Nous avons besoin du regard des autres

Texte & Photos—Mark Mann

Récemment, j’étais assis avec mon fils âgé d’un an sur un sofa installé dans sa chambre. Je le dévisageais pendant qu’il regardait par la fenêtre. À un moment donné, j’ai pris conscience que j’observais l’expression de son visage avec la même fascination que celle qu’il témoignait aux voitures stationnées et aux bacs de recyclage. Et aucun de nous deux ne trouvait ça bizarre.

En règle générale, il est mal vu de fixer les gens. Mais les bébés ont presque autant besoin d’attention que d’oxygène. Les petits ne se lassent jamais de regarder, tout simplement. Au-delà de l’enfance, toutefois, le contact visuel devient plus complexe. Il est à la fois intimidant et excitant. On en a besoin, mais on ne le tolère que dans une certaine mesure.

Ce n’est peut-être pas l’absence de contact physique qui nous manque le plus pendant cette grande expérience civilisationnelle d’évitement mutuel, c’est peut-être plutôt le regard de l’autre.

Les applications de vidéoconférence semblent offrir un certain réconfort, mais avez-vous remarqué qu’il n’y a aucun réel contact visuel quand on se parle par internet?

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La prochaine fois que vous appelez quelqu’un par FaceTime ou Facebook Messenger ou participez à une réunion sur Zoom ou Skype, essayez de regarder votre ami ou votre collègue dans les yeux. Vous verrez que c’est impossible. Il faudrait, pour y parvenir, que vous fixiez tous les deux la caméra. Or ce faisant, vous ne pourriez pas voir votre interlocuteur.

Le constat est donc paradoxal: jouir d’une liberté inusitée qui consiste à étudier le visage de l’autre — comme seuls le font les amoureux ou les parents avec leurs enfants —, mais avec une connexion toujours légèrement décalée.

Sans doute consciente de l’écart existant entre le contact réel et virtuel, Apple a brièvement tenté de résoudre le problème sur FaceTime. L’été dernier, l’entreprise a testé une fonction de «correction de l’attention» sur certains iPhone. D’après l’article de Jon Porter sur le site web The Verge, celle-ci déforme légèrement la zone des yeux pour créer un contact visuel (faux mais réaliste) entre les interlocuteurs. Cependant, la fonction en question n’a jamais passé la phase bêta. D’après la rumeur, le résultat avait quelque chose d’effrayant. On peut se demander si les concepteurs avaient réussi, sans le vouloir, à recréer l’impression que produit le contact visuel soutenu. Celui qui rend la plupart des gens mal à l’aise après trois secondes seulement.

Un matin, environ un mois après le début du confinement, j’ai envoyé une rafale de courriels à des chercheurs qui étudient la perception des visages et les interactions sociales.

«Notre espèce a besoin du contact visuel, à savoir la perception du regard direct», a répondu Nicolas Burra, chercheur à l’Université de Genève.

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«C’est par le contact visuel qu’on manifeste notre intérêt envers une personne, c’est ce qui nous amène à engager la conversation et à créer des liens intimes», ajoute-t-il. En gros, le contact visuel permet de faire comprendre à l’autre l’importance qu’il a à nos yeux. Nous avons aussi besoin du regard d’autrui pour nous sentir intégrés; sans ce signal, nous ressentons un profond décalage par rapport au monde.

D’après le Dr Eric Wesselmann, professeur de psychologie et chercheur à l’Université d’État de l’Illinois, on perd effectivement en subtilité avec les appels vidéos, mais ça n’a pas vraiment d’importance. «Je pense que le contact visuel obtenu grâce aux technologies continue de répondre à l’objectif fondamental de la communication, du moins dans les grandes lignes», soutient-il.

Le principal danger, croit le Dr Wesselmann, c’est de céder à la tentation de faire autre chose pendant les conversations virtuelles. Si cela est relativement acceptable lors de réunions de travail, il vaut mieux éviter de se laisser distraire pendant les appels avec les amis et la famille. «Dans ces situations, il faut s’efforcer d’être attentif au moment présent et résister à la tentation d’accomplir plusieurs activités de front», explique-t-il.

Je le fais moi-même, je l’avoue. Pendant certains appels de groupe sur Zoom, il m’arrive souvent d’ouvrir une autre fenêtre pour naviguer sur les médias sociaux ou consulter un site de nouvelles. Parfois, je clique rapidement sur la fenêtre de la réunion et j’essaie de me surprendre en flagrant délit, question de voir si j’ai l’air distrait. À tout coup, je semble bel et bien absorbé par la discussion.

J’ai testé cette théorie sur quelques amis et ils étaient très sceptiques. Je continue toutefois de penser qu’il est difficile de distinguer la distraction de l’attention chez une personne lors de vidéoconférences.

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J’ai développé un truc pour m’aider à rester concentré sur les gens avec lesquels j’échange: j’«épingle» les écrans des personnes qui ne parlent pas plutôt que ceux des personnes qui parlent. Peut-être y voyez-vous un côté un peu voyeur, mais cela crée un agréable sentiment de proximité. Je trouve qu’il est précieux de pouvoir contempler librement le visage des autres. Surtout qu’en temps normal, soutenir un contact visuel est mal perçu.

Les appels vidéos permettent aussi une autre forme d’intimité. Hier, alors que mon épouse me coupait les cheveux dans la cour, j’ai appelé mes parents. On a discuté sans vraiment se regarder. On dirigeait parfois la caméra vers une chose ou une autre — le chat, la mangeoire à oiseaux, la brindille que mon fils avait mise dans sa bouche —, mais, en réalité, on passait simplement du temps ensemble.

Mark Mann est rédacteur en chef adjoint pour le magazine BESIDE et collaborateur à la rédaction pour Momus, une revue d’art en ligne. Il publie en outre une infolettre sur l’économie de l’innovation appelée Research Money. Il se spécialise dans les longs essais narratifs et les reportages de fond. Il travaille actuellement à la rédaction de son premier ouvrage, qui portera sur les établissements ontariens pour les personnes vivant avec des troubles du développement.

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