Renverser l’obscurité

Avons-nous raison de craindre les corbeaux? Dans Murder, le photographe Guillaume Simoneau nous offre une perspective nouvelle et étonnante sur ces mythiques oiseaux noirs.

Texte — Mark Mann
Photos — Guillaume Simoneau

Murder (MACK), le titre du dernier livre de photographies de Guillaume Simoneau, est en quelque sorte trompeur.

S’il évoque d’emblée une forme de violence, ce sont plutôt des images d’oiseaux noirs qui tapissent l’intérieur de l’ouvrage — nous rappelant que le mot anglais murder réfère à une «horde de corbeaux». Simoneau joue avec ce double sens à travers une réflexion envoutante sur la symbolique qui leur est accolée. Les images de corbeaux perchés sur les épaules d’un jeune homme (l’artiste lui-même, apprend-on) et les mystérieux paysages japonais côtoient ainsi les photos d’un faucon entrainé à les chasser. On le voit qui se tient près de son repas — des oisillons morts dispersés dans la boue —, du sang s’écoulant de son bec. Le tout, éclairé par une douce lumière de soirée.

Le jeu de mots qui sert ici de titre vise simplement à piquer notre curiosité. La véritable surprise de Murder se construit d’image en image, alors que le photographe canadien nous pousse au-delà de nos préjugés les plus tenaces vis-à-vis des corvidés. Corbeaux et corneilles ont une sombre réputation: depuis longtemps, les êtres humains les craignent et les associent à certaines de leurs peurs les plus profondes, telle celle de la mort. Leur apparition serait de mauvais augure, le signe avant-coureur d’un malheur. Or, plutôt que d’amplifier cet instinct d’épouvante qu’ils éveillent en nous, Simoneau s’emploie habilement à le renverser. Le propos de Murder n’est pas la mort, mais la vie.

Le projet a pris racine dans une forêt enneigée il y a près de 40 ans. À l’hiver 1982, plus précisément: alors âgé de quatre ans, le jeune Simoneau, assis dans un traineau, se laissait tirer par son père le long du terrain familial, en pleine campagne québécoise. Ils étaient à la recherche de quelques arbres à abattre pour bâtir un petit pont au-dessus d’un ruisseau. Involontairement, le père du garçon a choisi un arbre qui abritait un nid de corbeaux; quand il est tombé, les oisillons se sont retrouvés au sol.

«Je me souviens très bien du bruit qu’ils ont fait lorsqu’ils ont touché la terre», se rappelle Simoneau. «On entendait les cris des bébés. Je m’en souviens comme si c’était hier.»

De cet évènement, seuls les terribles pleurs des oiseaux lui sont restés en tête. Mais ce qui s’est produit dans les jours suivants s’est avéré une expérience charnière de sa vie — une expérience qui a d’ailleurs été magnifiquement capturée par sa mère, Jeanne D’Arc Fournier. Après avoir attendu un moment, espérant que les parents des oisillons reviendraient, Simoneau et son père ont décidé de les ramener avec eux. La famille a donc élevé elle-même les corbeaux: installés dans la cuisine, ces derniers sont devenus de véritables animaux de compagnie — nourris, de fait, aux céréales pour bébés.

Les corbeaux, affirment certains scientifiques, sont plutôt «avancés sur le plan cognitif». Ils savent interpréter nos expressions faciales; on a même prouvé qu’ils pouvaient garder la représentation d’êtres humains en mémoire et, dans certains cas, créer des liens spéciaux avec eux. Ils sont aussi connus pour leur capacité à fabriquer et à utiliser des outils, à piéger d’autres animaux pour leur subtiliser de la nourriture, et même à résoudre des énigmes. (Les corneilles, qui appartiennent à la même famille de corvidés, sont tout aussi intelligentes.) 

Mais Simoneau n’a pas eu besoin de se tourner vers la science pour apprendre tout ça; il l’a constaté de ses propres yeux.

 

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«Quand on a commencé à leur enseigner des trucs, ils sont devenus de plus en plus attentifs; ils étaient capables d’interagir avec nous», illustre-t-il, faisant référence à l’expérience familiale. «On leur parlait, ils répondaient. Parfois, ils partaient pour aller récupérer certaines choses et nous les rapportaient.»

Comme la plupart des souvenirs que l’on garde de la petite enfance, celui du temps passé avec les corbeaux s’est lentement estompé. Jusqu’à ce que, une vingtaine d’années plus tard, Simoneau termine des études en photographie et revienne chez lui pour planifier son avenir. Un après-midi, il tombe sur de vieux albums de famille. L’un d’entre eux, évidemment, attire son attention: il contient plus d’une douzaine de photos en noir et blanc, prises par sa mère durant la période des corbeaux. La délicatesse des images le touche alors profondément.

«Tout avait été réfléchi: la couleur, la lumière, la composition, dit-il. J’ai compris à ce moment-là que ma mère cultivait une réelle passion pour la photographie.»

Convergence et divergence

Simoneau savait qu’il allait un jour souligner le travail de sa mère. Plus d’une décennie s’est pourtant écoulée avant qu’il ne trouve la manière la plus juste de lui rendre hommage. En 2013, après son exposition Love and War au Musée de la photographie contemporaine de Chicago, on lui suggère d’aller voir les œuvres du célèbre photographe japonais Masahisa Fukase (1934-2012).

«J’étais complètement époustouflé », se souvient Simoneau, évoquant sa première rencontre avec les photographies en noir et blanc, remarquablement contrastées, de Fukase. « Je n’arrivais pas à croire ce que je voyais.»

Emporté par son admiration, Simoneau tombe rapidement sur Ravens, un ouvrage que certains considèrent comme le plus important de l’histoire de la photographie japonaise. C’est en 1975, alors qu’il voyage en train vers sa ville natale de Bifuka, sur l’ile d’Hokkaidō, que Fukase commence à immortaliser des corbeaux. Il continuera à le faire de façon obsessive pendant dix ans — à la même période où, de l’autre côté du monde, Jeanne d’Arc Fournier photographie ses enfants avec leurs quatre oiseaux domestiques. Autre concordance notable: l’année même où l’arbre qui abritait le nid est abattu, Fukase écrit dans les pages de son journal qu’il est «devenu un corbeau».

La convergence des évènements apparait miraculeuse aux yeux de Simoneau. C’est le point de départ parfait pour une nouvelle œuvre, dans laquelle prendra place le travail de sa mère. 

Bien que le photographe japonais et elle aient éprouvé simultanément une passion artistique pour les oiseaux noirs, ils ne les appréhendaient pas de la même manière. Fukase aimait les corbeaux parce qu’il faisait une fixation sur la mort; il voulait refléter l’obscurité qui a envahi le Japon au cours des décennies suivant les attaques nucléaires contre Hiroshima et Nagasaki. Les images de Fournier, elles, se penchaient — beaucoup plus tendrement — sur les liens que ses enfants avaient pu nouer avec quelques ingénieux oiseaux noirs.

Un «hommage critique»

Cherchant à ouvrir le dialogue entre ces deux perspectives, Simoneau s’est rendu au Japon pour photographier des gens qui avaient tissé des liens uniques avec ces oiseaux. Il a d’abord trouvé un homme âgé qui élevait des corbeaux chez lui; mais, craignant d’être stigmatisé si sa pratique devait être mise au jour, celui-ci a refusé d’être pris en photo. Simoneau s’est ensuite tourné vers un restaurant qui proposait du corbeau au menu, ce qui l’a rapidement mis mal à l’aise. Enfin, après une série de contretemps, il a fait la rencontre d’un fauconnier chassant corbeaux et corneilles à la demande d’une clientèle industrielle. Cela a donné lieu à certaines des images les plus saisissantes de Murder.

Simoneau explique vouloir rendre un «hommage critique» aux Ravens de Fukase. Bien que le travail du photographe le renverse, il pense qu’il a poussé l’esprit des spectateurs dans le mauvais sens, plus loin dans la négativité. Le point de vue que nourrit Fukase dans son œuvre est, croit-il, celui que nous adoptons trop souvent, trop facilement. «La noirceur et la solitude: je voulais remettre en question ces idées-là», dit Simoneau.

D’une part, il espère que ses images dissipent l’obscurité que les humains projettent sur les corbeaux et les corneilles. «C’est très injuste de les associer à la malchance», estime-t-il. D’autre part, et dans un sens bien plus large, Simoneau travaille à éclaircir un peu les choses, non seulement pour les oiseaux noirs, mais pour nous tous. «On ne doit pas rester coincés dans la noirceur. On a besoin de lumière dans nos vies.»

Mark Mann est un journaliste et écrivain indépendant basé à Montréal. Il se spécialise dans les longs essais narratifs, les reportages de fond et les critiques culturelles. Il est rédacteur en chef adjoint pour le magazine BESIDE et collaborateur à la rédaction pour la revue d’art Momus. Il publie en outre une infolettre sur l’économie de l’innovation appelée Research Money.

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