seules à pouvoir se baigner dans le lac, un privilège que les gardiens blancs lui accordaient par considération pour le travail de mon grand-père, leur fidèle livreur de mazout de chauffage.

C’est peut-être l’histoire méconnue de l’esclavage et de la ségrégation en Nouvelle-Écosse qui explique la monochromie des visages des anciennes campagnes promotionnelles de la côte Est. En tant que jeune fille noire, j’étais amenée à comprendre que les référents néoécossais n’étaient pas les miens.

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«Pourquoi tu aimes tant le danger?» s’est écrié ma mère en écarquillant les yeux quand je lui ai annoncé mon intention d’apprendre le surf cet été grâce au programme North Preston Swim to Surf. Sa peur était mêlée à une puissante dose d’amour, deux émotions qui vont souvent de pair pour les mères noires.

Pour la génération de ma mère, l’eau était purement utilitaire — on y pêchait, on y baptisait, on la faisait bouillir avant de la consommer. L’eau pouvait vous emporter si vous n’étiez pas vigilants, surtout pour une personne noire perdue dans une marée de baigneurs. À une époque, les flots ont porté mes ancêtres à bord de navires jusque de l’autre côté de l’Atlantique, loin de leur terre natale. Le surf est une occasion de se réapproprier l’eau et de repenser notre relation avec elle, aujourd’hui et pour les générations à venir. Voilà certainement pourquoi je m’y intéresse tant.

Le programme North Preston Swim to Surf est propulsé par l’énergie d’une équipe dévouée d’instructeurs et de bénévoles. Ce qui a commencé en 2019 comme un projet pilote pour accroitre la représentation de surfeurs et surfeuses noir.e.s est devenu, à sa deuxième année d’existence, un programme estival à part entière. Parmi les élèves, on compte tout autant des bambins que des adultes dans la quarantaine.

Le programme est le fruit d’un partenariat entre Blxckhouse, un organisme jeunesse tourné vers l’avenir, et l’Association de surf de la Nouvelle-Écosse (SANS). LaMeia Reddick (Blxckhouse) et Beth Amiro (SANS) sont les visionnaires derrière cette initiative. Gratuites pour les participants, les leçons ont pour objectif d’éliminer les obstacles empêchant les jeunes Noirs d’apprivoiser l’eau comme ils l’entendent. Quand j’ai questionné Reddick sur les visées à long terme du programme, sa réponse a été sans équivoque: «La liberté. On veut faire tomber les normes traditionnelles qui nous dictent quoi faire ou ne pas faire.»

Le surf est un exercice d’autonomie. Quand la bonne vague se présente, la décision de s’élancer est entièrement vôtre. En quelques secondes, il vous faut décider comment votre corps réagira. Autrement, l’eau choisit à votre place. J’ai souvent été renversée de ma planche et submergée sous des tourbillons d’écume, mais chaque fois, un des incroyables instructeurs du programme m’a encouragée à me relever et à recommencer.

En sortant la tête des flots salins pour retrouver l’air libre, j’ai réalisé que si nos enfants apprenaient à conquérir les vagues, ils pourraient conquérir le monde. Rien ne saurait les arrêter.

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Récemment, des surfeurs et surfeuses du programme ont organisé une sortie en mer en soutien à Black Lives Matter. La cérémonie, inspirée d’un rite funéraire hawaïen, a réuni près de 100 personnes sur la plage Martinique, à 40 minutes de North Preston. En plein océan, ils ont formé un cercle et déposé des fleurs à la mémoire des vies volées, en prononçant les noms de victimes comme George Floyd et Breonna Taylor. Tous en chœur, ils ont poussé un cri de délivrance, dont l’écho s’est répercuté jusqu’au rivage. Associée autrefois à une souffrance collective, l’eau s’est transformée en lieu de guérison.

Lors de ma dernière leçon de surf, je me suis assise sur ma planche, à distance de la plage, pour observer les plus petits s’exercer. Leurs parents et tuteurs avaient bravé la route venteuse et embrumée pour les conduire jusqu’ici. À genoux, ils les avaient aidés à enfiler leur combinaison, un membre à la fois, avant de les asperger de chasse-moustique et de les relâcher à l’eau telle une horde de bébés phoques.

Comme le ciel se dégageait, j’ai repéré sur le sable une femme, qui observait attentivement une fillette. Coiffée d’un bonnet de bain blanc, l’enfant batifolait dans l’eau, une planche de flottaison à la main. L’intensité dans les yeux de sa mère lorsqu’elle a croisé mon regard. Je lui ai souri, en prenant conscience presque simultanément de ce à quoi j’assistais: non pas une manifestation de confiance à l’égard de l’eau, mais en l’avenir. Cette petite fille sera équipée pour affronter la vie et ses énormes vagues.

Nzingha Millar est une journaliste et animatrice communautaire basée à Halifax, en Nouvelle-Écosse. Elle travaille dans le domaine des relations publiques et, dans ses temps libres, elle explore son goût pour les idées et les histoires qui expliquent pourquoi les choses sont comme elles sont. Elle profite de l’été pour décompresser et passer du temps dehors, dans la nature, le seul endroit où elle se sent réellement libre.

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