Fabriquer son alvéole

Chez Candide, le chef John Winter Russell jette les bases d’une gastronomie hyperlocale et hypersociale.

Texte — Catherine Métayer
Photos — Edouard Plante-Fréchette

Par un après-midi de printemps, John Winter Russell me reçoit au Candide, restaurant qu’il a fondé en novembre 2015 dans le sous-sol d’un ancien presbytère, dans Griffintown, à Montréal. Les longues tables communes en bois, la cuisine et le garde-manger à aire ouverte ainsi que le sourire franc du chef donnent à l’établissement une atmosphère chaleureuse. Il est près de 14 h : le personnel en est à recevoir les livraisons des producteurs locaux. Aujourd’hui, c’est le jour du fromage. Tout autour de nous s’empilent des boites de Clos-des-Roches au lait cru bio de la Fromagerie des Grondines. « La vie est belle quand on peut commander du fromage au kilo », déclare Russell. D’une simplicité désarmante, sa remarque est hautement révélatrice de sa vision du monde.

Chez Candide, le chef Russell a mis sur pied une équipe de cuisiniers et de sommeliers talentueux qui proposent un menu hyperlocal, à forte teneur en légumes. Je dis bien « hyperlocal » : citron, poivre, sucre blanc et huile d’olive figurent parmi les aliments « étrangers » qui ne sont pas admis en cuisine. Le poisson et la viande sont servis en garniture, pour le bien de la planète. Dans les assiettes, ni pesticides ni herbicides. Et, peut-être plus important encore, chaque ingrédient provient d’un producteur de l’estuaire du Saint-Laurent, ou à tout le moins du Québec. Il n’y a que trois exceptions : les amis ontariens du chef — il est né dans la province voisine — lui envoient chaque année des cerises et des pêches; les amis néoécossais et néobrunswickois de sa mère lui apportent des fruits de mer lorsqu’ils lui rendent visite; et un autre ami, de Terre-Neuve cette fois, récolte sur cette ile le sel utilisé au restaurant.

De toute évidence, Russell considère que les producteurs font partie de la famille élargie de l’établissement. Mais les soutenir au fil des saisons est une tâche ardue, surtout que Candide s’efforce de demeurer parmi les tables les plus originales, les plus fraiches et les plus variées du pays. Pour en arriver à créer des profils de saveurs renouvelés pendant toute l’année (et ainsi éviter la redoutée betterave « en quatre temps » l’hiver), le chef Russell et son équipe doivent s’approvisionner en ingrédients frais entre mai et décembre, et les conserver suivant une multitude de méthodes traditionnelles. Ainsi, peu importe la saison, les plats mettent en vedette des ingrédients locaux — frais ou transformés — tels qu’edamame, livèche, fraises vertes, yogourt fumé, fleurs comestibles, pleurotes, hareng, bleuets, pétoncles, poutargue, panais, têtes de violon, œufs d’éperlan, pintade, doré, érythrone d’Amérique, prunes, blé malté… Et j’en passe.

Au fur et à mesure que Russell explique ses techniques de salage, de séchage, de mise en conserve et de fermentation, je devine toute la complexité de son opération. Il déclare certes que « la vie est belle », mais ça ne veut pas dire que le chemin pour s’y rendre est aisé. Depuis quelques années, le chef propriétaire du Candide repousse des limites que peu de restaurants ont même approchées. Ce faisant, il a mis au monde un nouveau type de gastronomie hyperlocale.

Il y a deux printemps, Cadet Roussel, une ferme biodynamique de la Rive-Sud, a produit un magnifique lot de livèche, que Russell compare affectueusement à du « cèleri dopé aux stéroïdes ». (Pour quiconque essaie de faire une salade de livèche, la courbe d’apprentissage est brutale : on ne doit faire usage de cette vivace poivrée qu’à très faibles doses.) Son équipe était fébrile la première fois qu’elle en a reçu. Mais, rapidement, elle n’arrivait plus à suivre le rythme des nouveaux arrivages. La main-d’œuvre manquait pour cuisiner et sécher le tout, et on ne trouvait personne pour s’acquitter de cette tâche. Malheureusement, Cadet Roussel a dû laisser mourir sa livèche. Des mois plus tard, le chef a eu l’idée de sécher les feuilles dans le séchoir industriel de la ferme. Depuis, le Candide ainsi que d’autres restaurants de la région peuvent acheter de la livèche fraiche et séchée tout au long de l’été, ce qui évite les pertes.

L’énergie passionnée que Russell déploie pour une seule (et insolite) feuille verte est représentative de la personnalité radicale du chef — et de ses valeurs éthiques : « Je ne peux pas faire autrement. Si je n’essayais pas d’améliorer les choses, je serais hypocrite. » Après tout, il a fondé le Candide pour soutenir une communauté de cuisiniers, d’agriculteurs, de fromagers, de pêcheurs et de viticulteurs, pour rendre le monde meilleur et pour empêcher la planète de devenir une « boule de feu géante », comme il le dit.

« Ensemble, nous voulons prouver que nous avons eu tort de favoriser le développement économique plutôt que la santé de nos communautés. Je pourrais tenir un restaurant de dix places, trois jours par semaine, et gagner de quoi vivre. Mais la quantité de nourriture que je suis capable de servir au Candide a une incidence positive sur la vie des gens, et ça, ça compte pour beaucoup. »

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On associe souvent le chef Russell à l’expression « gastronomie sociale », en raison de son engagement dans les cuisines communautaires créées par le célèbre chef italien Massimo Bottura en Europe et en Amérique du Sud — Russell travaille d’ailleurs à l’ouverture de la sienne — et de sa contribution aux banques alimentaires ici, à Montréal. Mais, en lui parlant, je comprends que toutes  ses activités sont en fait des actes de gastronomie sociale : cuisiner des plats hyperlocaux et éthiques, traiter son personnel avec soin, collaborer étroitement avec les producteurs et inviter des chefs réputés à son restaurant pour connaitre leur vision des choses. Quand je lui formule mon hypothèse, Russell acquiesce. À la manière du dalaïlama, il me dit : « Si nous donnons un sens aux plus modestes de nos actions et que nous les répétons à l’infini, nous pourrons résoudre 80 % des plus grands problèmes de la planète. Personnellement, j’imagine déjà les 4 000 étapes à venir ! »

Avant que je quitte les lieux, Russell sort de sa cuisine avec un beau morceau d’alvéole des Miels d’Anicet, ces apiculteurs audacieux de Ferme-Neuve, dans les Laurentides. Il en extrait une pleine cuillère de liquide doré et me la tend. La saveur fleurie, sucrée et cireuse de cette seule bouchée est un bonheur pour mes papilles. C’est ainsi que se termine chaque repas chez Candide : le plus petit des gestes revêt le plus grand potentiel.

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Cet article a été publié dans le numéro 06.

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