Entre cerfs et loups

Les uns sont adorés, les autres sont redoutés: il faut ébranler nos idées préconçues sur les animaux pour retrouver l'équilibre des écosystèmes.

Texte—Guillaume Rivest
Photos—Alexandra Côté-Durrer et Michael Runtz (loups)

 

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Est-ce que la santé des écosystèmes passe par notre capacité à aller au-delà de nos préjugés sur la nature ? Il serait peut-être temps pour nous de redéfinir nos relations avec les grands prédateurs (que nous craignons tant) et les jolis herbivores (que nous chérissons). Après tout, les écosystèmes sont comme des moteurs : chaque espèce représente une roue dentée dans un engrenage bien huilé, peaufiné par des millions d’années d’évolution. C’est ce fragile équilibre, menacé par nos perceptions souvent erronées, que la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq) tente de protéger.

 

Laurentides
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protéger les prédateurs

Dans l’imaginaire collectif, le loup représente un immense danger. En proie à une peur irrationnelle, nous l’avons longtemps chassé, exterminé de nos territoires. Son potentiel meurtrier est pourtant largement surestimé : entre 1890 et 2001, seulement 22 attaques létales ont eu cours en Amérique du Nord. Ce que l’on sous-estime, par contre, c’est son rôle essentiel dans les milieux naturels.

En écologie, il existe un concept appelé la cascade trophique. Il suggère que l’interaction entre les proies et les prédateurs affecte la santé et la productivité globale d’un écosystème.

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Par exemple, lorsqu’une meute de loups habite un territoire donné, le comportement des grands herbivores change. Ils se déplacent plus fréquemment pour éviter d’être chassés, et leur nombre diminue. La pression sur le couvert végétal est donc moins fréquente et moins intense, ce qui vivifie la flore. En revanche, si on retire le loup de l’équation, les cerfs ou les orignaux, moins craintifs, se multiplient. Ils mangent trop pour la capacité de support de l’écosystème, et celui-ci finit par s’appauvrir.

L’exemple le plus frappant de l’impact des grands prédateurs est sans doute celui du parc national de Yellowstone, aux États-Unis, où les loups ont été éradiqués autour des années 20. En leur absence, les wapitis ont exercé une pression importante sur plusieurs espèces végétales, dont de jeunes arbres. La flore s’en est trouvée si lourdement affectée que certains des cervidés ont fini par mourir de faim.

Le loup a été réintroduit dans le parc en 1995. Les résultats sont sans équivoque : en 25 ans, le grand prédateur a complètement métamorphosé l’écosystème, pour le mieux. En faisant diminuer les populations de wapitis et en les éloignant des milieux fragiles, il a réanimé la flore. La prolifération nouvelle de plantes, d’arbres et d’arbustes a permis aux autres espèces animales — comme le grizzli, le lièvre, le castor, ou encore certains membres de la faune aviaire — de récupérer. Les loups ont aussi participé à restaurer les bandes riveraines du parc, puisqu’ils ont détourné les grands ruminants des cours d’eau. Même les insectes pollinisateurs sont maintenant présents en plus grand nombre. Au bout du compte, la proie du canidé profite de ce retour : en ciblant les individus les plus faibles et les plus malades, les loups ont contribué à l’amélioration de la santé des wapitis à l’intérieur du parc.

Très présent dans certaines régions du Québec, le loup y a souvent mauvaise presse. Si bien qu’au parc national du Mont-Tremblant, la Sépaq met tout en œuvre pour le protéger. Aux yeux d’Hugues Tennier, responsable du service de la conservation et de l’édu­cation, le prédateur a une réputation qui n’est pas justifiée.

« Le loup aide à réguler les populations de cerfs, d’orignaux et de petits mammifères. Il stabilise l’écosystème, en quelque sorte. »

– Hugues Tennier
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Mais les défis associés à l’espèce sont nombreux. « Le problème que nous avons ici, c’est que le loup a besoin d’un immense territoire pour prospérer, et que le parc national du Mont-Tremblant ne suffit pas. Selon nos études, les popu­lations de loups vont jusqu’à 25 km à l’extérieur de l’aire protégée. C’est souvent à ces endroits qu’ils meurent, parce qu’ils sont soit chassés, soit piégés, ou encore parce qu’ils entrent en collision avec des voitures. » Entendons-nous : la chasse et le piégeage ne sont pas des obstacles à une population de loups en santé, à la condition de viser un certain équilibre. Il en est tout autrement de la perte d’habitat, qui constitue le danger le plus important auquel le canidé fait face. Les espaces naturels nécessaires à sa prolifération disparaissent tranquillement, au profit de lieux de villégiature. À l’extérieur du parc, dans un territoire fractionné et altéré, la survie de l’espèce est de plus en plus compromise.

L’autre grand défi, c’est le contact entre l’être humain et le loup à l’intérieur même du parc, qui est très fréquenté. Si le canidé s’y habitue, ça peut devenir un réel problème — comme ce fut le cas en 2006 et en 2007. « On a même eu un loup qui a volé un ballon de plage à des enfants, raconte Hugues. La gestion de cette situation a été très compliquée. On a aussi eu des gens qui laissaient trainer de la nourriture dans l’espoir d’en attirer un et de l’observer. » Devant ce phénomène, les responsables du parc ont réfléchi à un plan de gestion du loup, qui visait à rétablir sa crainte de l’être humain. D’une part, ils ont sensibilisé les visiteur·euse·s aux bons gestes à poser; d’autre part, ils ont repoussé les loups trop intrépides en utilisant diverses techniques, allant d’un simple cri à l’utilisation de poivre de Cayenne. Des efforts qui ont mené aux résultats escomptés : les chances de croiser un canidé sont désormais très, très minces — et, advenant que ça se produise, un protocole d’intervention est enclenché. « Le réflexe professionnel n’est jamais loin. Mais il reste que, chaque fois que j’en vois un, je me sens terriblement privilégié », conclut le responsable du service de la conservation et de l’éducation.

Montérégie
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encadrer les proies

Aux parcs nationaux du Mont-Saint- Bruno et des Îles-de-Boucherville, la réalité est toute autre. Ces ilots de nature au milieu d’une jungle urbaine sont des laboratoires parfaits pour initier la population des villes au plein air. « On reçoit énormément de néophytes qui, chaque fois, sont surpris·es par la diversité de nos espaces », raconte Nathalie Rivard, responsable de la conservation et de l’éducation pour les deux parcs.

Les défis n’y sont pas les mêmes que dans les Laurentides. Ici, ce sont les proies, et non les prédateurs, qui préoccupent les responsables des parcs. Sans mécanismes de régulation naturelle, les cerfs de Virginie s’y trouvent en si grand nombre — plus particulièrement depuis 2008 — qu’ils menacent l’intégrité des écosystèmes. « Le parc national du Mont-Saint-Bruno abrite de nombreuses espèces rares, et les forêts matures y sont d’une beauté à couper le souffle. Ce qui nous inquiète, c’est la régénération de la flore », précise Nathalie. Une régénération qui, selon elle, est devenue quasiment impossible. « Nos sous-bois sont complètement vides de végétation. En fait, il n’y a même plus de sous-bois. Certaines espèces de plantes ont disparu de nos parcs parce que les cerfs en raffolaient. Pourtant, dans les années 80, elles étaient présentes partout. » Aux parcs nationaux du Mont-Saint-Bruno et des Îles-de-Boucherville, on retrouve respectivement 18 et plus de 30 cerfs par kilomètre carré. Pour que la faune et la flore soient en équilibre, il en faudrait au maximum cinq pour la même superficie.

Au parc national des Îles-de-Boucherville, les anciennes terres agricoles sont protégées. Malgré tout, beaucoup d’entre elles ne verront jamais pousser d’arbres, en raison de la présence des cerfs. « Ils mangent tout ce qu’ils peuvent. Nous avons choisi de planter 20 000 arbres et arbustes sur certaines terres rétrocédées; pour leur donner une chance de croitre, nous avons dû poser six kilomètres de clôtures d’une hauteur de huit pieds.

Outre la destruction de la flore, la surabondance de cerfs amène une variété d’effets délétères, dont les collisions avec des voitures et la propagation accrue de la maladie de Lyme.

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« Un comité régional se penche sur la question de la surabondance, souligne Nathalie Rivard. Il n’y a pas que les parcs qui ont un problème avec les cerfs; les villes et les municipalités doivent aussi vivre avec les conséquences de ce cheptel trop nombreux. »

Les clôtures et les manchons de plastique pour protéger les arbres figurent parmi les solutions déployées, mais ils s’attaquent aux symptômes, pas à la cause. « La présence du loup viendrait probablement régler la sur­abondance, mais je ne pense pas que les gens de Saint-Bruno nous aimeraient si nous réintroduisions ce grand prédateur dans notre parc », s’exclame Nathalie en riant. De toute façon, celui-ci — tout comme celui des Îles-de-Boucherville — est trop petit pour accueillir une meute.

Il faudra donc trouver d’autres réponses, qui considèrent aussi la sensibilité du public. « Les gens trouvent ça beau, des cerfs. Ils aiment les observer. Mais il faut quand même leur faire comprendre que cette proximité avec le cervidé, dans un milieu naturel sain, n’existerait probablement pas. C’est certain que nous tenons compte de cet amour du public dans notre quête de solution. Mais, ultimement, nous devrons prendre la meilleure décision pour les écosystèmes que nous cherchons à préserver. » Et cela inclut les cerfs eux-mêmes, qui doivent être protégés des effets dévastateurs de cette surabondance.

Entre les Laurentides et la Montérégie, la réalité est fort différente, mais, dans les deux cas, il est question de notre rapport à la nature — et de nos préjugés. Et si le prédateur que nous craignons tant était notre plus fidèle allié ? Et si le cerf que nous trouvons si mignon pouvait, lorsque présent en trop grand nombre, mener à un écosystème déséquilibré ?

La Sépaq l’a bien compris : tout passe par l’éducation et la sensibilisation. Nous devons ébranler nos idées préconçues pour le bienêtre général de nos écosystèmes. Après tout, une forêt détruite par le surpâturage peut sembler « normale » aux yeux de quelqu’un qui passe sa vie en ville. Mais ce même paysage semblera peut-être désolant pour une personne qui passe sa vie en forêt. La solution, pour apprendre à différencier un écosystème sain d’un écosystème malade, consiste surement à aller en nature plus souvent. Pour ma part, j’y passe le plus clair de mon temps libre. En plus de 20 ans d’expéditions, j’ai entendu les hurlements d’une meute de loups une seule fois — c’était l’été dernier, en canot. Il s’agit, à ce jour, du plus beau concert que la nature m’ait jamais offert.

Guillaume Rivest est un chroniqueur et un journaliste indépendant originaire d’Abitibi- Témiscamingue. Titulaire d’un baccalauréat en politique appliquée et d’une maitrise en environnement, il se passionne pour le plein air et la nature. Il collabore notamment à l’émission Moteur de recherche, sur Ici Radio-Canada Première.

 

La Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq) met en valeur les territoires et les actifs publics qui lui sont confiés, et en assure la pérennité au bénéfice de sa clientèle, des régions du Québec et des générations futures.

La Sépaq rassemble 23 parcs nationaux ainsi qu’un parc marin géré conjointement avec le gouvernement fédéral — celui du Saguenay–Saint-Laurent. En tout, cela représente plus de 7 017 km 2 de territoires protégés uniques.

La conservation est l’objectif prioritaire des parcs nationaux. Pour assurer cette mission, la Sépaq réalise de nombreuses actions, dont un suivi serré de l’état de santé de ces joyaux naturels.

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