Construire de nouvelles fictions

Face à l’imminence d’un effondrement écologique, la solution commence avec les histoires que l’on se crée.

Texte — Cyril Dion
Photos — Will Truettner & Chris Barbalis

Tout nait de nos récits.

 

Tout nait de nos récits. Nous avons donc, avant toute chose, une bataille culturelle à mener (même si je n’aime pas utiliser des termes guerriers pour le dire). Il est fondamental de proposer une vision écologique désirable de l’avenir, de constituer des références culturelles fortes, de projeter un imaginaire puissant, de structurer un projet tangible, à la fois politique, économique, mais également urbanistique, architectural, agricole, énergétique…

Nous avons besoin de rêver, d’imaginer quelles maisons nous pourrions habiter, dans quelles villes nous pourrions évoluer, quels moyens nous utilise­rions pour nous déplacer, comment nous produirions notre nourriture, de quelle façon nous pourrions vivre ensemble, décider ensemble, partager notre planète avec tous les êtres vivants. Petit à petit, ces récits d’un genre nouveau pourraient mâtiner nos représentations, contaminer positivement les esprits, et, s’ils sont largements partagés, se traduire structurellement dans des entreprises, des lois, des paysages…

Ces récits peuvent évidemment être portés par des artistes. C’est ce que nous avons, parmi d’autres, tenté d’amorcer avec [notre documentaire] Demain, mais cela mérite d’être poursuivi, amplifié à travers des romans, des films de fiction, d’autres documentaires, des bandes dessinées, des essais, des peintures, des dessins, des œuvres graphiques de toutes natures… Mais les récits ne se bornent pas aux artistes. Chaque entrepreneur qui invente une nouvelle façon de construire son activité, chaque ingénieur qui élabore de nouveaux fonctionnements, chaque éco- nomiste imaginant de nouveaux modèles, chaque élu qui réinvente l’administration de son territoire, chaque collectif qui se forme pour accomplir quelque chose qui sort de l’ordinaire, chaque journaliste qui en rend compte, chaque personne qui prend des orientations nouvelles dans son quotidien (devenir végétarien, cesser d’emprunter sa voiture, vivre dans une maison à énergie positive, changer de métier, entamer une démarche zéro déchet…) raconte à sa manière une histoire qui peut inspirer son entourage, si tant est qu’elle ne cherche ni à convaincre, ni à évangéliser.

Choisir est épanouissant. Inventer est fichtrement excitant. Sortir du conformisme renforce l’estime de soi. Être bien dans ses baskets est contagieux. Résister en ce début de 21e siècle commence donc, selon moi, par refuser la colonisation des esprits, la standardisation de l’imaginaire.

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Stopper la destruction et le réchauffement

Nos récits doivent d’abord inclure tout ce qui peut nous permettre de ralentir, de limiter, voire d’arrêter la destruction des écosystèmes, des modèles de protection sociale, du vivre-ensemble, ainsi que le dérèglement du climat. Sus donc aux énergies fossiles, au gaspillage de toute sorte (énergétique, alimentaire, d’objets), à la surconsommation, à l’orgie de produits d’origine animale, à tout ce qui demande de bétonner, de creuser des mines, d’abattre des forêts, de propulser du gaz dans l’atmosphère, de faire travailler des enfants ou même des adultes dans des conditions misérables, sus à l’extrême concentration des richesses et du pouvoir qui craquèle nos démocraties et à l’ultralibéralisme qui est bien souvent l’architecture qui conduit à toutes ces catastrophes.

Construire la résilience

Malheureusement, il n’est pas exclu que la conjonction des problèmes que nous rencontrons se mue en effondrement, comme l’envisagent les collapsologues et un certain nombre de scientifiques. Et même si cela ne se produisait pas, le monde qui nous attend promet d’extrêmes tensions et un contexte nettement plus hostile. Il est donc indispensable de construire la résilience de nos territoires (et pourquoi pas de nos lieux de vie). Par « résilience », j’entends leur capacité à encaisser les chocs sans s’effondrer. À s’adapter, à survivre, en gardant un minimum d’intégrité. Ce qui veut dire : produire un maximum de nourriture et d’énergie localement, mettre en place une gestion de l’eau potable qui ne soit pas uniquement dépendante de gros réseaux centralisés, développer la réutilisation de matériaux existants, la réparation, le recyclage, mais également la fabrication artisanale, qu’elle soit traditionnelle ou réinventée. Et retrouver les savoir-faire que nécessitent ces activités. Organiser des réseaux d’économie locale solidement maillés, où la plupart des biens et des services essentiels sont fournis par des entreprises locales et indépendantes. Idéalement mettre en place, en parallèle, des circuits monétaires complémentaires avec des monnaies locales, des monnaies affectées aux PME, pourquoi pas des monnaies soutenant les activités non directement commerciales mais augmentant, elles aussi, la résilience, des monnaies libres… Bâtir des communautés locales soudées, organisées autour de principes démocratiques vivants. Par « vivants », j’entends le contraire de ce que nous connaissons actuellement : voter tous les cinq ou six ans et (hormis les associations) ne pas s’impliquer dans les décisions politiques locales entre deux élections.

Pourquoi des entreprises locales et indépendantes plutôt que des multinationales ? Pourquoi des circuits de monnaies qui ne reposent pas uniquement sur des banques centrales ou des banques multinationales privées ? Pourquoi des circuits courts et décentra­lisés ? Parce que la résilience d’un système en dépend.

Pour les scientifiques qui étudient les écosystèmes naturels et, par extension, les réseaux de flux complexes (comme le sont nos systèmes économiques, sociaux et politiques), leur résilience repose essentiellement sur deux facteurs : l’interconnectivité et la diversité. L’économiste Bernard Lietaer en donne deux illustrations particulièrement éclairantes.

L’interconnectivité est la capacité d’un milieu ou d’un animal à se nourrir d’interactions très variées et très nombreuses. Par exemple, l’écureuil de Central Park à New York ou le rat d’égout à Paris sont en mesure de trouver un abri et de la nourriture presque n’importe où. À contrario, le panda géant, dont l’alimentation se limite à un type de bambou, est menacé de disparition dès lors que son habitat naturel originel est détruit. Il ne peut s’adapter.

La diversité est une notion plus familière. Mais nous n’avons pas forcément l’habitude de l’envisager sous cet angle. Imaginez une forêt de pins, une monoculture, destinée à produire en masse et le plus rapidement possible du bois. Le jour où un incendie se déclenche, où une maladie attaque les arbres, la propagation est fulgurante et c’est l’ensemble de la forêt qui risque de partir en fumée ou d’être contaminée. À l’inverse, si votre forêt regorge d’essences différentes : des chênes, des hêtres, des charmes, des bouleaux, des noisetiers, des ormes…, certains résisteront mieux au feu, d’autres à certains types d’infections, et la forêt en tant qu’ensemble sera plus apte à survivre aux chocs. Il en va de même pour tous les systèmes complexes : vous n’avez qu’un seul type de monnaie, circulant dans le monde entier, reliée à un vaste marché mondial ? Le jour où un effondrement financier se produit, comme en 2009, la contamination est rapide et brutale. C’est toute l’économie mondiale qui trinque. Les emplois de votre territoire dépendent d’une seule grande entreprise implantée à grand renfort d’aides gouvernementales, comme ce fut le cas de Goodyear, ArcelorMittal et tant d’autres ? Le jour où elle décide de délocaliser sa production en Europe de l’Est, en Asie du Sud-Est, parce que la main d’œuvre coute trop cher, c’est une vague de chômage qui s’abat sur la région.

C’est la raison pour laquelle des entreprises comme McDonald’s ou Coca-Cola ne pourront jamais devenir durables.

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Vous cultivez d’immenses surfaces en monoculture de blé ou de colza ? Votre terre s’appauvrit, il devient nécessaire de la doper aux engrais de synthèse, son immunité baisse, elle est plus facilement attaquée par des ravageurs, qui vous demandent d’utiliser toujours plus de pesticides… Vous ne mangez qu’un seul type d’aliments ? Votre flore intestinale se déséquilibre et c’est toute votre immunité qui part à vau-l’eau. Et ainsi de suite. […]

Actuellement, nos systèmes sont concentrés sur l’efficacité, délaissant largement la résilience. Évaluer une initiative à cette aune — favorise-t‑elle la diversité, l’interconnectivité ? — est une boussole précieuse. C’est la raison pour laquelle des entreprises comme McDonald’s ou Coca-Cola ne pourront jamais devenir durables, malgré les efforts certains qu’elles déploient pour le laisser supposer. Un modèle fondé sur la standardisation de l’alimentation (manger partout le même Big Mac en écrasant les concurrents locaux), qui repose sur d’immenses monocultures de pommes de terre, un élevage intensif et concentrationnaire de bovins (cause majeure du réchauffement climatique) et une politique salariale ultraflexible, […] est l’exact opposé de ce que nous venons de décrire, même si les magasins se mettent à consommer moins d’énergie, que la viande est locale et que la monoculture de patates utilise moins d’eau…

La sobriété heureuse de l’écologiste Pierre Rabhi nous enjoint de faire drastiquement décroitre nos consommations, notre utilisation de matière, notre boulimie matérialiste, et de faire croitre nos qualités humaines : l’empathie, la connaissance, l’intelligence, la capacité à coopérer et, ultimement, la joie.

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Régénérer (la planète et nos modèles économiques et sociaux)

Les dégâts sont déjà considérables. Il ne s’agit donc pas uniquement de freiner et de préparer la résilience, mais de régénérer, de réparer, de stimuler la guérison. D’inventer de nouvelles façons de produire, de nous déplacer, d’habiter, d’échanger : replanter des forêts (dans le respect des espèces), réensauvager des espaces, capturer le CO2 présent dans l’atmosphère. C’est ce que proposent des modèles comme l’économie symbiotique, l’économie bleue… Nous avons désormais besoin de consacrer une grande part de notre activité collective à ces activités.

Par exemple, en pratiquant la permaculture appliquée au maraichage, qui utilise de nombreuses techniques comme la fertilisation naturelle des sols, les buttes, l’agroforesterie, l’association de cultures, la densification, la création de microclimats — tout cela sans pétrole —, nous redonnerions aux sols leur fertilité, leur permettrions de stocker du CO2, de redéployer de la biodiversité tout en maintenant le niveau de production sur des surfaces plus petites. Ainsi, des espaces se libéreraient pour laisser à nouveau la vie sauvage s’épanouir.

En replantant des forêts, nous absorberions une partie du carbone présent dans l’atmosphère, tout en reconstituant la vie des sols, en empêchant l’érosion, en redonnant à des espèces l’espace pour être abritées et se nourrir, en faisant baisser la température dans des zones entières, etc.

En laissant la vie marine se reconstituer (en limitant la pêche industrielle, en interdisant la pêche en eaux profondes partout, en cessant de déverser dans l’océan des montagnes de déchets, particulièrement le plastique…), nous permettrions au premier puits de carbone de la planète de jouer son rôle de captage du CO2 et d’émission de l’oxy­gène (il fournit environ 40 % de l’oxygène que nous respirons). En nous engageant dans des modèles de développement économique fondés sur des propositions comme l’économie symbiotique, nous pourrions utiliser infiniment moins de matières pour fabriquer nos objets, mais également bâtir des villes où l’agriculture, les zones de phytoépuration, les arbres climatiseraient, réintroduiraient la bio­diversité, absorberaient les précipitations, amélioreraient nos cadres de vie, fourniraient des matières premières renouvelables.

Ce sont des alternatives répondant à ces trois objectifs que nous sommes beaucoup à promouvoir, à tâcher de susciter et d’articuler en récit. Un récit qui prend une diversité de formes selon les sensibi­lités des auteurs. […]

La sobriété heureuse de l’écologiste Pierre Rabhi nous enjoint de faire drastiquement décroitre nos consommations, notre utilisation de matières, notre boulimie matérialiste, et de faire croitre nos qualités humaines : l’empathie, la connaissance, l’intelligence, la capacité à coopérer et, ultimement, la joie. De nous libérer du superflu pour profiter de l’essentiel. Récit qui rejoint en plusieurs points celui des minimalistes, des familles zéro déchet ou des décroissants. Nous vivrions avec l’essentiel, utilisant des outils majori­tairement low-tech, très proches de la nature, développant notre intériorité. Pour Pierre Rabhi, les êtres humains s’organiseraient dans des « oasis » où ils produiraient ensemble l’essentiel de leur nourriture, de leur énergie (dont l’utilisation serait infiniment plus limitée que maintenant), où ils installeraient les ferments de leur autonomie, pour ne plus dépendre des multinationales. Le superflu étant limité, une activité économique locale pourrait se développer pour répondre aux besoins, avec les moyens « les plus simples et les plus sains » possibles. L’architecture utiliserait des matériaux locaux, recyclables et renouvelables, le chauffage se ferait au bois, l’artisanat se redéploierait, réintroduisant dans la communauté les savoir-faire indispensables. La convivialité, la relation harmonieuse entre les générations, entre les humains et les animaux seraient au cœur du projet. […]

Imaginez que l’essentiel des activités humaines ne soit pas dédié à gagner de l’argent, à augmenter le profit, à doper la croissance, à inverser la courbe du chômage, à relancer la consommation des ménages, à gagner des parts de marché, à vendre, à acheter, à contenir la menace terroriste, à préserver nos acquis, à rembourser nos crédits, à plonger dans des morceaux de divertissement destinés à nous faire oublier le peu de sens que nous trouvons à nos existences et notre peur panique de mourir… mais à comprendre ce que nous fabriquons sur cette planète, à exprimer nos talents, à faire grandir nos capacités physiques et mentales, à coopérer pour résoudre les immenses problèmes que notre espèce a créés, à devenir meilleurs, individuellement et collectivement. Que nous passions la majeure partie de notre temps à faire ce que nous aimons, à être utiles aux autres, à marcher dans la nature, à faire l’amour, à vivre des relations passionnantes, à créer… Impossible, n’est-ce pas ? Utopiste. Naïf. Simpliste. Et pourtant. Tout ce que je viens de décrire existe déjà en germe dans des écoles en France, dans des écoquartiers aux Pays-Bas, dans des écovillages en Écosse, dans des Fab Lab aux États-Unis, dans des zones industrielles au Danemark, dans le quotidien de millions d’entrepreneurs, d’artistes, d’enseignants, d’architectes, d’agriculteurs… Ces histoires se racontent à travers leurs réalisations tangibles. Aujourd’hui, nous avons grandement besoin que ce mouvement s’accélère. Que ces petits récits se démultiplient et en alimentent de plus grands, de plus inspirants, capables d’entrainer un irrésistible mouvement. […]

Imaginez, si l’ensemble de l’énergie productive et créative des personnes qui travaillent chaque jour sur la planète n’était pas concentrée à faire tourner la machine économique, mais à pratiquer des activités qui leur donnent une irrépressible envie de sauter du lit chaque matin, et que cette énergie soit mise au service de projets à forte utilité écologique et sociale… Il y a fort à parier que le monde changerait rapidement. […]

***

Au départ, nous n’avons de pouvoir que sur nous-mêmes. Nous sommes notre propre empire, celui que nous pouvons gouverner, réformer, transformer. Agir sur nous-mêmes, sur notre environnement proche n’est pas une finalité, mais l’amorce de réalisations plus vastes. En transformant notre fiction individuelle, nous proposons à ceux qui nous entourent le ferment d’un récit collectif. Et lorsque ce récit sera suffisamment partagé, il sera temps d’unir nos forces, par millions, pour modifier les architectures qui régissent nos vies. D’engager la bascule. Quand ? Je n’en ai pas la moindre idée. Comment exactement ? Je n’en sais rien non plus. Est-ce que l’effondrement écologique n’aura pas déjà eu lieu ? C’est possible. Mais quel autre projet adopter ? Chaque jour est une petite bataille à mener. Une opportunité de créer une autre réalité. Et cela commence aujourd’hui.

Tiré du Petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion (Actes Sud, 2018), ce texte a fait l’objet d’une légère réédition.

Auteur et militant écologiste français, Cyril Dion a coréalisé (avec Mélanie Laurent) le documentaire primé Demain, qui présente des initiatives de partout dans le monde pour remédier à la crise environnementale. Dans le présent essai, il continue de résister au discours de la croissance économique à tout prix et de promouvoir les nouveaux récits comme moteurs de changement.

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Cet article a été publié dans le numéro 05.

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