Au pied de la montagne de Bromont, Noah Forand court vite, mais grandit tranquillement et un peu différemment des autres. Sans le savoir, il enseigne l’art de vivre à ceux et celles qui partagent son quotidien.
TEXTE: Marie Charles Pelletier
PHOTOS: Marc-Antoine Forand
Noah Forand nait au début de l’été 2016 à Cowansville. Les yeux en amande, les cheveux bruns et le palais plus petit que la normale.
Ses parents, Carolanne et Marc-Antoine, ne remarquent rien de particulier sinon qu’ils ont devant eux tout l’amour qu’un cœur peut possiblement contenir. Quand une infirmière vient leur rendre visite à la maison quelques jours après la naissance, elle remarque que Noah boit avec difficulté. Elle les renvoie tous les trois à l’hôpital pour des tests.
Trois jours s’écoulent, trop lentement.
Dans la voiture qui les mène finalement vers le bureau du médecin, leurs cœurs vacillent. Carolanne repense aux résultats de la clarté nucale. L’épaisseur du cou était légèrement élevée. Pourtant, les prises de sang étaient parfaites. Les autres tests aussi. L’amniocentèse n’était pas recommandée à cause du risque de fausse couche. Mais la possibilité que son enfant ait la trisomie 21, aussi infime soit-elle, n’avait jamais réellement quitté son esprit de mère en devenir.
Le trajet de 15 km s’achève. Le diagnostic tombe enfin et leurs cœurs se brisent.
Les yeux gonflés, les corps vidés de leurs sanglots, les nouveaux parents se concertent. Il n’y a qu’une chose à faire : s’informer. Parce qu’au-delà des différences physiques, ils ne connaissent rien à la trisomie 21. Ce jour-là, ils apprennent que Noah a un chromosome en forme de chapeau qui s’est ajouté sans prévenir sur sa 21e paire. Comme un petit spoutnik qui a atterri là même si le compte était déjà bon. Ils apprennent aussi que la trisomie n’est pas une maladie mais un état congénital duquel, effectivement, des problèmes de santé peuvent découler. Mais pas toujours.
Au Québec, 90% des femmes se font avorter en apprenant le diagnostic. De nombreuses femmes dénoncent le manque de soutien de la part du système de santé quand vient le temps de peser la décision. Dans le cas de Carolanne et Marc-Antoine, ce fut une surprise. Ils n’ont pas vécu ce dilemme et n’ont pas eu à appréhender la suite. « Jamais je ne jugerai une famille qui décide d’interrompre la grossesse, mais le meilleur conseil que je peux donner à une femme qui apprend qu’elle est enceinte d’un enfant trisomique, c’est d’aller en rencontrer avant de prendre sa décision. D’aller dans les familles pour faire connaissance avec les enfants », confie Carolanne.
Il y a à peine 40 ans, on recommandait aux jeunes mamans dont le bébé portait ce chromosome surnuméraire de le placer dès la naissance. Aujourd’hui, on dit de ce petit chapeau qu’il est le « gène du bonheur ». Parce que ceux et celles qui le portent ont souvent une manière de vivre pure et sincère.
Malgré tout, les infirmières proposent encore souvent les papiers d’adoption aux parents d’un enfant avec la trisomie 21, comme si ça allait de soi. Parce que le diagnostic fait peur au début. On pense aux jambes qui ne se délient pas aussi rapidement, aux petits poumons fragiles, aux risques de ceci ou de cela. Et c’est normal. Mais les statistiques ne montrent pas la beauté des enfants « hors moyenne » ni ce que leur différence a à nous enseigner au quotidien. C’est que ça s’écrit plutôt mal dans un prospectus plié en trois.
Peu après la naissance de Noah, le Regroupement pour la Trisomie 21 (RT21) a mis Carolanne et Marc-Antoine en contact avec différentes familles qui composent aussi avec cette différence. « C’est en rencontrant des gens qui ont la trisomie 21 et d’autres parents qui vivent la même chose que nous qu’on a réalisé que ce n’était peut-être pas une tragédie. Que c’était peut-être juste un chemin différent vers le bonheur », dit Carolanne par-dessus les vocalises de June, leur fille de deux ans.
Bien sûr que Carolanne et Marc-Antoine continuent de s’inquiéter. Noah saura-t-il s’exprimer ? Va-t-il avoir des ami·e·s ? Va-t-il être invité aux fêtes d’enfants ? Va-t-il aller à l’école ordinaire ? Va-t-il jouer au hockey dans la rue avec ses oncles et ses cousins ? Bien sûr que le sommeil tarde, parfois. Bien sûr que les premières années sont une succession de rendez-vous et de suivis, chez l’ergo, la physio, l’ophtalmo, l’orthophoniste.
En réalité, ce qui les tient éveillé·e·s, ce n’est pas le souci que Noah arrive un jour à passer ses mathématiques 536, mais l’espoir qu’il puisse se tailler une petite place dans la société. Pour cela, le couple a choisi de se battre. Pour que sa condition d’être humain ne soit pas définie par la trisomie.
Noah, aussi connu sous le nom de Petit Bouddha
Assis dans le sable, Noah regarde la mer monter, les vagues se casser sur la grève avant de repartir vers le large. Pendant deux heures, il observe la marée. Après la venue au monde de sa petite sœur, la famille est partie sur la côte est. C’était la première fois qu’il voyait l’océan.
C’est dehors que Noah est le plus heureux. Il observe, il écoute. Avec attention et longuement. Il aime marcher tranquillement sur la montagne qui surplombe sa ville ou s’assoir dans le gazon avec un animal qu’il chérit tout spécialement : Café, le chien de sa grand-mère.
Noah est aussi particulièrement sensible aux émotions. Il arrive à les lire sur le visage des gens sans difficulté et semble tout ressentir plus fort que les autres. S’il est gêné, il le dit à voix haute (c’est la première chose qu’il m’a dite quand il m’a aperçue dans le cadre de porte !). Si son père est préoccupé, il lui demande ce qui ne va pas. Très soucieux du bienêtre de son entourage, il n’a jamais la tête ailleurs. Il est en pleine conscience, en tout temps. Il n’a pas eu besoin de suivre un tutoriel sur YouTube ou d’analyser Le cercle des poètes disparus pour comprendre ce que signifient « Saisir le jour ». C’est inné chez lui. Il affectionne chaque moment qui passe et chacune des personnes qui partagent son existence.
Noah apprécie les moments passés seul. Il lui arrive souvent de s’assoir et de croiser habilement ses petites jambes comme pour mieux prendre le temps de vivre. Si sa mère a le malheur de le déranger pendant qu’il est plongé dans cet état méditatif, il la regarde et lui dit doucement : « Maman, tranquille », en lui faisant un doux geste de la main. Peut-être que son cerveau fonctionne différemment. « On dirait qu’il est là pour nous enseigner à revenir à l’essentiel », concèdent les parents.
Il faut savoir aussi qu’en plus d’enseigner la pleine conscience sans en avoir conscience, Noah court. Beaucoup et vite. C’est peut-être parce que depuis qu’il est tout petit, il voit son père quitter la maison, running shoes aux pieds, avant de revenir les poumons remplis et la tête reposée.
Courir pour Noah
Marc-Antoine a commencé à courir peu après la naissance de Noah. Il court pour réfléchir ou arrêter de réfléchir. Il court pour retrouver son Nord et calmer ses angoisses. Les distances augmentent à mesure que les années passent. Mais pendant la pandémie, il a vu ses courses être annulées les unes après les autres. C’est à ce moment qu’il a forgé l’idée de courir pour Noah. Littéralement. Il a couru pendant 21 heures consécutives lors du solstice d’été, le 21 juin 2020, et amassé des fonds pour le RT21. Pour la seconde édition, il a couru 250 km en montagne, en cinq jours. Au départ, Carolanne et Marc-Antoine espéraient recueillir 400$, mais le mot s’est passé et les cœurs ont été touchés. Ils ont finalement pu remettre un don de plus de 25 000$ au Regroupement.
« L’argent amassé permet à d’autres parents comme nous d’avoir accès aux services de santé à moindre cout grâce à l’aide du Regroupement. Parce que les rendez-vous coutent cher et qu’ils peuvent peser lourd dans le portefeuille d’un parent », explique Marc-Antoine. Ces suivis avec des expert·e·s aident au développement des enfants, pour qu’ils apprennent à parler, à marcher, et peut-être même à être autonomes un jour.
La course n’était pas innée chez Marc-Antoine. Mais chaque fois, il a appris à repousser ses limites, une enjambée à la fois. Sans le savoir, Noah lui a enseigné la résilience. Son père, en retour de ces précieux enseignements, s’assure simplement que son fils est heureux ; qu’il joue, qu’il fasse du bécyk, qu’il coure s’il en a envie, qu’il fasse mentir les prédictions... ou non.
Parce que malgré les accomplissements du papa coureur, dans cette famille, ce qui compte réellement, c’est de passer une belle journée, pas de devenir capitaine de l’équipe de soccer ou de gagner un Méritas au gala de fin d’année. « Nous, on se couche le soir en se demandant si tout le monde est bien. Si la réponse est oui, on peut dormir tranquille », dit Marc-Antoine en riant.
Les yeux du cœur (tous droits réservés à Gerry Boulet)
« Je me rappelle avoir eu peur de le dire à mon frère quand il est venu me voir à l’hôpital, parce que j’avais peur qu’il n’aime pas Noah autant que j’aime ses enfants. J’avais peur de ce qui l’attendait, lui… à la garderie, à l’école, dans la rue, peur que le regard des autres lui fasse mal », raconte la jeune maman cinq ans plus tard.
Si au moment du diagnostic Carolanne redoutait le regard que les gens poseraient sur lui, elle réalise aujourd’hui qu’elle a beaucoup de chance de pouvoir élever un enfant aux capacités différentes. Dans une société loin d’être parfaite, mais qui n’a jamais été aussi inclusive.
Plus nous cesserons d’ignorer ou de taire la différence, plus nous apprendrons à en apprécier les couleurs et les nuances. Le temps est venu de parler de différence, d’inclusion et d’ouverture avec nos enfants, nos ami·e·s, nos voisin·e·s. D’en parler pour mieux en mesurer la valeur. Il ne s’agit pas simplement d’accepter que toutes les formes de différences aient leur place autour de la table, il s’agit aussi de reconnaitre ce qu’elles y apportent. Après tout, que serait un souper si tout le monde avait la même chose à raconter ?
Si Carolanne pouvait parler à la maman qu’elle était il y a cinq ans, elle lui dirait de garder près d’elle les gens qui arrivent à voir ce qu’il y a de si beau dans la présence de Noah.
Être parent, ce n’est pas essayer d’orienter le regard d’un nouvel être humain selon ce qu’on pense avoir compris ou non de l’existence. C’est avoir l’occasion de voir la vie à travers de nouveaux yeux. D’aller s’assoir les jambes croisées et de regarder la mer monter.