Les ongles sales

Depuis 2016, notre collaboratrice Juliette Leblanc apprivoise la campagne (et perce le mythe de la petite maison dans la prairie).

Texte—Juliette Leblanc
Photos—Eliane Cadieux et Catherine Bernier

Si on m’avait dit qu’un jour, mon magasinage en ligne serait remplacé par des soirées passées à sélectionner fiévreusement des semences pour le jardin, j’aurais sans doute ri.

J’ai grandi en banlieue de Montréal, et j’ai vécu toute ma vie adulte dans une ville. Autant dire que mon rapport à la campagne a longtemps été idéaliste et lointain. De fait, il se résumait aux jeux que nous faisions, ma soeur et moi, lorsque nous étions petites, dans le champ de maïs chez ma tante — une proximité avec la nature qui nous semblait irréelle. En 2016, j’ai rencontré Laurence et emménagé chez lui, à Arthabaska, dans le Centre-du-Québec, à 166 km de mes meilleurs amis et de ma famille. Jusque-là, je n’avais jamais eu de permis de conduire, et mon jardinage de balcon se limitait à quelques plants de tomates morts de soif.

Nous habitons une maison entièrement construite à la main, formée d’extensions et d’ajouts multiples, en bordure d’une ville rurale. Notre jardin, notre serre et nos poules nous permettent d’augmenter notre niveau d’autosuffisance alimentaire un peu plus chaque année, nous avons une toilette à compost et nous récupérons l’eau de pluie. Notre maison est orientée vers le sud et, l’hiver, elle est chauffée en bonne partie grâce au soleil.

Notre maison n’est pas «normale», notre toilette n’est pas «normale», nos revenus ne sont pas réguliers. Rien dans notre existence n’est stable et, pourtant, je la choisis. Je choisis de vivre dans cette maison Frankenstein, entourée d’un jardin que j’apprivoise chaque saison. Nous façonnons notre royaume selon nos propres règles et notre propre rythme.

Ma vie à la campagne consiste en une succession de premières fois. Fendre du bois de chauffage à la hache (tenter de me convaincre que le look bucheron me va à merveille), nettoyer la cheminée (tenter de me convaincre que le look ramoneur à la Mary Poppins me va à merveille), construire une table (prétendre qu’elle est droite), m’occuper du compost, soigner une poule malade (avez-vous déjà vu un ver dans un oeil de poule? Exactement, oui), faire face à une invasion d’insectes dans le jardin (écraser des larves du bout des doigts avant même d’avoir bu mon premier café). Ou encore, accepter de perdre une récolte, laisser la nature prendre le dessus pour créer un écosystème où proies et prédateurs se côtoient, dans un fragile équilibre.

Plusieurs rencontres déterminantes jalonnent notre histoire, mais celle-ci est particulière. Au mois d’aout 2018, nous étions en vacances à Cap-Breton, en Nouvelle-Écosse, lorsque nous avons fait la connaissance de Brendan. Il nous a raconté que ses parents, Brian et Maria, avaient acheté un immense terrain dans les années 70, loin de tout et de tous. D’abord installés dans une tente, ils ont ensuite vécu dans une toute petite cabane sans électricité, avant de s’atteler à la construction de leur maison. C’est là que leur famille s’est agrandie, entourée de poules, d’un verger, d’un jardin luxuriant et d’une forêt mature.

 

Lorsque nous avons emprunté la route de terre battue pour aller à leur rencontre, je me suis imaginé toutes sortes d’habitations précaires et rustiques. Cinq kilomètres de forêt plus tard, tous mes scénarios s’étaient évaporés. J’étais stupéfaite. Si je devais choisir un terme pour décrire leur maison, je dirais «château dans les arbres». Jamais je n’aurais pu penser à un endroit aussi unique, touchant et artistique. Le genre de demeure qui a été façonnée avec patience et maitrise, réfléchie au fil des ans, améliorée au rythme des saisons et des enfants. Le projet d’une vie. Fascinés, nous avons pu voir la cabane abritant la turbine et le transformateur hydroélectrique, la chambre de conservation des légumes et des conserves, le système de toilette à compost, la serre qui abrite la cuve thermale, chauffée en permanence par le surplus d’électricité. Sans compter l’enfilade de pièces habillées par les meubles qu’a fabriqués Brian, ainsi que par les souvenirs de voyage soigneusement choisis par Maria. Les questions se bousculaient à une telle vitesse dans ma tête; je me sentais dépassée, envahie par un sentiment d’angoisse difficile à expliquer. Je me disais: et nous? Notre jardin n’est pas aussi grand, aussi productif, nos arbres fruitiers ne sont pas aussi matures — ou alors ils sont grignotés par les chevreuils —, les corbeaux mangent le grain destiné aux poules (notre épouvantail ne fait peur qu’à moi), nous n’avons pas 121 hectares de forêt afin d’y couper notre bois de chauffage, nous n’avons pas accès à un cours d’eau produisant assez de courant pour en tirer de l’électricité, je manque de pots Mason, je vais plus souvent à la quincaillerie qu’à l’épicerie, je n’ai jamais fait de pain, je ne connais pas le nom de toutes les plantes sauvages, je ne sais pas reconnaitre les champignons comestibles…

Puis, j’ai respiré un instant. Cessé de me comparer. Réalisé que la pensée «si c’était à refaire…» est universelle. Compris que Brian et Maria ont perdu des plants pendant l’été, que la neige et le vent les isolent, l’hiver. Et me suis rappelé cette chose essentielle: ils cumulent plus de 40 ans d’expérience. J’en comptais deux à ce moment-là. Au fil de la conversation, j’ai reconnu que les échecs ne sont pas une finalité, et que les essais nous sont personnellement bénéfiques, puisqu’ils nous permettent d’améliorer les systèmes qui sculptent nos vies. Par exemple, Brian a admis volontiers que son système d’hydroélectricité comportait des failles. Maria nous a posé des questions sur notre potager avec une réelle curiosité, alors que je la considère comme une sommité dans le domaine. Cette rencontre a été une leçon d’humilité pour nous, qui sommes impatients d’accomplir de grandes choses.

Peut-être que la résilience se trouve ici, dans cet espace restreint où le doute n’est jamais loin. Il n’existe pas de ligne d’arrivée, ni de zone de confort dans cette entreprise

Si j’ai quitté la ville, c’est avant tout pour cesser de me comparer. Faire confiance à mes choix. Accomplir les choses doucement, avec soin et rigueur. Ma petite révolution personnelle, c’est donc de ne pas acheter de légumes ni d’oeufs frais pendant une partie de l’année; de ne pas recevoir de facture de chauffage l’hiver; de récupérer l’eau de pluie; de regarder pousser les pommiers.

Par-dessus tout, cela reste un projet d’équipe, un avenir que nous portons à bout de bras — c’est le cas pour Brian et Maria, comme pour Laurence et moi. Nous l’avons fait avec des ressources différentes, à des époques qui ne se ressemblent pas, mais notre désir de vivre un quotidien alternatif et plus vert, lui, est le même.

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Cet article a été publié dans le numéro 05.

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