Les péripéties d’un couple qui a troqué les contraintes de la ville pour un mode de vie plus écologique
TEXTE : Kathryn Borel Jr
PHOTOS : June Bhongjan
PHOTOS : June Bhongjan
Depuis près de deux mois, l’artiste Hannah Fuller et le planchiste professionnel Tim Eddy s’affairaient à bâtir leur nouvelle maison de leurs propres mains — un microchalet digne du Robinson suisse. Puis, tous leurs efforts, guidés par le désir un peu fou d’adopter un mode de vie plus écologique, ont soudain été compromis. Par une toilette.
C’était à l’été 2012. Les beaux jours se succédaient, à l’image du climat typique de la Californie du Nord : ciel d’azur, soleil à profusion et mercure oscillant autour de 24 °C. Le projet du couple — bâtir une micromaison de 196 pi2 complètement coupée de la civilisation — allait bon train, malgré l’inexpérience de Tim en construction et les modestes notions architecturales d’Hannah, qui reposaient essentiellement sur les souvenirs qu’elle avait de son père construisant des bateaux. Après leur avoir expédié une palette remplie d’outils sur mesure, les parents d’Hannah ont décollé du Maine pour venir jouer les maitres de chantier. Le moral des troupes était excellent, en grande partie grâce à l’optimisme inébranlable des jeunes entrepreneurs, ainsi qu’à leur capacité à travailler en parfaite harmonie. La structure avait été érigée, portes et fenêtres incluses, et la prochaine étape consistait à poser les bardeaux. Chaque soir à 20h, couverts de sueur et d’un film de poussière, ils s’effondraient tous dans leur tente après avoir englouti quelques viandes et légumes grillés sur le feu. Et chaque matin, ils se levaient avec le soleil pour se remettre aussitôt à la tâche.
Puis, à la mi-septembre, soit environ deux semaines après que l’extérieur de la maison eut été terminé, mauvaise surprise : Hannah et Tim se sont retrouvés dans le collimateur du comté. Les autorités estimaient que le bâtiment contrevenait à la loi.
« L’un de nos voisins nous a surement entendus piocher et s’est adressé aux officiers afin de savoir ce que nous fabriquions. Notre plan était de construire un bâtiment qui se qualifierait en tant que structure accessoire — soit de moins de 200 pi2. Or, on nous a appris que pour construire un tel bâtiment, il fallait aussi posséder une structure permanente », explique Tim.
L’agent a admis que la loi manquait de clarté. Selon lui, ce qui différenciait leur chalet d’une résidence permanente (telle que décrite et approuvée par le comté), c’était l’absence d’une fosse septique et d’une toilette fonctionnelle équipée d’une chasse d’eau. Tim et Hannah ont dû se résigner à cesser les travaux.
Hannah était dévastée. « Nous nous efforcions de réaliser un projet axé sur la positivité, dénué d’empreinte écologique, sur une terre qui nous appartient. Mais peu importe : il fallait quand même rendre des comptes. C’est comme ça que le monde fonctionne... » Exaspérés, ils ont quitté le bureau du comté pour passer la nuit dans un motel, où ils ont pu prendre leur première douche chaude depuis des semaines. Mince consolation.
« Nous devions faire preuve de créativité », lance Hannah. Et ça, ils en avaient pas mal en réserve, puisque chacune des étapes de la construction a nécessité son lot d’ingéniosité. En effet, Hannah et Tim ont utilisé des arbres tombés autour du chantier en guise de poutres de fondation, et des portes et fenêtres usagées. Ils ont — légalement — récupéré les surplus de revêtements de sol et de parements intérieurs d’un chantier local, et arraché la toiture d’un garage qui avait été mis à terre au lac Tahoe. Bref, ils se sont assurés que le chalet, jusque dans ses moindres détails, serait composé de matériaux recyclés à faible impact écologique. Même le matériau d’imperméabilisation employé pour protéger le bois non traité a été fabriqué à partir de boites de tomates vides qu’Hannah a dénichées dans la pizzéria où elle travaillait. Pour relever ce nouveau défi, ils auraient tout simplement besoin de faire appel, encore une fois, à leur système D.
Avant toute cette aventure — bien avant les premières ébauches du chalet et le débarquement de la cargaison d’outils —, Tim et Hannah formaient un jeune couple cool, vivant dans un condo tout aussi cool du lac Tahoe. Ils possédaient une télé 36 po, un Vitamix et, bien sûr, une flamboyante salle de bain moderne. Hannah se levait à l’heure des poules afin de confectionner de la pâte à pizza et des pâtisseries pour différents restaurants locaux, ce qui lui laissait des après-midis entiers pour dévaler les pentes avec Tim. De son côté, lui partait souvent pendant des semaines pour le Japon, l’Amérique du Sud ou la Colombie-Britannique. Sa vie d’athlète professionnel était rythmée par les voyages en avion et les séances photo pour des catalogues. Pourtant, quelque chose ne tournait pas rond.
« Quand je n’étais pas en train de faire de la planche à neige, je retournais au condo et je me sentais perdu. À force de passer sa vie sur les montagnes, on développe une espèce de connexion avec la nature. La façon dont nous vivions, Hannah et moi, ne correspondait pas à nos valeurs », explique Tim.
Puis, un jour, alors qu’il participait à une séance photo hors-piste, il a glissé et s’est fracturé le coccyx sur une souche d’arbre. Incapable de s’assoir ou de rester debout sans être traversé par des éclairs de douleur, il s’est vu contraint de passer ses journées dans le condo, étendu sur le ventre. Peu à peu, il a vu son environnement sous un autre angle, celui du gaspillage et des excès. Tout comme Hannah. « À l’automne, on regardait les broussailles et on se disait : ça ferait du bon bois d’allumage, raconte-t-elle. Ou encore, je me surprenais à accumuler de petits tas de compost ici et là. Comme nous avions beaucoup voyagé sac au dos, nous étions familiarisés avec le fonctionnement de la toilette sèche. Nous avons décidé de mettre ces connaissances en pratique. Nous nous devions bien ça. »
Son derrière à peine guéri, Tim se le bottait sérieusement : il fallait remettre le condo sur le marché et trouver une parcelle de terre de huit hectares. Deux semaines après la vente de leur propriété, Hannah et lui ont élu domicile dans une tente plantée sur leur nouveau lopin de terre, à 24 km de Tahoe. Puis, quelques livres sur les micromaisons et un million de questions d’ordre logistique posées à papa Fuller plus tard, ils se sont attelés à la tâche. Chaque jour passé dans leur royaume aux effluves d’épinettes, décoré de branches centenaires et de tapis d’aiguilles, les transformait davantage : ils se découvraient plus libres, plus confiants, délestés du poids de la pression sociale qu’ils trainaient sur leurs épaules depuis leur jeune vingtaine. « Ç’a été une métamorphose complète », reconnait Tim.
Après l’épisode de la confrontation avec les officiers du comté, Tim et Hannah sont passés à la vitesse supérieure avec leur projet, même si — techniquement — ils auraient dû le mettre sur la glace. Ils ont utilisé du denim recyclé comme isolant, mis la touche finale à la cuisine et à la salle de bain, puis ont installé le fleuron du chalet : le poêle à bois. Galvanisés par leurs progrès rapides, ils ont étudié la loi et trouvé un moyen de justifier la construction d’un immense bowl de skateboard.
« C’était plutôt audacieux, mais en fin de compte, on parle juste d’un gros bloc de béton articulé. Je savais qu’ils ne pourraient pas nous arrêter pour ça. Nous avons donc commencé à tirer avantage de la lenteur de la machine bureaucratique », explique Tim.
« On est tellement habitués à leur baratin que, maintenant, s’ils nous embêtent, Tim n’a qu’à leur balancer un tas de codes par la tête », ajoute Hannah, « on leur donne bien des migraines. »
Enfin, ils ont trouvé une solution à leur problème de toilette — non pas en installant un modèle traditionnel, mais en signalant leur intention de le faire. Le couple a en effet obtenu un permis de fosse septique pour 600 $, en laissant entendre qu’il construirait éventuellement une résidence permanente telle que la loi la définit. Le comté a calmé ses ardeurs.
À travers le tumulte des apprentissages et au contact des « bâtisseurs durables » avec lesquels ils se sont liés d’amitié, Tim et Hannah ont vu leur projet se bonifier : ils envisagent maintenant de construire un plus grand chalet qui répondra aux critères de résidence permanente établis par le comté.
« Nous entamons ce nouveau projet en misant sur la durabilité, la simplicité et la fonctionnalité. Nous voulons aussi nous inspirer de la permaculture, une science où chaque élément remplit plus d’une fonction et où toutes les parties se supportent mutuellement. Nous avons pris le temps d’observer notre propriété, de nous familiariser avec elle. Notre prochain chantier sera fortement orienté vers le sud afin de maximiser l’efficacité de nos panneaux solaires. En plus, nous aurons vue sur l’ouest, le sol sera propice à l’installation d’une fosse septique, et nous pourrons profiter de l’ombre des majestueux pins ponderosa. »
Il y aura même une vraie toilette. « Ce sera le plus petit modèle standardisé possible », ajoute Tim. Le couple éclate alors d’un rire triomphant. Comme deux personnes qui ont non seulement échappé à quelque chose, mais bien à tout ce qui n’était pas essentiel à leur bienêtre.