Le rituel du repas revu par Jim Denevan, de la caravane culinaire Outstanding in the Field.
TEXTE : Natalie Rinn
En juin 2018, sur un quai de Tuna Harbor, à San Diego, un pêcheur local s’est adressé aux convives assis à une table de plus de 200 couverts. Les assiettes contenaient le fruit de son labeur, pêché dans les eaux environnantes : crevettes tachetées pochées, ceviche de bar rayé et flétan salé sur son lit de roquette. Pendant qu’il parlait, le regard des commensaux s’est porté au-delà de la table élégamment dressée pour se perdre au large — soit là où le pêcheur travaillait chaque jour.
« L’homme avait la fin soixantaine. Il nous a parlé de sa vie passée en mer », raconte Jim Denevan, dont l’entreprise Outstanding in the Field avait organisé le repas ce soir-là. « En l’écoutant, j’ai été époustouflé par l’expérience riche de ces gens dont le travail est de nourrir la population. »
Aujourd’hui, la plupart d’entre nous ne sont pas issus de grandes familles, ne vivent pas à la ferme et ne consomment pas quotidiennement des plats dont les ingrédients viennent tout juste d’être récoltés. Pourtant, les activités culinaires comme celle du quai de San Diego — déroulement tout en lenteur, avec des produits locaux — nous semblent familières, voire essentielles. Et elles le sont, si l’on se fie à la vision de Jim.
Il y a plus de 30 ans, ce dernier sillonnait la France et l’Italie comme mannequin. Là-bas, il a remarqué à quel point la cuisine était mieux intégrée au quotidien et à la culture locale qu’en Amérique, où l’industrialisation et le marketing avaient pratiquement effacé le lien entre l’être humain et l’assiette. Dans son pays natal, les aliments étaient effectivement de mauvaise qualité, offerts en quantités démesurées, et souvent réchauffés au microonde : tout le contraire de la lenteur, quoi. À son retour en Californie, il contribuerait à changer la relation de plus en plus fugace que les Américains entretenaient avec leur alimentation. « C’était très clair dans mon esprit, dit Jim. Je voulais voir s’il était possible de rendre le monde meilleur par le truchement de la cuisine. »
La crique Secret Sea, Santa Cruz, Californie
Photo : Neringa Greiciute
Jim a d’abord appris à popoter lui-même. Il a progressé jusqu’à devenir chef cuisinier au célèbre restaurant Gabriella Café, dans le nord de la Californie. Puis, il s’est heurté à certaines limites : celles des recettes que l’on doit refaire sans arrêt, pour des clients aux attentes parfois déraisonnables. Le travail en cuisine ne pouvait assurément pas satisfaire l’élan créateur de celui qui avait l’habitude de tracer des motifs géométriques surdimensionnés sur le sable des plages. Ainsi, en 1999, à l’âge de 37 ans, Jim a mis au point le concept d’Outstanding in the Field : pourquoi apporter la ferme à la table quand on peut apporter la table au champ, là où les aliments ont été cultivés, et ensuite partager cette abondance — et les récits qui en découlent — avec des convives réunis pour la première fois ?
Jim a préparé le tout premier repas champêtre Outstanding in the Field dans le verger biologique de son frère Bill, peuplé de pommiers centenaires et situé tout près d’une forêt de séquoias surplombant l’océan Pacifique. Depuis, son entreprise s’est considérablement développée. Sans jamais s’écarter de leurs principes fondamentaux, son équipe et lui ont organisé plus de 1 000 repas dans les 50 États américains et dans 15 pays. Ils ont dressé leur longue table caractéristique au pied du mont Fuji, entre les agaves d’une distillerie de mescal à Oaxaca et sur les falaises de Big Sur. Rien que cette année, plus de 90 diners auront lieu, et intègreront aussi bientôt les artisans des objets qui composent les couverts — des gobelets jusqu’à la vaisselle en céramique.
Tout ça est encore plus impressionnant lorsque l’on sait que Jim a lancé Outstanding avant l’arrivée d’Internet en Amérique. À l’époque, il passait la majeure partie de son temps à tenter de convaincre les journalistes de parler de ses activités. Mais les gens ne comprenaient pas ce que lui et son équipe essayaient de faire. « Ils refusaient de casser la croute avec des étrangers et de faire passer des plats autour d’une table plantée au milieu d’un champ », explique Jim. Or, Outstanding était bien plus qu’une expérience culinaire inédite. Pour citer un de ses amis, commissaire d’exposition, c’était carrément une « intervention ». Elle ne s’inscrivait pas dans la culture ambiante : elle l’attaquait de front.
Quand j’ai parlé à Jim au téléphone, il était chez lui, à Santa Cruz, et s’apprêtait à prendre la route pour une autre activité Outstanding. Direction : l’Arizona, à bord de l’autobus Flxible 1953 qu’il a acheté pour sa compagnie en 2007. « À la base, il n’y avait pas de remorque. Seulement le bus, cinq employés et 200 chaises, m’a-t-il raconté. En parcourant les États-Unis sans la moindre idée du nombre de clients que nous pourrions attirer, j’étais si enthousiaste que mes choix n’étaient pas totalement rationnels. » C’est assez représentatif de sa personnalité, ai-je pensé à l’autre bout du fil : intuitive, sans souci apparent de l’objectif final.
La vallée de Sonoma, Californie
Photo : Outstanding in the Field
Pour les observateurs, à l’époque, cette approche était certes discutable. Jim, son équipe et le Flxibus ont fait leur premier voyage au Canada en 2005; à l’arrivée de Jim à la frontière, les douaniers ont eu des doutes sur son équilibre mental. « Un agent m’a dit : “C’est une très mauvaise idée”, se souvient-il. “Pourquoi voudriez-vous installer une table dans une ferme ? Il y a des mouches, il fait chaud et il vente.” » Mais Jim est allé de l’avant parce que c’était dans sa nature; le monde avait seulement besoin d’un peu de temps pour comprendre et partager sa vision. Et il avait raison. Quelques années plus tard, à son retour au Canada, les agents frontaliers ont réagi très différemment. « Il y en a un qui m’a dit : “Oh, je connais ça, j’ai vu des photos, ç’a l’air super, bon voyage !” » Outstanding était passée d’une opération qui enregistrait des pertes chaque soir à une petite entreprise qui connaissait un certain succès. En effet, les médias sociaux et l’appui de chefs locaux aidant, les places s’envolaient presque toutes. À présent, dit Jim, les activités sont si bien soutenues qu’elles sont toutes à la hauteur des promesses du prospectus : outstanding (« remarquable »).
Mais à son sens, ce ne sont ni l’excellence des mets ni les liens que tissent invités, fermiers et chefs cuisiniers qui confèrent à ces repas communaux leur qualité exceptionnelle — même si tout cela est essentiel. Non, pour lui, c’est avant tout le caractère éphémère et inattendu de l’expérience qui en explique la singularité. Ç’a été particulièrement vrai lors d’un repas prévu au pied du mont Fuji, en 2015.
À ce qu’on lui avait dit, le sommet n’était visible que toutes les deux ou trois semaines. Les nuages étaient donc bien présents au début de cette soirée menée par le chef invité John McCarthy, du restaurant Crimson Sparrow. Jim, qui gardait espoir malgré tout, avait positionné la table de manière à ce que les invités puissent apercevoir par moment les pentes du Fujiyama. « Ils répétaient à tour de rôle : “Est-ce que c’est le mont Fuji ?” », raconte-t-il. Jim a dû s’absenter une minute, pendant laquelle les convives se sont attablés. Quand il est revenu, les nuages s’étaient dissipés ! « C’était inouï, mais la montagne est apparue et tout le monde a applaudi, s’étonne-t-il encore. Je me suis dit : “Ça se passe plutôt bien.” »
Le Ranch Mead, Jackson Hole, Wyoming
Photo : Neringa Greiciute
Davantage qu’un simple repas partagé, Outstanding in the Field est une expérience enrichissante, ancrée dans le temps présent. « Nous pouvons bien regarder vers l’avenir, regretter ou idéaliser le passé, mais il faut avant tout profiter de chaque instant. C’est l’essence même d’Outstanding, souligne Jim. Notre projet se renouvèle sans cesse, car nous suivons le rythme des saisons. » Tout comme les œuvres qu’il trace dans le sable et qui disparaissent à la marée montante, ses fêtes champêtres — chaque fois montées et démontées en une seule journée — sont évanescentes. Elles perdurent seulement dans les souvenirs de ses invités, et cela lui suffit.
Cette philosophie, il a appris à l’appliquer dès les débuts d’Outstanding, lors d’un diner dans une ferme maraichère de Craftsbury, au Vermont. Il avait placé sa table au beau milieu d’un champ de sarrasin incandescent — elle arrivait exactement à la hauteur des plants, précise-t-il avec enthousiasme. Le site était trop éloigné de la grange pour qu’elle puisse servir d’abri en cas de pluie; comme de raison, le ciel s’est assombri et a déversé de grosses gouttes chaudes sur les invités. Tout le monde était trempé. « Il a plu tout au long du repas, se souvient Jim. La salade s’est transformée en potage. » Mais, chose incroyable, les gens s’amusaient encore. Certains lui ont même dit que c’était la plus belle activité à laquelle ils avaient pris part de toute leur vie.
Photo : Ilana Freddye
Donc, cette année, si vous vous trouvez près d’une ferme maraichère, d’un verger, d’une oliveraie, d’une palmeraie de dattiers ou d’une plage où s’arrêtera la caravane culinaire Outstanding, envisagez de vous inscrire. Renouer avec la nature et la nourriture, de même qu’avec les gens qui produisent ce que nous mangeons, est un rituel très puissant. « Quand les gens font preuve de courage et sortent de leurs schémas habituels, dit Jim, ils sont récompensés. » C’est lui qui mettra la table. Tout ce que vous avez à faire, c’est enfiler des chaussures adaptées au terrain et trouver votre chemin.
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Natalie Rinn est née dans le Minnesota. Ancienne rédactrice en chef du Brooklyn Magazine, elle est maintenant journaliste et éditrice de podcasts à la pige. Attirée par la perspective de jogger en terrain non humide, elle a récemment quitté New York pour Los Angeles.