Retour vers le futur

Pour les Incas, le temps avait une forme circulaire: le passé, le présent et le futur s’influençaient en continu. Cette idée est à la base de Mater Iniciativa, le laboratoire agricole et culinaire dirigé par Malena Martínez et son frère Virgilio, chef péruvien de renommée internationale.

TEXTE Catherine Lefebvre
PHOTOS Jad Haddad

C’est dans le creux d’une montagne à Moray, au nord-ouest de Cuzco, que les Incas ont un jour choisi d’installer une de leurs fameuses terrasses.

À mon arrivée, j’ai l’impression de me trouver dans un amphithéâtre situé en pleine nature péruvienne. Or, j’ai tout faux : ce qui s’étale devant moi constitue plutôt un ingénieux laboratoire agricole. Les paliers, à l’allure de gradins, suivent l’inclinaison naturelle du roc. Des pierres habilement placées aux extrémités retiennent la terre qui les forme. Le jour, elles emmagasinent la chaleur, et la diffusent dans le sol la nuit. Les paliers ne sont séparés que de quelques mètres; pourtant, la température varie significativement de l’un à l’autre. Ici, les Incas ne créaient pas de spectacles, mais des microclimats distincts grâce auxquels ils pouvaient cultiver diverses espèces de végétaux indigènes dans les meilleures conditions possibles.

Plus qu’un véritable chef-d’œuvre architectural, les terrasses circulaires illustrent tout le génie inca. Elles nous rappellent l’importance de prendre le pouls de la nature qui nous entoure et de nous intéresser aux espèces ancestrales, naturellement adaptées à leur milieu de vie. Car le passé, comme l’avenir, habite l’instant présent, selon la croyance inca.

Le terroir à la verticale

Au Pérou comme ailleurs, on redonne tranquillement sa valeur à une alimentation provenant d’un système agricole où tous les organismes vivants sont en symbiose — comme une valse entre les principes de la biodynamie, de la permaculture et de l’agriculture régénératrice. Cette approche, les projets de recherche de Mater Iniciativa la perpétuent depuis les débuts de l’entreprise.

Créé à Lima en 2013, le laboratoire agricole et culinaire dirigé par Malena et Virgilio Martínez sert d’abord à parfaire leurs connaissances des écosystèmes péruviens. Les découvertes sont ensuite intégrées au menu du restaurant phare de Virgilio, Central, nommé 6e meilleur restaurant au monde en 2019, selon le classement The World’s 50 Best. Chacun des 16 services, dits « moments », met en valeur des aliments issues d’un milieu qui se distingue sur le plan de l’altitude. Une façon particulièrement alléchante de s’intéresser au terroir à la verticale, plutôt qu’à l’horizontale.

Le premier « moment », par exemple, se situe à une dizaine de mètres au-dessous du niveau de la mer, et met en valeur la faune et la flore au large de Lima — la sargasse, notamment. Présente en abondance sur les plages, cette algue brune est la malaimée de tous les adeptes de bronzette. Pourtant, la sargasse fournit un milieu de vie pour plusieurs espèces, comme les hippocampes, les pieuvres et un nombre impressionnant de poissons. La servir est aussi un acte de gratitude devant le rôle essentiel qu’elle joue dans l’équilibre marin.

Un peu plus haut, à 450 m d’altitude, nous nous retrouvons dans la jungle. La racine de dale-dale, une version amazonienne du topinambour, est accompagnée de cupuaçu, un fruit de la même famille que le cacao, et de tamarillo, une version ovoïde de la tomate poussant dans des arbustes.

Évidemment, certains « moments » sont consacrés aux environs de Moray, mettant à l’honneur de nombreux tubercules, ainsi que l’incontournable coca. Au fil des plats, l’accent est mis sur les ingrédients et leurs environnements divers, à l’image de la biodiversité péruvienne. Sur leur histoire, aussi, de même que sur des siècles de précieuses traditions.

« On partage tout »

Début 2018, un nouveau restaurant — ouvert par la même équipe — s’installe à Moray, aux côtés du deuxième emplacement de Mater Iniciativa (inauguré quelques mois plus tôt) : MIL. Celui-ci rend hommage à la richesse particulière des écosystèmes en altitude du Pérou. « C’est un défi de se concentrer sur les ingrédients locaux seulement », souligne Luis Valderrama, chef de cuisine de l’établissement. Il doit s’assurer de recevoir les produits désirés de façon constante. En même temps, il bénéficie des connaissances de ses fournisseurs, qui contribuent ainsi à la conception et à la réalisation de ses créations. « C’est très gratifiant comme façon de travailler. On apprend beaucoup de nos voisins, et on partage tout », ajoute-t-il.

En effet, pour valoriser la transmission des savoirs ancestraux, l’équipe de Mater Iniciativa se tourne vers les habitants des villages adjacents de Mullak’as-Misminay et de Kacllaraccay. Comme plusieurs communautés péruviennes, celles-ci perpétuent certains principes agricoles incas, même si la fin de l’Empire remonte à près de 500 ans.

« Nous apprenons beaucoup de cette expérience de proximité, soutient Rodrigo Cabrera, coordonnateur de Mater Iniciativa, Central et MIL. Nous écoutons les communautés, essayons de comprendre comment elles voient leur monde, et ce qu’elles souhaitent dans leur vie. »

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Un bel exemple de ce partage est certainement l’herbier que tous montent, lentement et magnifiquement, ensemble. En entrant dans la petite maison de terre où se situent le restaurant et le laboratoire, je m’arrête un instant pour observer les plantes en train de sécher. Elles sont suspendues sur de longues cordes, comme nous le ferions avec des œuvres d’art — l’art de la mémoire. Les plantes sont ensuite apposées sur du papier recyclé fait de feuilles de maïs, notamment. Chacune d’entre elles est ainsi répertoriée selon ses différentes appellations et, surtout, selon ses diverses utilisations en cuisine et en médecine traditionnelle.

Sur la grande table de travail, il y a des épis de maïs de couleurs et de tailles multiples. Certains grains sont même rassemblés dans des boites de Petri clairement identifiées, comme le font les scientifiques dans leur laboratoire de recherche. Il y a aussi des dizaines de pommes de terre et d’autres tubercules propres à la culture culinaire péruvienne.

En plus d’étudier tous ces végétaux, l’équipe de Mater Iniciativa en cultive diverses espèces sur les sept hectares qu’elle possède. On y trouve du quinoa, du kaniwa — la petite sœur de cette dernière — et une cinquantaine de variétés de pommes de terre, offertes par un voisin (qui en fait pousser 500!). Le labo produit donc lui-même une partie des aliments qui figurent au menu du MIL. Une vision globale et inclusive de l’agriculture, en somme. « Virgilio est mon mentor, s’exclame Luis Valderrama. C’est un rêveur et il n’arrête jamais de rêver. Et Pia León, sa femme, est une excellente cuisinière. C’est elle qui transforme les projets en réalité. » En effet, elle a été élue meilleure cheffe d’Amérique latine en 2018, l’année d’ouverture de son propre restaurant, Kjolle, à Lima. Cet inspirant duo sait propager ses désirs, parfois loufoques au départ, mais si sensés quand on y pense vraiment.

De manière à inclure les deux communautés voisines tout au long du processus, Mater Iniciativa a fait appel à l’anthropologue Francesco D’Angelo, qui a pris le temps de les côtoyer pour comprendre leur dynamique et leurs coutumes. « À Mullak’as-Misminay, par exemple, les aliments, le travail et l’énergie sont encore des monnaies d’échange », explique-t-il. Rapidement, il a compris que la réciprocité et la redistribution des récoltes étaient au cœur des pratiques de ces communautés — des pratiques qui permettent de renforcer les relations entre les acteurs alimentaires.

« En plus de payer les travailleurs pour leur labeur, on leur permet de repartir avec la moitié des récoltes », ajoute-t-il. Au départ, les habitants avaient des doutes quant aux intentions de Mater Iniciativa, étant donné qu’elle opère l’un des meilleurs restaurants au monde. Petit à petit, l’équipe a gagné la confiance des villageois, si bien que ces derniers collaborent avec elle dans les champs comme dans la cuisine. « Ils ne travaillent pas pour nous, ils travaillent pour eux-mêmes et pour ce projet [Mater Iniciativa], insiste Francesco. Ainsi, nous construisons une relation horizontale et nous pensons [que cela contribue] à la durabilité des relations humaines. »

Il en va de même pour le partage des connaissances. Ensemble, ils font toutes sortes de tests, fabriquant par exemple de la chicha de jora, une boisson traditionnelle à base de maïs fermenté. Chaque formule gagnante est écrite sur le mur de verre qui donne sur le jardin intérieur, de manière à les offrir à tous, à partager les données. « Les techniques de cuisson souterraine, comme la huatia ou la pachamanca, les recettes de charki (de la viande d’alpaga séchée) et les méthodes de conservation de la pomme de terre, comme le chuño, ne sont que quelques exemples des coutumes qu’il est essentiel de préserver, puisqu’elles sont étroitement liées à notre culture », ajoute Rodrigo Cabrera.

Mater Iniciativa a désormais un catalogue d’ingrédients pour optimiser la transmission des connaissances. Pour MIL, il a aussi créé un menu qui fait la part belle aux agriculteurs et aux cueilleurs de la région de Cuzco, tandis que ceux des autres régions péruviennes alimentent la carte de ses trois établissements de Lima.

Le moment plus-que-présent

Depuis ma visite éclair chez Mater Iniciativa, je suis quotidiennement habitée par son approche réfléchie et respectueuse de la cuisine, de l’agriculture, de la collectivité. Si le présent nous amène à replonger dans nos traditions pour en tirer des pratiques oubliées, c’est que, manifestement, nous sommes en quête de sens. Pour remédier à la situation, ici et maintenant, nous devons redonner de la valeur — toute leur valeur — à la nature, aux aliments et aux gens qui nous nourrissent. Au passé et au futur, également. À l’image des Incas, voyons le moment présent comme une occasion de plonger vers l’un et l’autre, pour créer un monde plus sensé, un monde véritablement humain.

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Catherine Lefebvre est nutritionniste. Passionnée de voyages et de culture culinaire, elle s’intéresse surtout à l’histoire qui se cache derrière l’agriculture et les plats typiques de chaque pays. En 2016, elle a fait paraitre l’ouvrage Sucre. Vérités et conséquences (Edito). Elle est aussi à la barre du balado Sounds Like, une série de trames sonores des endroits qu’elle visite. @catlefebvre

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