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Naviguer en eaux troubles

Quand Eric Muszynski a accepté de parcourir l’océan en voilier, il ne se doutait pas que son plus grand défi proviendrait de l’intérieur du bateau.

J’ai 25 ans au moment où on m’invite à traverser l’Atlantique à la voile. Si j’ai déjà navigué à proximité des côtes, je n’ai jamais pris part à une expédition d’une telle ampleur. Le plan serait donc le suivant: nous partirions de la Nouvelle-Écosse, à trois à bord d’un voilier de 32 pieds, et voguerions vers l’est, jusqu’en Irlande. De mon côté, je suis prêt à accepter la proposition immédiatement, mais le capitaine, un vieil ami, insiste pour que j’y réfléchisse un peu.

Au fil du temps, j’apprendrai que les traversées océaniques comportent trois principaux dangers — ou trois risques de collisions: avec un cargo, un conteneur tombé d’un cargo ou un iceberg, surtout à proximité des Grands Bancs de Terre-Neuve. Il faut aussi composer avec les grosses tempêtes et les ouragans, de même qu’avec les bris d’équipement, certes moins spectaculaires. Il reste que le mât peut se briser en deux; les composantes électroniques du téléphone satellite peuvent prendre l’eau; nous pouvons littéralement rester bloqués au milieu de l’océan. Mais comme je n’ai encore rien connu de semblable, tous ces risques me paraissent abstraits. Rapidement, je retourne voir le capitaine pour lui dire que j’embarque.

Je ne dors pas bien cette nuit-là. Je me représente sur un petit bateau, en pleine mer, avec rien ni personne à l’horizon. Ou alors je m’imagine perdu dans l’immensité, seul dans les profondeurs incroyablement sombres de l’océan, faisant du sur-place pour rester en vie. Je suis terrifié.

Quand je confie mes craintes à une amie, elle me répond: «Pourquoi aurais-tu accepté si ça ne te faisait pas peur?»

Le milieu de l’océan, un environnement hostile

Une semaine avant le départ, nous nous retrouvons en Nouvelle-Écosse pour les préparatifs. À mesure que nous prenons conscience des dangers qui nous attendent, nous accumulons les anxiétés et les frustrations, sans toutefois prendre le temps de nous y arrêter. Sous la supervision du capitaine, nous travaillons dur pour réparer, remplacer ou trouver les appareils électroniques, outils et équipements de sécurité dont nous aurons besoin pour la traversée.

Le capitaine et le second sont tous deux des hommes d’âge mûr et des aventuriers accomplis. L’un a déjà traversé l’océan et parcouru l’ile de Baffin en skis. L’autre a été l’un des deux premiers Québécois (avec son partenaire d’escalade) à gravir une montagne de plus de 8 000 m de haut: c’était le Gasherbrum I (ou Hidden Peak), dans l’Himalaya. À l’époque — il y a un quart de siècle environ —, plus de 10 % des équipes d’expédition qui tentaient une ascension y laissaient minimalement un membre.

Tous, nous commençons à nous sentir à l’aise à des moments différents. Pour le capitaine, c’est quand tous les équipements de sécurité sont à bord: l’ancre flottante, le canot de sauvetage, etc. Pour le second, c’est quand toutes les réserves de nourriture sont stockées sur le bateau: les fruits, les œufs, le gros morceau de prosciutto, le poulet entier congelé, la bière et le vin. Et pour moi, c’est quand la petite étagère est enfin remplie de livres — même si, je le sais, Beckett ne nous sera pas d’une grande aide au milieu d’une tempête.

Lorsque nous prenons le large, le temps acquiert soudain une autre dimension. Il ne se passe rien pendant des heures, voire des jours, mais il faut quand même rester alertes. Nous prévoyons toujours le pire et, parfois, le pire arrive: des vents violents et des vagues si hautes que les creux ressemblent à de petites vallées. Par moments, la nuit, nous avons l’impression que la crête blanche qui coiffe les énormes vagues noires pourrait balayer le cockpit. Je dois me parler fermement à moi-même pour réussir à contrôler la panique qui monte. Je me répète qu’il ne sert à rien d’avoir peur.

Quand ça ne marche pas, j’essaie de me distraire en cuisinant, en mangeant ou en écrivant dans mon journal: tous les moyens sont bons pour convaincre mon cerveau que la situation est normale, même si elle ne l’est pas.

Mais les crêtes ne balaient jamais le navire. Chaque fois, quand la vague arrive à notre hauteur, elle nous soulève avec elle. Le voilier redescend ensuite, surfant sur le devant de la vague jusqu’à ce que la crête nous dépasse. Il s’incline en attendant la prochaine houle.

Le soleil ne brille pas

Une semaine après notre départ, nous progressons lentement le long des Grands Bancs de Terre-Neuve. Il n’y a pas beaucoup de vent et, à cause de la température glaciale de l’eau, un brouillard nous enveloppe. On pourrait presque croire que nous n’avançons pas.

Un matin tôt, je m’extirpe de ma couchette et je sors la tête dehors. Je scrute le ciel brumeux en plissant les yeux. Dans le cockpit, le capitaine et le second sont en train de discuter. Ce dernier est assis sur un banc, la barbe hirsute et l’air morose; de toute évidence, il ne va pas bien. Une goutte d’eau séchée fait une tache blanche sur sa joue. Cela fait sept jours qu’il a le mal de mer et qu’il a l’impression de se trouver dans un environnement hostile. L’homme se sent maladroit, lent; il ne peut plus supporter l’idée d’être un fardeau pour nous. Il veut donc s’arrêter — pour de bon — à Terre-Neuve, à quelque distance au nord de notre emplacement actuel.

Le capitaine, lui, se tient au fond du cockpit, les bras étendus, une main sur chaque pataras. La barre est entre ses jambes et le pennon blanc claque au-dessus de sa tête. Quand je le regarde, il m’apparait qu’il fait partie intégrante du bateau, comme la coque ou la voile. Il nous confie que cette expédition est très importante pour lui; c’est la première occasion qu’il a de traverser l’océan à bord de son propre voilier. Au début de la vingtaine, il avait réussi à amasser assez d’argent pour s’acheter une petite embarcation, mais le grutier qu’il avait engagé pour la mettre à l’eau l’a accidentellement détruite avant même qu’il puisse y monter. Trente ans plus tard, il possède enfin son voilier, ce qui lui a permis d’entreprendre cette traversée de l’Atlantique. S’il ne réalise pas son rêve aujourd’hui, nous explique-t-il avec émotion, il n’en aura sans doute plus jamais la chance. Il tient donc à se rendre en Irlande.

Les deux hommes se tournent vers moi: «Et toi, qu’est-ce que tu veux faire?»

Je fais de mon mieux pour esquiver la question. Je leur dis que je suis simplement content d’être là. Que même si ça n’a pas toujours été facile, je me sens plutôt bien. Et que je serai satisfait quoiqu’il arrive.

Mais ils insistent: «Sérieusement, qu’est-ce que tu veux?»

Dès le départ, j’avais pris la décision d’accepter les risques que comportait cette aventure: les collisions, les tempêtes, les bris d’équipement. J’étais apeuré, mais j’avais choisi d’aller de l’avant malgré tout. Après plusieurs jours sur l’eau, je comprenais à quel point le voyage pouvait être éreintant; je savais combien notre situation était précaire, combien nous étions isolés. Et soudain, on m’apprend que tout cela peut s’arrêter… Si nous renonçons à continuer, le capitaine devra abandonner son rêve. Si, au contraire, nous poursuivons, ce sera contre la volonté du second, qui souffre. Je me sens comme si la décision reposait entièrement sur moi.

«Je veux continuer», dis-je finalement.

Le brouillard nous enveloppe toujours. Le soleil ne brille pas. Autour de nous, une lueur blanche omniprésente nous donne l’impression d’être suspendus dans le temps et l’espace.

Cet après-midi-là, le capitaine étudie les cartes. Il en conclut qu’il est plus dangereux de s’aventurer dans les eaux encombrées d’icebergs, juste au nord, que de mettre le cap à l’est. Bien sûr, cela a du sens. Mais puisque la décision de l’itinéraire a déjà été prise, il me semble que cette justification arrive un peu tard.

Le soir, j’écris dans mon journal: «La situation est loin d’être idéale.»

Quels risques sommes-nous prêts à assumer?

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Sujet tabou

Nous nous relayons à la barre toutes les trois heures. Après, nous bénéficions de six heures de liberté pour manger, nous laver, dormir et faire ce qu’il y a à faire sur le bateau. J’apprends à sommeiller à n’importe quel moment du jour et de la nuit, et à être prêt à me lever quand on a besoin de moi. Le temps est au ralenti. Des évènements anodins nous divertissent pendant de longues périodes.

Une nuit, nous sommes entourés par des phytoplanctons bioluminescents — des organismes qui vivent dans la mer et qui émettent une lueur bleu vert lorsque l’eau bouge. Je fixe ma longe sur un câble installé tout autour du pont et je vais me poster sur le devant du bateau. À mesure que la proue fend les vagues, leurs crêtes semblent s’illuminer. Je repère un dauphin tout près: il laisse derrière lui une trainée de lumière, le sillon brillant d’une comète sous-marine. Quand le soleil se lève, je réveille le capitaine et me dirige vers mon lit pour quelques heures de repos.

Tout au long du voyage, le second fait ce qui est attendu de lui, et plus encore. Il effectue chaque quart de travail, participe à chaque repas et accomplit chaque tâche sans hésitation. Nous sentons évidemment une tension, mais personne n’en parle. Malgré ce dur labeur, il m’apparait clair que nos motivations ne sont pas les mêmes: deux d’entre nous veulent vivre la traversée, tandis que le troisième espère qu’elle se termine au plus vite.

Pas sur le même bateau

Après 19 jours de traversée, nous atteignons finalement Kilrush, en Irlande. La météo s’envenime à l’approche des côtes. Quel soulagement de mettre le pied sur la terre ferme! Le silence et la quiétude qui règnent dans le bâtiment de la marina nous semblent surréels. Sur l’eau, il y avait le sifflement constant du vent dans nos oreilles, la sensation des embruns sur nos visages et les mouvements du bateau sous nos pieds. Nous sommes maintenant à l’intérieur, et plus rien ne bouge.

Notre objectif atteint, nous avons le temps de réfléchir à ce que nous venons de vivre. Le moment où le second a demandé de pouvoir descendre à Terre-Neuve — et s’est heurté à un refus — nous habite tous. Les non-dits commencent à sortir, donnant lieu à des conversations difficiles. Ce que nous comprenons finalement, c’est que le second pensait que le capitaine et moi continuerions sans lui. De notre côté, nous étions plutôt convaincus qu’il nous demandait de mettre un terme à l’aventure.

Le second ne saisit pas pourquoi il n’a pas pu quitter le navire quand il le voulait. Or, pour le capitaine, il était impensable qu’une personne abandonne le projet sans mettre celui-ci en péril. Quant à moi, je suis coincé entre ces hommes qui font deux fois mon âge et qui défendent des positions irréconciliables. Je tente de les aider à résoudre leurs différends, en vain. Le seul point sur lequel nous sommes d’accord, c’est que nous aurions dû en parler plus tôt.

Dix ans plus tard, l’animosité s’est estompée, mais les opinions divergentes et les frustrations contenues sont restées.

J’ignore encore quelle aurait été la bonne décision. Il arrive qu’il n’existe pas de solution parfaite. Ce que je sais, toutefois, c’est que cette traversée a représenté une étape cruciale pour chacun d’entre nous; nous en avons tiré beaucoup plus de leçons que nous aurions pu le croire sur nos limites, notre confiance et notre humilité. Nous serions tous prêts à traverser de nouveau l’océan — seulement pas sur le même bateau.

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