Les rosiers sauvages de L’Isle-aux-Coudres

Fragments visuels d’une excursion insulaire.

Dans le cadre de

Texte et photos — Eve Tagny

Quand j’étais jeune, je croyais que je n’aimais pas la «nature». Outre mon manque d’enthousiasme pour les joies du camping et mon corps rapidement boursoufflé de piqures de moustiques, la ville s’était imposée pour moi comme un safe space.

Instinctivement, les lieux cosmopolites m’attirent, là où l’existence de gens comme moi, d’héritages ethniques et culturels mixtes, n’est pas une exception. Un environnement qui ne me renvoie pas une image désaccordée d’une réalité homogène dans laquelle je ne semble pouvoir m’insérer.

Des gens sur le bord du fleuve

J’étais habitée par une peur de sortir de ces zones de confort urbaines, de me confronter à un sentiment d’exclusion, sans aucun doute lié à mes propres idées préconçues des environnements ruraux comme étant des lieux où je risquais plus fortement de rencontrer une certaine étroitesse d’esprit ou de vivre des microagressions en raison de mon ethnicité.

Tranquillement, cette méfiance en est venue à s’apposer au paysage québécois lui-même. Que ce soit les forêts de pins et d’épinettes et leur odeur distinctive, les points de vue saisissants observés du haut de montagnes, les champignons aux formes variées, la tourbe rose, ou bien le rythme de nos journées alignées avec le cycle du soleil, tout cela m’échappait. Mieux encore, la joie téméraire éprouvée par certains amis lorsqu’ils plongent dans un lac à peine dégelé, me pousse à me demander si une aversion ancestrale au froid était logée dans mon corps.

Et puis un jour, le deuil frappe, et avec lui mes assises se fragmentent et s’envolent. Devant le besoin de réguler un rythme perturbé, la nature s’est imposée comme une bouée, un lieu de guérison.

Face au deuil, la nature, elle, continue de respirer doucement, parfois imperceptiblement. Je redécouvre nos paysages, guidée dans de nouveaux périples par des amis proches.

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Eve Tagny et ses amis dans un sentier.
Crédit: David-Alexandre Faber

Les parcours de voyage cimentent les amitiés et les relations: l’on devient partenaires le temps qu’ils durent. C’est ainsi qu’au mois de juillet dernier, sept amis de longue date découvraient une région que l’un de nous affectionne particulièrement : L’Isle-aux-Coudres et ses environs.

 

– Traversier –

Systématiquement associée à un romantisme bucolique, la traversée des eaux est un minivoyage en soi. Le navire qui nous mène sur l’ile part aux heures ou aux demi-heures de Saint-Joseph-de-la-Rive. Nous sortons de la voiture en sautillant comme des enfants gavés de sucre et l’attrapons de justesse. Parfait point de départ pour un périple, ce trajet fluvial qui nous mène à destination ajoute une couche de détermination à l’aventure.

 

– Haut de montage –

Le sentier La Chouenne, au parc national des Grands-Jardins, se dessine en constante montée, mais la vue à 360° récompense l’effort.

 

– Phare –

Des gens sur des roches près d'un phare.
Crédit: Martial Déragon

Le temps d’une marée basse, les marches improvisées sur les plages de l’ile font partie des points forts de nos journées d’excursion.

Nous nous aventurons jusqu’au phare de Pointe de la Prairie: nos jambes s’enfoncent dans la vase, nos pieds citadins usuellement protégés de la rugosité de la terre se heurtent, contournent les roches irrégulières, font la course contre la marée, et nous revenons avec un sentiment d’accomplissement de petits explorateurs du dimanche.

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Bouquet de fleurs sauvages dans un vase.

– Bouquet –

Les fleurs sauvages meurent rapidement une fois coupées, elles ne sont pas faites pour être domestiquées. D’une certaine façon, elles résistent à notre impulsion de posséder la nature. En bordure des chemins, nous nous découvrons les particularités de la flore de la région, telle la vipérine au mauve pâle et délicat, mais dont les tiges irritent la peau.

 

– Snack bar –

La serveuse du snackbar Chez Lulu à Saint-Hilarion semble particulièrement m’affectionner. Elle me met extra saucisse hotdog dans ma poutine, qui, par ailleurs, fait l’unanimité: c’est l’une des meilleures de notre vie.

 

– Antiquaire –

Ptit neg. Chez un antiquaire, on trouve ce genre de rappel du racisme ordinaire qui habite tout lieu. Pour moi, c’est une confirmation de mon malaise lors du séjour. La peur de la différenciation est constante et subtile, comme une trame de fond inscrite dans notre histoire collective.

– Rosier sauvage –

C’est à l’île que j’ai consolidé ma nouvelle obsession pour les roses. J’observe ces buissons emplis de fleurs qui parsèment et enjolivent l’ile et remarque leurs épines. Pourtant, leurs fleurs diffèrent grandement des roses commerciales.

Devant ma confusion, mon ami Alexis m’apprend qu’il s’agit en fait de rosiers sauvages. Sauvage. Ce mot qui m’a tant blessée. Ce mot utilisé pour dénigrer les premiers habitants et les protecteurs de cette terre sur laquelle les colons se sont installés.

Ces rosiers me fascinent, ils bordent les routes, les plages, les jardins, je découvre tout un nouveau pan d’une fleur que je croyais détester — clichée, surutilisée. On se fait une idée de la nature, de ses rythmes, de ses matières. Le voyage permet de la redécouvrir parce que l’on porte attention, parce que l’on prend le temps de s’arrêter, de regarder autrement. Ce qui, finalement, est l’essence de tout périple: apprendre à voir autrement.

Je me dis alors que c’est peut-être ici même, à L’Isle-aux-Coudres, que l’on réécrit l’après-pandémie, que l’on peut imaginer un post Black Lives Matter. Ancrés dans une nature, certes de plus en plus perturbée par notre présence, mais dont les cycles résistent encore, dont les tactiques de résilience et la capacité de régénération nous servent d’exemple pour des futurs plus durables.

Eve Tagny navigue entre écriture, photographie, vidéo, performance et installation. Sa pratique s’articule autour d’une recherche sur les corrélations entre le processus de deuil et la nature; ses cycles, rythmes et matières. Elle s’intéresse aux voies de résilience qu’adoptent les personnes et les communautés porteuses d’identités hybrides pour se délester des héritages coloniaux et patriarcaux et formuler ainsi des futurs durables.

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