Les paysages intérieurs

L’architecte Pierre Thibault fait de la nature son laboratoire, et de la beauté une philosophie.

TEXTE Sarah R. Champagne
PHOTOS Atelier Pierre Thibault

Une pièce qui se réchauffe. Pierre Thibault a six ans, il est assis sur un sofa, le corps dissimulé sous une fourrure. Dans ce re­fuge de Rivière-à-Pierre, à une centaine de kilomètres au nord de Québec, il fait 25 degrés sous zéro — comme à l’extérieur. Le feu dans le poêle fait picoter le bout du nez et reculer en catimini le givre sur les fenêtres.

Le dégel n’a rien de brutal : la chaleur gagne progressivement du terrain plutôt que de balayer la pièce d’un seul coup. Le temps de cette lenteur, « tous les sens goutent à quelque chose ».

Plus de 50 ans plus tard, l’architecte n’a rien oublié de ces instants de grâce au fond des bois. Les années ont renforcé chez lui l’idée que « la nature est notre lien avec la beauté », idée qu’il place au centre de son travail. La nature lui sert de laboratoire, et il la sublime à son tour dans ses créations.

Il est assurément ce qu’on appelle un « starchitecte », l’un des seuls que les profanes québécois puissent nommer, et peut-être bien le Frank Lloyd Wright du nord. À son contact, on comprend rapidement que l’architecture, « c’est beaucoup plus que de faire des murs avec un toit par-dessus » : c’est « l’espace entre les murs » qui met les sens en éveil, comme pour le petit Pierre dans sa forêt.

 

Tableau «L’architecture»

Un nouvel espace-temps s’ouvrait aussi quand l’enfant se faufilait dans la grange de son grand-père à Saint-Gervais, dans la campagne québécoise. « Je poussais la porte, je voyais la lumière à travers les fentes des planches. Une grange est simple et grandiose à la fois. Avec peu de matériaux, on réussissait à en faire de grandes, avec de très belles proportions. Et elles étaient si bien intégrées au paysage ! » En trois phrases, il a déjà tracé la matrice de ses constructions idéales.

Il a fait son nom avec ses maisons-paysages, dont les murs, plutôt que de marquer une coupure, ouvrent sur l’extérieur; l’abondance de fenêtres ainsi que la présence d’une pièce moustiquaire ou d’une grande terrasse prolongent l’habitation vers « le dehors ». Ces volumes, sobres et sophistiqués, sont autant de déclinaisons contemporaines du camp forestier traditionnel.

Plutôt que de soumettre la nature aux besoins humains — comme le fait l’architecte-bâtisseur —, Pierre Thibault place le respect des environnements naturels au cœur de sa pratique : « L’architecture est un révélateur. Je veux être comme l’insecte qui arrive et qui se dépose délicatement, en déplaçant un peu certaines choses, mais surtout sans blesser. » Une petite fourmi industrieuse dont l’abri épouse le dénivelé du sol, s’accroche aux flancs d’une colline et capte les meilleurs rayons.

On a d’ailleurs dit de sa maison « Les Abouts », qui se dresse à l’extrémité d’une terre agricole laissée en friche, qu’elle « synthétise le mariage entre nature et culture », le mot culture étant ici entendu dans son sens philosophique le plus large.

Et quoi de mieux, pour révéler cette nature, que des lignes horizontales encadrant les cambrures des arbres ou des montagnes, du ciel ou d’un lac ? « Quand tu mets une ligne droite, tu perçois tout de suite la souplesse des courbes organiques de la nature. Et ça devient un cadre que tu crées. L’architecture met en valeur la nature, et la nature met en évidence l’architecture. »

« La symbiose entre les matériaux utilisés et le site est très importante », insiste-t-il. Avant de déter­miner comment sa prochaine création pourra s’intégrer à la nature, il passe des heures à l’endroit choisi par ses clients. Pour s’en imprégner, le contempler — comme le font les moines de l’Abbaye Val Notre-Dame, pour qui il a conçu un nouveau monastère à la fois moderne et spirituel.

Cette lenteur qui aide à respecter et à magnifier la nature, c’est la nature elle-même qui la commande: «Aller vite devant un paysage qui a 10 000 ans, c’est vain.» Pierre Thibault se pose en «petit grain de sable» devant les montagnes millénaires, devant «l’action de l’eau et du vent sur un paysage».

Humble, il n’en demeure pas moins conscient de la marque que laissera son travail sur le territoire — un héritage qu’il ne prend pas à la légère: «Regardez notre environnement. Un conteneur d’un côté, des maisons identiques en rangée, du bruit qui rend sourd. J’ai l’impression des fois que certains endroits deviennent tellement laids que les gens préfèrent fermer les yeux. Nous sommes devenus spécialistes de la laideur.»

Tableau « Le laboratoire »

Pour éveiller les consciences, ce créateur d’espace n’hésite pas à emmener ses étudiants ou ses collaborateurs sur le terrain, dans des lieux naturels. Comme le petit Pierre qui construisait des cabanes ou des forts dans la neige, l’architecte d’aujourd’hui ne se satisfait pas des plans en deux dimensions. Ses cabanes étaient à une autre échelle, mais nécessitaient le même processus.

«Quand on part faire une installation dans le parc national des Grands-Jardins, je suis encore le petit gars qui veut construire sa patente.»

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Cet esprit d’exploration est important : il favorise l’émergence de nouvelles idées, il permet de se réinventer. Avec ses coéquipiers, l’architecte part à la conquête de possibilités inexplorées dans le plus grand laboratoire du monde : la nature. Quand il prépare des sorties en saison froide, il souligne d’ailleurs cet aspect d’aventure : « Il y aura de la neige, on s’en va dans la taïga, est-ce que tout le monde a son sac de couchage ? »

Ces sorties ont aussi un côté minimaliste, qu’il entretient à dessein. Les installations réalisées avec ses étudiants ou ses collaborateurs partent de très peu de choses : des matériaux, des formes éphémères suffisantes pour « changer les perspectives », selon lui. Des carrés de tissu blanc flottant sur de grands bâtons, sur la blancheur de l’hiver. Un atelier en mouvement déposé sur un plan d’eau, puis sur un autre.

Son projet « Les chambres blanches », aux célèbres Jardins de Métis en bordure du fleuve Saint-Laurent, en est l’exemple le plus achevé. Né d’évanescentes créations en tissu animées par une chorégraphie d’ombres, il a d’abord pris racine à Montréal, avant de migrer vers ce vaste endroit où il s’est déposé quelques années. Graduellement, ces « chambres » se sont intégrées au paysage, s’appropriant l’espace, alors même que les visiteurs se les appropriaient en retour.

Certaines sont simplement composées de planches blanches, montées en bloc et dévoilant des inter­stices de lumière. D’autres sont des installations éphémères : des étudiants ont été invités à construire des maquettes de maisons, puis à en extraire le concept, la structure, pour finalement les transposer dans la réalité. Les jeux de lumière, de couleurs et de formes permettent alors « d’habiter » concrètement le lieu, et d’apprécier le dialogue qui s’installe entre le bâti et la nature.

En même temps, puisque cette architecture est éphémère et légère, elle confère une grande liberté de création. Une « encyclopédie des possibles » qui s’imprime dans la tête des apprentis architectes, fait-il remarquer. Et dans laquelle ils peuvent puiser, une fois de retour à l’université ou à l’atelier.

Tableau «L’école»

Si l’on pouvait apercevoir les paysages intérieurs de Pierre, il y aurait la ligne d’horizon du fleuve Saint-Laurent, le jeu de ses marées, un refuge à l’odeur de cèdre encore en construction… et très probablement une école en forme de beigne.

Cette école, il l’a visitée lors d’un voyage au Japon. Elle est construite autour d’une cour intérieure de récréation, flanquée de toits verdoyants. Mentalement, il y retourne sans cesse pour alimenter son projet de « meilleure école du monde », qu’il caresse depuis longtemps et auquel il vient de s’atteler. Physiquement, il y retourne aussi pour s’en inspirer. « Quand tu voyages, tu t’élèves, tu vois autre chose — et tu vois différemment. »

En Amérique du Nord, « l’école donne l’impression d’être un stationnement de Walmart. Il y a de l’asphalte, une clôture Frost et un gros tas de briques brunes. Et c’est là que commence la vie en société ». Il faut y « faire entrer la nature », insiste l’architecte, comme l’a ingénieusement fait le peuple japonais.

 

Les Nippons démontrent beaucoup de talent dans l’aménagement des villes, remarque-t-il, qui tient entre autres à l’insertion d’éléments naturels çà et là. Mais pas n’importe lesquels et pas n’importe comment. De leur côté, les banlieues nord-américaines exhibent des carrés de gazon et des arbustes bien taillés, mais l’univers reste « semi-plastique ». Pourquoi ne pas y faire passer une rivière ou un parc sinueux, pour en briser la monotonie et inciter leurs habitants à marcher ? Comme à Copenhague, une autre ville fétiche de Pierre Thibault : « Tu vois des familles qui se déplacent à vélo. Son réseau cyclable est devenu le plus efficient du monde, et ça n’a pas couté un seul kilomètre d’autoroute. Tu imagines le bonheur citoyen ? »

Ces solutions permettraient de mieux organiser nos villes, aussi : un antidote aux embouteillages et, par extension, aux émissions de gaz à effet de serre. La région de Montréal pourrait contenir la population du Canada en entier si elle avait la densité du grand Tokyo, note l’architecte. Ses bras bougent plus vite quand il s’attaque à l’espace public. La « tyrannie de l’ordinaire » le tourmente, il déplore que peu de gens s’élèvent contre « un modèle qui n’a pas d’allure ».

Et quand il s’agite trop, Pierre Thibault se voit forcé de retourner à l’odeur de cèdre de sa maison à la campagne. De prendre un bain de forêt ici ou un bain d’idées ailleurs, qui ultimement fera pousser un peu plus de beauté, un peu plus de bonheur. ■

 

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Cet article a été publié dans le numéro 03.

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