Quatre traditions réinventées

TEXTE  Aliya Pabani
ILLUSTRATIONS  Mélanie Masclé

Quand nous songeons aux traditions, nous imaginons très souvent un ensemble de coutumes transmises de génération en génération, qui tendent à s’éloigner de leur sens premier à mesure qu’elles se répètent.

C’est là que le bât blesse: aucune d’entre elles ne possède une origine unique et immuable. Par définition, les traditions sont en évolution constante; elles sont «traditionnelles» pour la simple et bonne raison qu’elles ont été transmises.

Il est facile de rejeter les traditions contemporaines qui conditionnent notre façon de nous rassembler, de cuisiner et d’interagir les uns avec les autres en les assimilant à des gestes superficiels. Or, cette adaptation aux réalités de notre époque en dit long sur nos valeurs et notre identité collective.

Les quatre traditions présentées ici ont émergé récemment. Même si elles vous font rouler des yeux, elles dressent le portrait d’une culture qui essaie tant bien que mal de reconstruire sa relation avec le monde naturel.

 

Une célébration sans viande

Il est particulièrement difficile d’être végétalien pendant les fêtes. Pourquoi? Parce que celles-ci tournent traditionnellement autour de la préparation, du découpage et de la consommation de viande. L’«option végétalienne» se résume très souvent à une assiette remplie aux trois quarts de purée de pommes de terre sans sauce et de petits pois, accompagnée du commentaire maladroit d’un membre de votre famille: «Mais le steak ne te manque pas?»

La ritualisation de la consommation de viande a mené à une sorte de nostalgie basée sur le gout, si bien qu’il est difficile d’imaginer une célébration sans elle. Or, beaucoup de familles nord-américaines créent de nouvelles traditions gustatives en organisant des fêtes strictement végétaliennes — et les bonnes raisons de prendre ce virage ne manquent pas. À preuve, des chercheurs de l’Université Carnegie Mellon ont calculé l’empreinte carbone d’un repas typique de l’Action de grâces, en tenant compte de l’élevage, de la culture et de la préparation des aliments. Ils ont constaté que le repas moyen produisait environ 23 kg de dioxyde de carbone. Pour l’option végétalienne, c’est à peu près 60 % en moins!

Il vaut la peine de se demander quels aspects de nos rituels nous chérissons le plus. Est-ce la nature collaborative de la préparation des repas, ou la texture et le gout exquis de la viande? L’important est-il d’avoir un plat spectaculaire au centre de la table qui constitue le clou de notre assiette? Ou ne tenons-nous vraiment qu’à la saveur du gras?

Pour les familles déchirées entre les envies des uns et des autres, le défi consiste à trouver des solutions de rechange qui pourront convenir aux mangeurs de viande, sans changer radicalement leurs habitudes ou leurs attentes en matière de gout. De nos jours, la plupart des épiceries offrent au moins un rôti de dinde végétalienne, fait de protéines de blé — par exemple — et garni de farce. Prêtez-vous à l’exercice de googler «centre de table végane» et vous obtiendrez un tas de plats à la fois appétissants et très «instagrammables».

Du reste, il n’est pas aisé de reproduire l’expérience partagée qui consiste à manger plus ou moins le même repas, le même jour de l’année. Et encore moins dans une perspective durable… Et s’il était temps de mettre cette tradition aux oubliettes?

La mort verte

Dans le film The Way, sorti en 2010, un ophtalmologiste joué par Martin Sheen se rend en France pour récupérer le corps de son fils adulte, Daniel, mort dans une tempête sur le chemin de Compostelle. Au lieu de rentrer directement à la maison, il décide de parcourir lui-même la voie ancienne et de disperser les cendres de Daniel dans la mer au terme du pèlerinage. Si on passe sous silence la bizarrerie du film d’Emilio Estevez — le véritable fils de Martin Sheen —, celui-ci a le mérite de mettre en scène un rituel final plus poignant que le serait une simple mise en terre.

Le cout environnemental du rituel est par contre toujours absent de ces scènes riches en émotions cinématographiques. Une seule incinération mobilise une quantité d’énergie équivalente à celle que dépense une personne en un mois. Ce procédé n’est peut-être pas aussi nocif qu’un enterrement traditionnel — compte tenu de la profusion de formal- déhyde, d’acier et de béton armé utilisés —, mais il libère tout de même plus de 272 millions de kilogrammes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère chaque année.

Les modes de vie écologiques ont la cote, et il en va de même pour les rituels entourant la mort. Une technique de plus en plus répandue consiste à enrouler le corps dans des matériaux biodégradables à «faible impact» — comme des feuilles de bananier, du liège ou du feutre —, puis à l’enterrer dans une fosse peu profonde qui tient les animaux à distance, tout en favorisant sa désagrégation par des bactéries.

Ce procédé n’a rien de nouveau; jusqu’aux années 1800, seule l’inhumation verte était possible.

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L’architecte Katrina Spade va encore plus loin en préconisant ce qu’elle appelle la «recomposition», un processus qui s’apparente au compostage et qui nécessite moins d’espace que l’enterrement. Au fond, Mme Spade a adapté une pratique que les agriculteurs utilisent depuis longtemps pour se débarrasser du bétail mort : en ayant recours à des catalyseurs de décomposition — luzerne, paille et copeaux de bois —, elle fait en sorte que le corps se transforme en un mètre cube de terreau, en à peine quatre à sept semaines.

L’accessibilité croissante de méthodes plus respectueuses de l’environnement redirige également le processus de deuil du salon funéraire vers l’espace domestique. On fera notamment appel à des thanatodoulas pour l’accompagnement, en plus d’improviser des techniques de préservation (il ne faut pas sous- estimer la valeur de plusieurs sacs de glace). Ce changement de cap pourrait donner lieu à des rituels mortuaires plus inventifs et à des adieux tout en lenteur. Que se passerait-il si, au lieu de déposer des fleurs sur la tombe d’un être cher, nous préservions sa mémoire en cultivant un jardin de vivaces à même son terreau?

Une astrologie plus queer

J’ai récemment trouvé une bio sur Tinder qui ne contenait qu’une seule ligne: «Je suis Verseau, voilà c’est dit.» Il y a cinq ans, ce détail se serait noyé dans des dizaines d’autres informations et aurait été perçu comme une coquetterie. Or, pour beaucoup de personnes queers, c’est dorénavant une donnée fondamentale. Certaines disent que c’est parce que l’élection de Trump a poussé la communauté à chercher refuge à l’extérieur d’un système politique qui ne la protège plus. D’autres prétendent que les médias sociaux ont aidé les astrologues queers à atteindre leur public sans qu’ils aient à se frayer un chemin jusqu’aux dernières pages des grands quotidiens.

Chani Nicholas, une des astrologues les plus prolifiques d’Internet, suggère que les queers sont particulièrement attirés par l’astrologie parce qu’elle permet un large éventail d’expressions identitaires, sans porter de jugement. De son côté, l’astrologue torontois Charm Torres souligne que les queers, vivant souvent en marge de la société, ont de la difficulté à décrocher l’emploi de leurs rêves — entre autres choses. Cette approche peut leur donner le petit coup de pouce nécessaire pour aller de l’avant.

Mais l’astrologie n’a pas toujours été aussi accueillante envers la communauté queer. Dans la tradition hellénique, les signes et les planètes sont masculins ou féminins; l’énergie masculine est représentée comme étant active et positive, alors que l’énergie féminine est associée à la passivité et à la négativité. En 2012, un groupe d’astrologues professionnels a décidé qu’il était temps que l’astrologie s’ouvre à l’homosexualité. Ils ont donc dû s’attaquer au langage homophobe et sexiste qui primait dans leurs manuels, et revoir leurs théories à travers un prisme queer, afin d’écarter leurs hypothèses hétéronormatives.

Aujourd’hui, nous avons accès à une source infinie de sagesse astrologique. Il existe par exemple un groupe Facebook consacré uniquement aux mèmes de l’astrologie. Vous pouvez faire lire votre carte du ciel via Skype. Des applis comme The Pattern et Co-Star non seulement vous proposeront un horoscope quotidien adapté à la date et à l’heure de votre naissance, mais elles vous raconteront aussi la journée de vos amis.

C’est peut-être la malléabilité fondamentale de l’astrologie qui donne à la tradition sa pérennité. À l’époque tumultueuse des mouvements de libération des femmes et des homosexuels, dans les années 60, plusieurs ont abandonné les religions patriarcales et monothéistes au profit de pratiques spirituelles New Age, dont le tarot et l’astrologie. Maintenant, ils transmettent ce savoir à une nouvelle génération d’astrologues, dans l’espoir qu’il puisse nous guider à travers cette ère terriblement instable.

Une vie avec les plantes

Il y a beaucoup plus de chansons d’enfants qui portent sur les animaux que sur les plantes. À quatre ans, faire le cheval ou le singe est chose facile; plus facile, en tout cas, que de se rappeler la forme d’une feuille et de l’imiter avec son corps.

Nous souffrons collectivement de ce que l’on appelle la «cécité à l’égard des plantes». Comme la plupart d’entre elles sont à peu près de la même couleur, poussent à proximité les unes des autres et bougent peu, notre cerveau a tendance à les regrouper au lieu de noter leurs différences. Or, si nous ne voyons pas les plantes, nous devenons indifférents à leur destruction.

L’urbanisation nous éloigne de plus en plus de la vie végétale sauvage, et les plantes d’intérieur sont en contrepartie de plus en plus à la mode. Les influenceurs d’Instagram attirent des milliers d’adeptes avec des photos de lianes monsteras gorgées de soleil ou d’espaces si couverts de vignes et d’arbustes qu’on ne sait pas si elles ont été prises à l’intérieur ou à l’extérieur.

Un nombre croissant d’ateliers et de tutoriels en ligne voient aussi le jour afin de répondre à l’engouement pour l’arrangement floral. Au contraire du style occidental, résolument flamboyant, la pratique japonaise, l’ikébana, se veut plus éparse et délicate, attirant l’attention du spectateur sur les aspects les plus négligés de la beauté de la plante. Cet art nous enseigne à percevoir les végétaux non pas comme des objets esthétiques, mais comme des êtres vivants.

Abbye Churchill, c0-autrice de l’ouvrage A Wilder Life : A Season-by-Season Guide to Getting in Touch with Nature (Artisan), émet l’hypothèse suivante : notre nouvelle obsession pour les plantes reflèterait notre désir de prendre soin d’autrui, à une époque où, précarité économique oblige, il est de plus en plus difficile de prendre soin de soi.

Pour d’autres, il s’agirait simplement de consommation ostentatoire. Dominic Raîche, concepteur floral chez Plantzy, un détaillant de plantes montréalais, a remarqué que chaque fois que les plantfluencers  font l’éloge d’une nouvelle espèce, celle-ci se trouve en rupture de stock quelques jours plus tard. S’ils ne peuvent fournir à leurs clients la variété qu’ils recherchent, certains horticulteurs feront tout en leur pouvoir pour la trouver, peu importe le cout ou la distance à parcourir. Et en omettant le fait que ces plantes, importées de Thaïlande ou d’Indonésie par exemple, se flétriront rapidement dans des milieux inadaptés.

L’extinction des espèces végétales aura sans doute lieu, même si nous donnons à des bouquets de fleurs des formes inusitées, et même si nous payons 100$ pour une plante que nous aurions pu obtenir gratuitement en la bouturant. Mais notre tendance à traiter les végétaux comme des biens de luxe témoigne au moins d’une chose encourageante: nous commençons à les remarquer.

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Aliya Pabani est une artiste et une productrice audio établie à Toronto. Elle a récemment animé le podcast de Canadaland sur les arts et la culture, The Imposter.

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Cet article a été publié dans le numéro 06.

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