Les plantes vont bien

Sur la vie, la mort, et le langage secret des plantes d’intérieur.

Texte — Gabrielle Chapdelaine
Photos — Simon Couturier

Quand j’ai emménagé avec Charlie et que notre mobilier a fait connaissance pour la première fois, j’ai compté nos objets. Ses choses étaient plus nombreuses que les miennes — plus jolies, plus pratiques aussi. Moi, j’arrivais de nulle part avec, essentiellement, un lit trop petit, un bureau, un banc de piano et trois-quatre chaises.

Les jours où je me cherche des raisons de ne pas me sentir chez moi dans l’appartement, je regarde avec froideur ces objets qui ne m’appartiennent pas. Mais mon regard dur ne glisse jamais jusqu’aux plantes que Charlie a apportées. Elles ne font pas partie de mes équations égoïstes. Je les ai adoptées, aux côtés des miennes, comme si je les avais toujours eues. Elles me rappellent à l’ordre et me signalent que si elles sont capables de fleurir ici — en plus de me fournir un peu de l’oxygène nécessaire à mon existence —, je le suis tout autant.

***

Gros-cactus.

Petit-cactus.

Grand-père.

Christophe.

Plante-frisée-weird.

Plante-qui-devrait-être-suspendue-mais-qui-l’est pas-parce-qu’elle-est-trop-grosse-et-que-je-sais pas-comment-poser-un-crochet.

Arbre-qui-fleurit-aléatoirement.

Arbre-pas-tuable.

J’aime mes plantes d’intérieur, mais je ne les connais pas. Je leur donne des noms circonstanciels dans ma tête quand je prépare savamment mon itinéraire d’arrosage. Je n’ai aucune idée de leurs appellations scientifiques, de leurs noms communs, ni même de leurs besoins. Je n’ai jamais pris la peine de me renseigner comme il le fallait parce que je croyais, à tort, que j’allais conserver les petits cartons ornés de dessins de soleils et de gouttes d’eau parfois insérés dans la terre. Paradoxalement, je trouve un certain réconfort dans le fait de ne pas connaitre le mode d’emploi de tout ce avec quoi je cohabite. Ça demande une chose qu’on ne sollicite pas souvent : l’instinct. Et puis, je me dis que ça ne peut pas être si difficile de faire continuer d’exister un être vivant. Après tout, j’y parviens chaque jour avec ma personne. Avec un succès variable, mais bon.

Les plantes parlent le langage des couleurs et des textures. Je suis loin d’être polyglotte, mais je crois tout de même maitriser les bases de ce dialecte. Par exemple, si Grand-père devient jaune ou qu’Arbre-qui-fleurit-aléatoirement perd des feuilles, c’est que c’est l’heure d’agir. J’ai toujours un pot d’eau température pièce à la portée de la main — une délicatesse qui me fait sentir comme mère Nature chaque fois que je tends le bras pour m’en servir. Ce sentiment s’évapore cependant à la seconde où, le geste suspendu, j’essaie de me rappeler la dernière fois que j’ai arrosé. Est-ce que c’était l’année passée, la semaine passée, hier… ?

***

Je me souviens de ma mère qui, quand j’étais enfant, faisait grandir ses plantes. Elle orchestrait un système de rotation assez impressionnant qui voulait que lorsque l’une d’entre elles remplissait bien son espace, elle la déménageait dans un plus grand pot — et ainsi de suite avec tous les autres végétaux de la maisonnée, pour qu’ils atteignent les plus hauts sommets. J’aimais l’aider, j’aimais le contact de la terre sur mes mains, les petits dégâts, la poussière qui s’élevait de la poudre d’os. Je voyais quelque chose de magique dans le fait de donner à une plante la possibilité d’être plus grande, juste en la changeant d’environnement.

Ma mère faisait grandir ses plantes en même temps qu’elle faisait grandir ses enfants, trouvant cette dernière responsabilité peut-être un peu plus compliquée, parce qu’on ne peut pas rempoter ça, des petits humains confus.

Le seul problème, c’est que sur Google, les plantes vont bien.

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Mon chat Ténèbres est mort l’automne dernier. Il s’est fait frapper par un camion devant chez moi. J’ai attendu la SPCA en lui flattant le flanc avec persistance. Tout était étrange et singulier dans ce moment : mon voisin bête qui essayait maladroitement d’être moins bête que d’habitude; les passants qui avaient les larmes aux yeux parce qu’ils reconnaissaient mon chat et qui m’avouaient, sans honte aucune, qu’ils le nourrissaient chaque jour; ma voisine Ginette qui est restée avec moi pendant une heure et qui avait pensé à prendre du peroxyde pour nettoyer l’asphalte. Des gens me demandaient son nom. D’autres me parlaient de leurs animaux morts, par réflexe, pour partager ma peine.

Le lendemain matin, mes parents sont venus nous chercher, moi et mon autre chat encore en vie, pour nous amener à Sorel. Durant le trajet, mon père ne m’a jamais dit « Désolé pour ton chat, c’est triste » ou « Ça va bien aller », ce qui n’a pas manqué à mon attention — j’ai la fâcheuse manie de noter abondamment ce que les gens ne me disent pas plutôt que ce qu’ils me disent. En revanche, au moment de retourner en ville, quelque chose de surprenant m’attendait dans le coffre de la voiture : des pots de fleurs en terracotta, des gants de jardinage, un petit râteau, de la poudre d’os. Un sac de terre sur l’épaule, mon père m’a alors glissé : « J’ai pensé qu’on pourrait rempoter tes plantes, chez toi, quand on ira te porter. »

J’ai compris quelque chose d’important cette journée- là. Si je parle le langage des mots, mon père, lui, parle le langage des gestes. À sa façon, il voulait ramener de la vie dans la mienne. Prendre soin de mes plantes et, par extension, prendre soin de moi.

Mes parents m’ont laissé le reste du sac de terre et une paire de gants avant de partir. Je ne possédais rien de tout ça.

***

Je pense parfois à cette plante que j’avais, et qui n’a jamais réussi à vivre comme il faut, à s’adapter à mes animaux, à ma maison, à moi. Mi-palmier, mi-foin, elle ne ressemblait à rien de ce que j’avais vu avant. J’avais beau la poser ailleurs, changer la fréquence d’arrosage, l’encourager verbalement, rien n’y faisait. En dernier recours, j’ai essayé de trouver la solution sur Google. Le seul problème, c’est que sur Google, les plantes vont bien. Comme un peu tout ce qu’on voit sur internet, elles sont à leur meilleur — vertes, abondantes, luxuriantes. Ma plante triste n’y avait pas d’équivalent. Je l’ai donc regardée mourir pendant deux ans, impuissante. Je ne pouvais me résoudre à l’abandonner. Qui n’a jamais gardé une plante morte un peu trop longtemps dans l’espoir d’être témoin d’une résurrection, d’un petit miracle ? (De toute façon, qu’est-ce qu’il faut faire avec une plante morte ? L’enterrer ?)

***

Il y a quelque chose d’étrange avec les plantes d’intérieur. Lorsqu’elles ne meurent pas, lorsque tous leurs besoins sont comblés, elles semblent pouvoir vivre à l’infini, imperturbables, protégées des intempéries entre les murs de nos maisons. Comme si les jours s’égrenaient lentement pour elles, alors qu’ils passent si vite pour nous. Je pense que notre obstination collective à vouloir nous entourer de végétaux dépasse la coquetterie (et les bienfaits de la photosynthèse) : d’un côté, les plantes nous ramènent à la fragilité de l’existence; de l’autre, elles nous font croire à l’éternel.

Écrans verts

Cet essai est tiré du numéro inaugural des Carnets BESIDE

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Surtout, elles nous rappellent que les choses prennent du temps. Que la nature ne s’arrime pas à la vitesse de notre modem. Qu’on a beau démarrer une liste de lecture Spotify intitulée Nature Sounds pour solliciter l’inspiration en écrivant un texte sur les plantes, les mots ne jailliront pas nécessairement plus vite.

Devant moi, sur la table à manger, mes plantes forment un petit jardin d’Eden de fortune. Je les regarde, toujours incapable de percer leur mystère. La vague impression qu’elles se parlent entre elles et qu’elles pourraient décider, du jour au lendemain, de fomenter une mutinerie, de se jouer de moi. Sachant pertinemment que je ne sais pas trop comment m’occuper d’elles, mais sachant aussi que je fais de mon mieux.

Ce matin, oui, je m’installe confortablement, et je prends le temps de les regarder pousser. Je me demande combien de minutes je vais tenir. ■

Gabrielle Chapdelaine écrit (surtout) des histoires avec des dialogues pour les scènes et les écrans. Elle est lauréate du prix Gratien- Gélinas 2018 pour sa pièce de théâtre Une journée. Elle est aussi scénariste pour l’émission Les invisibles. Elle vit à Montréal dans un cinq et demi avec des plantes, un chat et un amoureux.

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