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Le grand orchestre des animaux

Bernie Krause immortalise les bruits de la nature avant qu’ils ne disparaissent pour toujours.

*Note éditoriale

Il y a un an, j’interviewais Bernie Krause pour le magazine BESIDE. En le contactant il y a quelques jours pour préparer la mise en ligne de son article, j’ai appris que depuis, la vie de cet écologiste sonore avait été complètement chamboulée. Son récit a fait monter en moi une grande tristesse et un lourd sentiment d’impuissance. 

En octobre dernier, dans la vallée de Sonoma, la maison de Bernie et Kat Krause — tout ce qu’elle contenait, de même que la nature qui l’entourait — a été réduite en cendres par des feux de forêt. À 2:30 du matin, sa femme et lui ont échappé de peu aux flammes, nourries par des rafales de vent de 130 km à l’heure. Tout s’est envolé en l’espace de quelques minutes: un demi-siècle d’archives sonores et musicales, d’écrits, de photographies, d’instruments et d’équipement (incluant des magnétophones, des guitares et des synthétiseurs anciens), et peut-être le plus important, ses chats Barnacle et Seaweed.

Ce désastre naturel de catégorie 5 a ravagé la vie de nombreux Californiens comme Krause. Deux mois après l’incident, ce dernier mentionne dans un courriel que ses priorités quotidiennes sont de l’ordre de trouver un appartement, des draps, des serviettes et des sous-vêtements convenables. Quiconque perd tout ce qu’il possède se retrouve dans un tel état de survie, peut-être même amplifié pour celui qui possédait l’une des plus vastes archives sonores de nature sauvage sur la planète.

La réalité est ce qu’elle est, mais Krause nourrit pourtant des pensées optimistes. Même si ses livres, ses chats, et la vue matinale sur la vallée de Sonoma lui manquent cruellement, il écrit: “J’ai visité notre terre calcinée hier, et même si le site est méconnaissable, un tapis de jeunes pousses d’herbes s’y profile. Certains arbres endommagés par les feux montrent des signes de vie. Les forces de la nature semblent nous dire de tenir bon, que la vie s’apprête à reprendre son cours…”

Même si les paroles de Krause sont touchantes, il n’en reste pas moins que le changement climatique laisse présager des feux de forêt de plus en plus destructeurs sur la côte Pacifique. Dans ce contexte, le travail et l’héritage de l’écologiste sonore, que je vous invite à découvrir ci-dessous, s’avèrent plus nécessaires que jamais. À Bernie Krause, merci d’avoir partagé si généreusement avec nous votre travail et votre récit.

 

– Jeremy Young

 

 

Le grand orchestre des animaux

Bernie Krause immortalise les bruits de la nature avant qu’ils ne disparaissent pour toujours.

 

TEXTE Jeremy Young   PHOTO Ramin Rahimian

 

Ses archives sonores ont beau être constituées du bavardage frénétique d’oiseaux, de mammifères, d’insectes et d’autres créatures sauvages, Bernie Krause n’en commence pas moins ses journées dans un calme relatif. Et s’il parvient à empêcher les infos d’entrer dans sa demeure, par la radio ou la télévision, alors les heures suivantes seront paisibles aussi. L’homme de 78 ans se lève tôt. Après quelques étirements et un peu de yoga, il sort marcher 4 ou 5 km, puis attaque le petit déjeuner.

«C’est le moment où je prends connaissance de ma façon d’être au monde tel qu’il se présente ce jour-là», me dit Krause. Ces temps-ci, le fait d’écouter les nouvelles ne réussit qu’à faire monter sa pression artérielle, ce à quoi il remédie en occupant doucement sa matinée : il jase avec Katherine, sa femme, caresse ses chats Barnacle et Seaweed — qui ne supportent plus les nouvelles non plus, apparemment. «La société a soif des certitudes que lui proposent des leaders et des institutions remarquablement dépourvus de sens culturel, historique, scientifique ou moral», selon lui. Son unique réconfort, il le trouve dans les sanctuaires acoustiques des espaces sauvages.

Il ne s’agit pas de s’évader : pour Krause, le plein air est au contraire un moyen d’approfondir notre compréhension du monde — et d’y trouver notre place.

 

Krause est un écologiste et un naturaliste des paysages sonores. Il enregistre les sons des environnements naturels, étudie l’empreinte acoustique du comportement animal et les modifications de ce dernier en fonction des circonstances. Ses archives recèlent environ 5 000 heures de cette musique captée dans des habitats terrestres et marins aux quatre coins du monde. Plus de 15 000 voix se détachent nettement de ces symphonies naturelles, allant des chants d’amour raffinés du gibbon à mains blanches de Sumatra aux milliers de refrains d’oiseaux, en passant par le grondement sourd des glaciers sous-marins de l’Arctique.

D’un point de vue quantitatif, ce n’est peut-être pas si impressionnant. Ce qui l’est, en revanche, c’est d’apprendre que Krause était présent sur le terrain, écouteurs aux oreilles, pour chaque minute d’activité enregistrée sur ces bandes. Cette approche lui a valu autant d’éloges que de critiques de la part de la communauté scientifique. Pour l’écologiste, c’est pourtant une partie essentielle de sa recherche : il doit être là en personne pour superviser l’enregistrement et consigner ses observations contextuelles.

Ceux qui désapprouvent cette façon d’étudier les «biophonies» (un terme inventé par Krause, qui désigne le portrait acoustique complet d’un habitat) emploient plutôt des enregistreuses télécommandées, qui captent automatiquement de brefs fragments sonores — entre 30 et 60 secondes — plusieurs fois par heure, accumulant ainsi des masses de données. Selon Krause, «ce modèle incohérent revient à tenter de saisir la magnificence de la 5e de Beethoven en isolant 5 secondes de la symphonie toutes les 30 secondes, et en cousant ensemble les échantillons».

Cette approche fragmentée ne nous aide pas beaucoup à comprendre comment les changements climatiques et la pollution sonore industrielle affectent la vie animale dans un habitat donné. Elle ignore les intrigues que peut révéler la biophonie d’un lieu. Le naturaliste préfère l’enregistrement assisté, où quelqu’un est présent sur le terrain pour capter des cycles événementiels complets.

À la fin des années 80, Krause a étudié une zone naturelle appelée Lincoln Meadow, dans la Sierra Nevada californienne, pour connaitre les effets de l’abattage des arbres sur cet habitat situé à la lisière d’une forêt ancienne.

«J’ai obtenu la permission d’une compagnie forestière, qui était sur le point de pratiquer une coupe sélective, de procéder à des enregistrements avant et après l’opération. Elle avait convaincu la population locale que sa nouvelle méthode — enlever un arbre ici et là, au lieu de coupes à blanc — serait sans effets sur l’environnement. En juin 1988, j’ai enregistré mes données de base. J’avais visité cet endroit plusieurs fois durant la décennie, alors j’avais une bonne idée de la gamme dynamique de cette biophonie particulière. Un an plus tard, après l’abattage, j’y suis retourné : le changement dans la biophonie était manifeste. Et à chacun des 15 enregistrements que j’y ai faits depuis, j’ai pu constater que le paysage sonore naturel n’avait pas retrouvé sa vitalité.»

Lorsqu’il revient d’une séance d’observation, Krause analyse ses enregistrements en projetant ses relevés sur un spectrogramme — une représentation visuelle du son selon la fréquence et le temps — à des fins de comparaison. Il peut ainsi identifier des variations dans les sons produits par les animaux. Dans ce cas-ci, le spectrogramme a révélé quelque chose de très significatif.

 

Lincoln Meadow (Californie) avant la coupe sélective, 1988. ©Bernie Krause

 

Voici, côte à côte, les enregistrements réalisés par Krause à Lincoln Meadow, au mois de juin, à un an d’intervalle. À l’œil nu, le paysage semble inchangé; mais les portraits sonores montrent un tableau bien différent. Dans le spectrogramme ci-dessus, la chorale de l’aube déborde de vie. Les couleurs les plus intenses signalent un niveau sonore élevé. On remarque beaucoup d’activité dans les registres de haute fréquence: mouvement tonal des chants d’oiseaux, vibration rythmée des chants d’insectes. Chaque amas de jaune représente une voix qui traverse le temps sur fond de bruit blanc: un vigoureux cours d’eau, le vent qui fait bruisser les feuilles. Dans le spectrogramme ci-dessous, toute cette activité vocale a pratiquement disparu, en même temps que les arbres qui servaient de maisons à ces animaux.

Comme le montrent les amas lumineux isolés du graphique, les animaux qui cohabitent avec plusieurs espèces s’adaptent de façon à occuper leur propre niche acoustique à l’intérieur du spectre. Ils modulent leurs cris et leurs chants jusqu’à ce qu’ils parviennent «à trouver une fréquence disponible au sein de la chorale animale», explique Krause.

Dans son livre Le grand orchestre animal, l’écologiste prétend qu’au fil des millénaires, ce modèle naturel d’interaction tonale a inspiré le fonctionnement de l’orchestre symphonique moderne. Selon lui, les humains ont appris à fabriquer des instruments qui produisent la même diversité de timbres que celle qu’on retrouve dans la nature, et à ordonner leurs compositions musicales en suivant le même principe: chaque voix doit avoir son propre espace de diffusion.

 

Lincoln Meadow (Californie) après la coupe sélective, 1989. ©Bernie Krause

 

Krause sait de quoi il parle. Son intérêt pour la musique va bien au-delà des chants d’oiseaux. Délibérément ou par accident, il a joué un rôle actif lors de moments culturels marquants, tels que les séances d’enregistrement de Motown Records dans les années 50, l’explosion du folk et l’essor de l’avant-garde électro-acoustique au début des années 60. Il a même contribué à l’introduction du synthétiseur dans le rock et la pop, en jouant en studio pour les Doors, Stevie Wonder, George Harrison et Van Morrison, entre autres. Au début des années 70, en compagnie de Paul Beaver, il a enregistré ce que beaucoup considèrent comme un disque phare du new age d’ambiance, avant de créer des paysages sonores pour les films mythiques que sont Rosemary’s Baby (Polanski), The Conversation et Apocalypse Now (Coppola).

Malgré l’abondance de mélodies animales gravées sur ses bandes, ce qu’il a capté, en réalité, c’est le son d’un changement radical, le triste décrescendo de la biophonie causé par le réchauffement climatique, la destruction des habitats et les intrusions humaines: mines, sylviculture, forage, anthropophonie (les bruits dont nous, humains, sommes responsables).

Ses enregistrements témoignent du changement et de ce qu’il laisse présager pour les habitats sauvages — à savoir que leurs résidents ne parviendront peut-être jamais à se réadapter à ces lieux qu’ils ont mis longtemps à apprivoiser. L’exemple de Lincoln Meadow est frappant. Krause m’explique que «quand un habitat est soumis à un stress à cause d’une extraction de ressources, la biophonie révèle aussitôt son état véritable, même si on ne voit rien à l’œil nu».

Il y a un lieu où Krause revient constamment: le parc d’État de Sugarloaf Ridge, à 20 minutes de route de sa maison du nord de la Californie. Les enregistrements qu’il a réalisés à cet endroit, dans les deux dernières décennies, forment «un historique des récents changements climatiques».

L’image de gauche n’est pas truquée. Gagné peu à peu par la noirceur, le graphique illustre le grand ensommeillement de la biophonie locale; le résultat, selon Krause, de la plus longue sècheresse californienne depuis plus de 1 200 ans. Sur ce spectrogramme, on peut non seulement voir une baisse de la diversité des espèces ailées (les amas rythmés qu’on aperçoit dans les fréquences supérieures), mais aussi la disparition de la signature de l’écoulement des eaux, à basse fréquence. Les ruisseaux, comme les oiseaux, manquent à l’appel.

 

Les années de sècheresse, de 2011 à 2016. Parc d'État de Sugarloaf Ridge (Californie). ©Bernie Krause

Les changements sans précédent engendrés par le réchauffement du climat musèlent la nature partout sur la terre. La fonte des calottes glaciaires des deux pôles fait monter la température des océans; cette hausse, même aussi peu prononcée que 0,5 °C, entraine la disparition rapide des récifs coralliens. Et cela s’entend ! Les enregistrements hydrophoniques des environnements marins révèlent des mutations, autant dans la densité des organismes qui produisent du bruit (nombre total d’organismes) que dans leur diversité (nombre total d’espèces).

Il n’y a pas que le réchauffement climatique et la déforestation, d’ailleurs. Les données suggèrent que toute intrusion sonore d’origine humaine qui se prolonge, même à des kilomètres de distance — passage d’avions à réaction, travaux de construction majeurs —, a un impact direct sur la biophonie. Nous autres, bipèdes, accaparons beaucoup d’espace physique. Et notre empreinte sonore est plus large encore.

En prenant le temps d’écouter certains paysages sonores sur le site web de Krause, celui des oiseaux et des anoures de la forêt équatoriale comme celui des baleines à bosse du Pacifique, je me suis senti plus éveillé à la présence des animaux qui cohabitent avec nous sur la terre.

Krause évoque un voyage mémorable dans la jungle amazonienne avec un collègue. Ils s’étaient éloignés à quelques kilomètres du campement, avec de simples lampes de poche, dans l’idée de recueillir un fragment de la biophonie foisonnante du crépuscule. Sur place, ils ont installé leur micro, puis se sont écartés de 10 m pour ne pas faire d’interférence. Ils ont soudain détecté l’odeur musquée d’un jaguar qui les suivait à distance, sans doute pour protéger son territoire. L’animal était invisible. Mais grâce à ses écouteurs dont il avait monté le volume, Krause a entendu avec une acuité parfaite le feulement sourd du félin et les gargouillements de son estomac. Le jaguar devait être à deux pas du micro. La seconde d’après, il s’était éclipsé, abandonnant l’espace sonore aux grenouilles.

Écouter la nature de très près nous rappelle que nous ne voyons pas toujours les dégâts que nous créons ni les façons dont nous empiétons sur les habitats, au point où leurs résidents sont parfois contraints de battre en retraite. Ce n’est pas une raison pour les ignorer. Nous partageons ce continent avec une faune dont la voix, audible par la biophonie, doit être entendue.

Numéro 2
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