Lettres de quarantaine
Les nouveaux privilèges: vivre à la campagne et avoir moins de 70 ans
En sortant de la maison, les trois mêmes choix se présentent invariablement:
— Marcher vers l’est jusqu’au cul-de-sac. Puis, mettre les pieds dans la nouvelle rigole qu’a creusée le ruisseau en sortant de son lit. Y prendre des roches – celles qui brillent – et les jeter dans la cavité visqueuse du charriot rouge.
— Partir vers l’ouest à vélo et rejoindre un peu plus loin la 132 jusqu’au pont qui traverse la rivière Bourret. De là, observer ce qu’il reste du vieux moulin et prédire dans combien de printemps la structure sera emportée par le torrent.
— Traverser la rue vers le sud et emprunter la descente de bateau pour observer les retrouvailles bruyantes des oies blanches sur les battures du fleuve.
Non, nous ne sommes pas tous égaux face au confinement. Jamais n’ai-je autant mesuré ma chance d’avoir ces trois options quotidiennes. Parce qu’il faut se le dire, ce n’est pas tout le monde qui a des ruisseaux où jeter des roches ― et le cri des oies pour s’émerveiller.
Pourtant, il y a huit ans, je m’échouais ici, dans Les Fonds, en burnout, enceinte et sans emploi. Un trio explosif. Persuadée que ce qui me ramènerait sur pied serait la vue de l’horizon, la proximité avec la nature et la mise en conserve des légumes des deux potagers nouvellement créés. Et la pâtisserie.
J’avais tort. Dans Les Fonds, cette enclave le long du fleuve située au creux de deux bonnes côtes de la 132, je me suis sournoisement sentie captive, traumatisée par la simple vue des tâches domestiques à accomplir, avec l’impression de répéter indéfiniment les gestes de ma mère et de ma grand-mère.
L’anxiété ne s’est apaisée complètement que lorsque j’ai poursuivi un métier que j’aimais — le journalisme — et gagné ma vie convenablement comme pigiste. Avec la famille et le jardin comme précieux équilibre. Un trio bienfaisant.
J’avais pris l’habitude d’appeler mes amis de longue date, après mes bouffées d’angoisse. Des gens ayant souvent trois fois mon âge, rencontrés au fil des reportages et des déménagements. Leurs histoires, inflexions dans la voix et attitudes m’ont toujours apaisée.
En les écoutant, j’étais bien. Avec la pandémie, plusieurs sont devenus anxieux, davantage d’ailleurs par la perspective de rester confinés indéfiniment que d’attraper la Covid-19. C’est donc à mon tour, maintenant, de leur rendre un peu du réconfort qu’ils m’ont si souvent apporté.
Au bout du fil, Paula a le cœur gros. L’isolement dans son petit appartement de Saint-Édouard-de-Lotbinière commence à peser lourd, même pour cette ermite autoproclamée de 83 ans. Elle ne supporte pas de voir son frère désinfecter les poignées de porte après avoir déposé son épicerie sur le palier sans pouvoir le serrer dans ses bras. Au téléphone, elle éclate en sanglots.
Pour Paula, cette pandémie, c’est toutefois un coup de chance, une occasion inespérée de revoir toutes nos pratiques. «La démondialisation, c’est ça qui va sauver la planète!» me lance-t-elle, optimiste. Elle revient sur un siècle de destruction de l’environnement et me parle du temps pas si lointain où chaque famille presque autosuffisante assurait sa survie dans les campagnes.
— «Je ne te parle pas du temps de Christophe Colomb, je te parle de mon père!» martèle-t-elle avant de couper court à la conversation pour écouter le point de presse de Trudeau.
— «Rappelle-moi bientôt, Eugénie, si tu savais comme ça me fait du bien de te parler.» Je raccroche. En bas, la plus jeune chahute derrière la porte.
Dehors, on négocie l’option à prendre. Ce sera la rigole.
Depuis le début du confinement, les Fonds s’avèrent être un luxe. Le télétravail a été rendu possible du jour au lendemain par un de mes employeurs, pourtant récalcitrant avant la pandémie. L’une de nos deux voitures est devenue complètement inutile. Le village, à deux kilomètres d’ici, semble lointain. Chaque maison a néanmoins fermé ses portes pour se transformer en forteresse impénétrable, avec la peur de l’autre qui s’y installe, insidieuse.
Bien que la démondialisation ne soit ni possible ni souhaitable, ce que Paula m’enseigne, c’est de cultiver notre autonomie et notre capacité à être heureux. Et à ce jeu, les enfants sont maitres.