Cet article fait partie du Dossier Nouvelles harmonies

Chapitre 04

La perchaude est dans le pré

Entre le champ et l’eau, les liens sont plus forts qu’il n’y parait. Dans la réserve de la biosphère du Lac-Saint-Pierre, agriculteur·rice·s et communautés de conservation travaillent de concert pour réhabiliter la santé de la perchaude.

TEXTE Émilie Folie-Boivin PHOTOS Drowster

Bien que l’on retrouve quelques chalets sur pilotis à Baie-du-Febvre, personne ne construit sa maison au bord de l’eau. C’est que dans la région entourant le lac Saint-Pierre, au Québec, chaque printemps (ou presque) amène une crue si importante qu’elle double la superficie du lac.

Pendant près de deux mois, les poissons profitent des champs ensevelis sous l’eau pour se reproduire. La perchaude est de ceux-là: à la mi-avril, elle traverse la ligne des arbres, parcourt quelques kilomètres, puis enrubanne un chapelet d’œufs autour de la végétation inondée.

Cette espèce fait partie d’un écosystème absolument unique, dont profitent les communautés humaines. Les agriculteur·rice·s y cultivent de riches terres nourricières; les adeptes de pêche (commerciale et sportive) et de chasse s’y alimentent; les vacancier·ère·s s’évadent dans ses paysages de carte postale, qui permettent à l’industrie du tourisme de fleurir. Qui plus est, la perchaude est intimement liée au mode de vie du peuple abénakis.

Or, la population de cette espèce de poisson a chuté de 79% entre 1979 et 2019, alors que partout ailleurs dans la province, les stocks se portent à merveille.

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Vue champêtre depuis un superbe sentier de randonnée, à Berthierville.

Il n’est pas exagéré de dire que si le littoral du lac Saint-Pierre est aussi exceptionnel, c’est beaucoup grâce à sa plaine inondable — la plus vaste en eaux douces du Québec. En plus d’offrir un refuge pour la reproduction, elle constitue un généreux garde-manger pour les larves de poissons avides de petits invertébrés. Les eaux chaudes et peu profondes de ce lac long de 32 km contribuent à l’efflorescence d’amples herbiers aquatiques abritant tout un écosystème. Au total, 288 espèces d’oiseaux, 79 espèces de poissons et 24 espèces d’amphibiens et de reptiles, dont plusieurs sont menacées ou vulnérables, fréquentent ce territoire situé à mi-chemin entre Montréal et Québec. (C’est sans compter les 85 000 résident·e·s, d’énormes bateaux de marchandises et plusieurs usines!)

 

Bardé de reconnaissances, cet archipel remarquable — regroupant une centaine d’iles — est un joyau de notre patrimoine naturel. Il porte le sceau de la Convention de Ramsar à titre de zone humide d’importance internationale et, depuis 2000, il est classé réserve mondiale de la biosphère par l’UNESCO. Ce badge lui confère d’ailleurs un intérêt bien spécial, explique Henri-Paul Normandin, porte-parole de la biosphère et ancien ambassadeur. «C’est un petit bijou qui attire une attention internationale. On compte s’en servir pour sensibiliser et mobiliser encore plus la communauté locale, de même que les autres paliers gouvernementaux. Parce que les enjeux globaux de la biodiversité sont aussi des enjeux locaux. Et que ce qu’on fait — ou ne fait pas — à l’échelle locale a un impact planétaire!»

Le lac Saint-Pierre, c’est en outre l’équivalent d’une station d’épuration pour les eaux du Saint-Laurent. Par exemple, quand Montréal procède à ses grands déversements d’eaux usées dans le fleuve, celles-ci sont filtrées dans cet enchevêtrement de marais. Elles ressortent — c’est démontré — plus propres à la hauteur de Trois-Rivières qu’elles ne l’étaient à l’entrée de Sorel-Tracy.

«Le lac agit comme un rein pour le Saint-Laurent, illustre Philippe Brodeur, biologiste pour le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Mais le rein est fatigué, visiblement fatigué.»

Vers une agriculture plus durable

Pêcheur·euse·s et agriculteur·rice·s se sont longtemps renvoyé la balle quant à la détérioration de l’état de la perchaude. «[Fin 80 début 90], on maintenait une pression de pêche trop importante, alors que son abondance était déjà en déclin», indique Philippe Brodeur, rencontré sous un soleil plombant. «Les débarquements dépassaient les 300 tonnes dans le lac annuellement.» À ce moment-là, les habitats étaient en mesure de soutenir ce rythme effréné… jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus, faute d’une reproduction suffisante de la perchaude. Et, malgré le moratoire de 2012 sur la pêche sportive et commerciale (par ailleurs reconduit jusqu’en 2022), la santé de ce bio-indicateur est demeurée fragile. 

Il a fallu reconnaitre que l’agriculture intensive de maïs et de soya dans les plaines inondables — en remplacement d’une agriculture traditionnelle, dominée par le foin et le pâturage — y est pour beaucoup. La récolte d’automne laissant les sols à nu, la perchaude ne trouve plus de quoi accrocher ses œufs. Sans oublier qu’à la fonte des neiges, les sédiments et les pesticides ruissèlent jusqu’au rivage et rendent l’eau turbide. 

La situation est assez inquiétante pour qu’une panoplie d’acteur·rice·s se bousculent au chevet du lac Saint-Pierre. Plusieurs millions de dollars ont été investis pour restaurer les habitats dans la plaine d’inondation, mais aussi en amont du littoral. L’un des objectifs: mettre en place des pratiques agricoles durables.

Claude Lefebvre, à la recherche d’une pousse d’alpiste roseau sur la terre qui l’a vu grandir.

Monsieur Lefebvre: planter une prairie

Depuis trois ans, l’équipe d’Anne Vanasse, professeure à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval et coresponsable du Pôle d’expertise multidisciplinaire en gestion durable du littoral du lac Saint-Pierre. collabore justement avec des producteur·rice·s pour tester diverses initiatives agricoles responsables. Claude Lefebvre, producteur laitier et maire de Baie-du-Febvre par ricochet, est l’un de ceux-là.

Sur les terres où il a grandi, dans les années 50, il tente d’implanter une prairie d’alpiste roseau — une plante pérenne très résistante aux crues en raison de son imposant système racinaire, ce qui en ferait un refuge de choix pour de nombreuses espèces. Le Pôle d’expertise mise (entre autres) sur cette herbe pour rétablir l’habitat de la perchaude. Or, c’est un fourrage généralement peu attrayant pour les cultivateur·rice·s: il est très fibreux, contient peu de protéines et n’est pas si appétissant pour le bétail. Avec sa ferme laitière de 400 têtes, M. Lefebvre y voit toutefois une belle occasion à saisir: «Le but est d’avoir un débouché pour cette culture; de notre côté, on va l’utiliser pour nourrir nos vaches taries [en repos de lactation avant un nouveau vêlage], car elles ne doivent pas avoir une alimentation trop riche pendant cette période.»

«Le but est d’avoir un débouché pour cette culture; de notre côté, on va l’utiliser pour nourrir nos vaches taries [en repos de lactation avant un nouveau vêlage], car elles ne doivent pas avoir une alimentation trop riche pendant cette période.»

— Claude Lefebvre

Ça peut sembler facile de naturaliser une prairie avec un fourrage aussi résistant, mais les importantes inondations de 2019 et de 2020 ont retardé la semence, et l’agriculteur craint que l’alpiste roseau ne réussisse pas à s’implanter en raison de la sècheresse exceptionnelle de l’été en cours. Heureusement, M. Lefebvre a une qualité en partage avec cette plante: la résilience.

 

«C’est toujours la faute des agriculteurs! Mais bon, on est conscients qu’on fait partie du problème.»

— Claude Lefebvre

D’autres pistes de solutions sont en cours d’exploration. Dans les terres en monoculture, le Pôle d’expertise étudie la culture de couverture intercalaire, qui consiste à semer, par exemple, du raygrass entre les rangs de maïs, et du blé d’automne ou du lotier dans les champs de soya. Ces plantes herbacées ne servent peut-être pas directement à l’habitat de la perchaude, mais, une fois la récolte fauchée, elles créent un tapis qui réduit l’érosion du sol — et freine potentiellement le ruissèlement des sédiments dans le lac.

Une autre initiative à l’étude, enfin, consiste à instaurer des bandes pérennes de quatre mètres de large près des fossés, sur les terres cultivables, pour fournir aux poissons de quoi accrocher leurs œufs.

Monsieur Brissette: revenir au foin

Pendant plus de 30 ans, Laurent Brissette a été propriétaire de terres sises devant un magnifique chapelet d’ilots, à Saint-Ignace-de-Loyola. C’est l’un des endroits où le lac prend des airs de bayou louisianais.

Après avoir exploité la culture du soya («Il fallait mettre beaucoup d’herbicides et de pesticides pour que ce soit rentable, et ça me déplaisait», confie M. Brissette, au téléphone), ce «gentleman farmer» est revenu aux sources en cultivant le foin, tel que le faisaient les premières générations de fermier·ère·s dans les plaines inondables. En solo, il a buché fort pour que la faune revienne, reconnectant à la mitaine des bouts de marais stagnants. «J’ai même réussi à faire un fossé piscicole à la pioche. Ça m’a pris cinq heures!», ajoute-t-il, faisant retentir sa fierté jusqu’à Montréal. Pour sa retraite, il désirait voir cet espace devenir une aire protégée — un souhait qu’il a pu concrétiser avec Conservation de la nature Canada (CNC).

Le somptueux écosystème de la réserve naturelle de la Pointe-Yamachiche, où le fleuve entre chaque printemps.

En 2020, l’organisme sans but lucratif a effectivement mis la main sur 12 hectares appartenant à M. Brissette. CNC fait partie des acteur·rice·s qui contribuent activement à la protection de l’habitat de la perchaude au lac Saint-Pierre, en acquérant des terres pour les préserver à long terme et y permettre une agriculture «compatible».

Aujourd’hui, les terres de M. Brissette regorgent de vie, grâce aux efforts combinés de l’agriculteur et de l’OSBL. Des canards et des oiseaux champêtres nichent entre les asclépiades et les herbes hautes. CNC projette de bonifier davantage les plantes pour amener plus de diversité. «Pour la perchaude, tu as déjà 95% du gain. Avant, elle ne venait plus, et maintenant, c’est une pouponnière à poissons!», ajoute Julien, biologiste de formation.

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L’état de la perchaude est toujours préoccupant dans la réserve de la biosphère du Lac-Saint-Pierre; la bataille n’est pas gagnée. Mais il reste que d’encourageantes améliorations se font sentir à l’échelle locale.

Si changer les mentalités prend toujours du temps, la communauté d’agriculteur·rice·s est résolument en mode solution, malgré quelques pochettes de résistance. «Elle ne l’était peut-être pas il y a dix ans, mais là, elle est prête. J’en connais, des récalcitrant·e·s qui ne voulaient rien savoir d’une gang de biologistes et qui ont modifié leur façon de penser. On est conscient·e·s de ce qu’on a perdu, remarque Claude Lefebvre. Cela dit, si on ne cultive plus ces terres [dans la plaine inondable], il faudra défricher ailleurs. Qui va nous nourrir? Le Brésil? On essaie de limiter notre impact sur l’environnement le plus possible, mais peut-on encore faire de l’agriculture tout en améliorant le sort de la perchaude? C’est ce qu’on va voir», conclut l’optimiste producteur.

Pour une plongée dans le cœur du sujet — et voir certain·e·s de nos intervenant·e·s en chair et en os! —, visionnez l’épisode 6 de Striking Balance (en anglais seulement), une série documentaire originale de TVO.

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