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Vous n’êtes pas responsable des changements climatiques
On nous a appris à faire de l’action climatique une cause personnelle, mais le réel changement passe par un mouvement collectif.
Texte—Tristan Bronca
Illustrations—Hoi Chan
La décision d’avoir des enfants est, à bien des égards, un acte de foi, un vote de confiance en l’avenir. Devant un horizon obscurci par la crise climatique, il n’est pas surprenant que quantité de jeunes remettent en question leur désir de parentalité.
Certain·e·s s’inquiètent pour l’avenir de leur progéniture en pensant aux obstacles qui se multiplieront sur son chemin à mesure que la structure du monde moderne s’effritera. D’autres hésitent à l’idée de perpétuer un cycle de comportements destructeurs en mettant au monde un être qui finira par consommer autant qu’un·e représentant·e des générations actuelles. Dans la lutte contre les changements climatiques, ce serait la dernière chose à faire. Ces préoccupations jettent une ombre sur la procréation.
Personnellement, j’ai peur que l’enfant que j’aurai peut-être dans quelques années s’engouffre dans l’impasse civilisationnelle qui nous menace: la spirale inéluctable des calamités naturelles (les incendies, les inondations, les sècheresses, la famine) et des tragédies humaines qui en résultent (la guerre, les réfugié·e·s, les troubles sociaux, la pauvreté), l’incidence de plus en plus importante qu’elles ont sur les sociétés et le monde naturel, le pronostic particulièrement sombre concernant la vie dans les siècles à venir et, enfin, la responsabilité qui nous revient dans tout ça.
Mon enfant me demandera probablement si j’ai fait quelque chose pour remédier au problème, et je lui répondrai que je n’en ai pas fait autant que j’aurais dû.

Comment l’industrie pétrolière a fait de l’action climatique une cause personnelle
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Les climatosceptiques accusent régulièrement d’hypocrisie le reste du monde qui, en faisant le contraire de ce qu’il dit, montre bien le peu d’importance accordé au problème. Si vous me faites la leçon sur les facteurs de risque des maladies cardiovasculaires sans arrêter de fréquenter les chaines de restauration rapide, je douterai probablement de votre sincérité.
La vérité, c’est que la plupart d’entre nous ne font pas grand-chose pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Je pourrais arrêter de prendre l’avion ou de manger du bœuf, par exemple. Je pourrais utiliser plus souvent les transports publics, même si ce n’est pas toujours pratique. Je pourrais acheter une voiture électrique ou installer des panneaux solaires sur ma maison. Ce serait très couteux, certes, mais si l’enjeu est aussi grave que je le crois, je n’hésiterais pas à faire la dépense.
Depuis 30 ans, l’industrie des combustibles fossiles exploite la légère dissonance cognitive à l’origine de ces comportements paradoxaux. Mario Molina, directeur général de l’organisation sans but lucratif Protect Our Winters, explique que, dans les années 90, les entreprises de ce secteur ont commencé à financer des campagnes de désinformation concertées dans l’intention de semer le doute sur la science derrière les changements climatiques. «Parmi les tactiques employées, une des moins connues consiste à déplacer la responsabilité de l’entreprise vers l’individu», précise-t-il.
«Si vous plongez dans les archives, vous trouverez des documents montrant qu’ExxonMobil a financé des organisations environnementales qui encourageaient les gens à recycler, à utiliser les transports publics, à manger moins de viande, etc.»
Même le concept d’empreinte carbone individuelle a été popularisé par le géant pétrolier BP dans une campagne lancée en 2005 par l’agence de publicité Ogilvy.
Il y a de quoi susciter la méfiance, certes, mais je ne peux m’empêcher de me demander (je ne peux pas croire que je suis sur le point d’écrire ça): peut-être que les grandes pétrolières n’ont pas tout à fait tort? Même en supposant que leurs intentions aient été malhonnêtes (elles l’étaient surement) lorsqu’elles ont conspiré pour imputer aux individus la responsabilité de la crise climatique, cela signifie-t-il que nous n’y sommes pour rien?
Il faut reconnaitre les répercussions du mode de vie que l’on adopte. Les émissions par habitant des pays les plus riches sont plusieurs fois supérieures à celles des pays plus pauvres. Et on sait que, dans ces premiers, la frange de la population qui touche un salaire plus élevé produit beaucoup plus d’émissions que celle qui ne peut pas se payer des produits de luxe à forte teneur en carbone. Dans le rapport qu’il a publié cette année, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) suggère que «les changements dans les modes de vie, notamment ceux qui concernent les valeurs de consigne pour le chauffage et la climatisation, la diminution de l’utilisation des appareils, la transition vers une mobilité et des transports publics centrés sur l’humain, la diminution des voyages aériens et l’amélioration du recyclage, pourraient permettre de réaliser une économie de deux gigatonnes d’équivalent carbone d’ici à 2030», soit le double des émissions annuelles du Brésil.
«Si nous opérons les bons choix en matière de politique, d’infrastructures et de technologies, nous pourrons changer nos modes de vie et nos comportements, avec à la clé une diminution de 40 à 70% des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050», a dit le coprésident du Groupe de travail III du GIEC, Priyadarshi Shukla. «Nous pourrions ainsi réaliser un énorme potentiel de réduction des émissions.»
Il est facile de faire une fixation sur l’urgence de changer nos comportements. L’essentiel du fardeau reposerait ainsi sur des choix individuels. Or, la communauté scientifique est unanime à affirmer qu’il faudrait surtout, pour réaliser «l’énorme potentiel» dont parle M. Shukla, faire «les bons choix en matière de politique, d’infrastructures et de technologies». Une fois cet objectif atteint, les citoyen·ne·s n’auraient pas d’autre option que de changer de mode de vie.

Remodeler les systèmes dans lesquels on évolue
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Catherine Abreu est la fondatrice et directrice générale de Destination Zero. Ce groupe s’est donné pour mission de coordonner l’action des organisations à but non lucratif qui s’emploient à accélérer la transition mondiale vers l’abandon des combustibles fossiles. Comme Mario Molina, elle ne croit pas que l’on puisse remédier au problème des changements climatiques simplement en modifiant les comportements individuels, même à très grande échelle. «Nous avons déjà vu ce genre de changement collectif auparavant, explique-t-elle, et il n’a pas eu les effets qu’il aurait dû avoir.»
Au plus fort de la pandémie de COVID-19, en avril 2020, tout le monde s’est enfermé chez soi. Les routes et les cieux se sont vidés et un calme étrange a enveloppé les grandes villes. La crise a paralysé de vastes pans de la chaine d’approvisionnement et on a vu chuter les émissions mondiales quotidiennes d’environ 17%. «Cela veut dire, en gros, que les gestes que les gens posaient partout dans le monde et qui contribuaient supposément [aux changements climatiques] représentaient en réalité moins de 20% des émissions», conclut Catherine Abreu.
D’où viennent les 80 à 85% restants? D’après Mario Molina, ces émissions sont produites par une cinquantaine de sociétés, dont Saudi Aramco, la plus grande entreprise de combustibles fossiles au monde. Il est persuadé — et il n’est pas le seul — que ces sociétés sont les véritables responsables des changements climatiques, même si elles ne voient assurément pas les choses du même œil. À cette accusation, elles répondraient sans doute que la majeure partie des émissions qu’on leur attribue ne proviennent pas de l’exploitation des combustibles fossiles en tant que telle, mais bien de l’utilisation qu’en font des gens comme vous et moi.
En disant que ces entreprises ne font que satisfaire nos appétits, on oublie qu’elles ont façonné le monde de façon qu’il nous est impossible de vivre sans elles.
Il est extrêmement difficile d’imaginer ce à quoi pourrait ressembler la vie sans les combustibles fossiles, car ils alimentent les vastes systèmes dans lesquels on évolue au quotidien. Les entreprises qui les exploitent ont fait des efforts pour maintenir le statuquo. Après tout, elles n’ont aucun intérêt à ce que les choses changent.
Nos émissions personnelles de gaz à effet de serre ont ainsi beaucoup plus à voir avec la façon dont ces systèmes sont conçus qu’avec les choix quotidiens que l’on fait. Par défaut, vous produirez plus d’émissions si vous vivez dans une région alimentée par une centrale au charbon qu’une personne qui dépend d’un réseau alimenté par des sources d’énergie renouvelables, et ce, quelles que soient vos habitudes de consommation. On ne peut raisonnablement s’attendre à ce que vous fassiez des choix écologiques si la seule option propre est de ne pas consommer d’électricité.
Mario Molina signale qu’au Danemark, l’empreinte carbone par habitant·e est d’environ six tonnes par année, alors qu’elle est de près de 30 tonnes aux États-Unis. Ce n’est pas parce que les Danois·es font de meilleurs choix que les Américain·e·s, mais bien parce que leur réseau électrique est largement décarboné, que l’accès aux transports publics y est grandement facilité et que le pays a mis au point d’innombrables solutions écoénergétiques. Et les mesures adoptées n’ont pas eu d’effet négatif notable sur le niveau de vie de la population danoise. Bien au contraire.
Mario Molina met les choses en perspective. On estime à environ huit tonnes les émissions produites pour un voyage de ski à l’étranger. C’est beaucoup pour une seule personne: ça représente plusieurs fois la quantité de CO2 émise annuellement par une personne moyenne dans de nombreux pays du monde. À éviter, donc. Or, non seulement la plupart des gens ne font pas de voyages de ski à l’étranger, mais, si on examine les choses dans une perspective globale, les voyages de ski qui sont faits chaque année dans le monde n’ont qu’un impact très faible. D’après certain·e·s expert·e·s, ce genre de préoccupation individualiste n’a pas grand-chose à voir avec la réalité. «C’est complètement inefficace», écrit l’économiste britannique Umair Haque. «Moins qu’inefficace, en fait. C’est l’égotisme, franchement, de celui qui nous permet d’avoir la conscience tranquille.»
Mario Molina poursuit ses explications: «Maintenant, prenons par exemple le Clean Power Plan [projet pour une énergie propre], qui visait à réduire de 20 à 30% les émissions provenant des centrales au charbon (aux États-Unis) par rapport au niveau de 2005. Si l’on avait appliqué la politique aux dix plus grandes centrales, cela aurait permis de réduire de plus de 200 millions de tonnes les émissions annuelles de CO2.» À titre de comparaison, l’industrie aéronautique mondiale (ce qui couvre, en gros, toutes les personnes et toutes les marchandises qui sont transportées par avion partout sur la planète) a émis en 2018 un peu plus d’un milliard de tonnes d’équivalent carbone. C’est à peine plus de cinq fois ce qu’une seule politique mise en œuvre dans un seul pays aurait pu permettre d’éliminer.
«Les premiers répondants en milieu éloigné apprennent à traiter d’abord l’hémorragie, explique Mario Molina. Ils ne se préoccupent pas de panser les petites coupures; ils s’occupent d’abord des artères qui ont été sectionnées.»

Vers un collectivisme pragmatique
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Cela ne nous dégage pas pour autant de nos responsabilités individuelles à l’égard de l’environnement. Les décisions consciencieuses que l’on prend concernant le mode de vie continuent d’avoir un poids, certes, mais, pour reprendre l’analogie de Molina, panser les plaies les plus profondes pourrait aussi nous aider à traiter certaines blessures superficielles.
Catherine Abreu trouve particulièrement frustrant de voir que les solutions en matière de climat sont présentées comme des sacrifices, alors que nombre d’entre elles permettent en réalité d’améliorer la qualité de vie.
«Qui ne veut pas vivre dans une maison bien plus chaude et bien mieux isolée avec des couts énergétiques plus faibles? Ou dans un monde où l’on n’a pas besoin de débourser 60 dollars tous les deux jours pour l’essence?», s’interroge la militante.
Vous ne décidez sans doute pas d’où vient l’énergie que vous consommez. La plupart des gens achèteront une voiture électrique quand cette option sera plus économique et avantageuse que la voiture à essence. Et il est désagréable de prendre les transports en commun quand ces derniers sont lents et mal organisés, certes, mais rien n’empêche d’améliorer les services!
La bonne nouvelle, c’est que nombre de ces changements systémiques s’accélèrent. «On a souvent l’impression que les grandes initiatives en matière de climat que l’on essaie de promouvoir sont comme une immense roche qui se dresse au pied de la colline et qui ne veut pas bouger d’un millimètre», explique Catherine Abreu, reprenant une comparaison utilisée par Katherine Hayhoe, une autre militante pour le climat. «Mais en réalité, la roche est au sommet de la colline et elle a déjà commencé sa descente. Il faut qu’elle roule plus vite, et pour ça, on doit lui donner des poussées.»
Les actes individuels que l’on pose pour protester contre la dépendance de la planète aux combustibles fossiles ne suffiront pas. Ce n’est pas une mauvaise idée de moins utiliser l’automobile, d’acheter des produits dont la fabrication ne nuit pas aux forêts pluviales ou d’éliminer de votre régime les deux steaks que vous mangez chaque mois, mais, en réalité, ces comportements contribuent simplement à atténuer la légère dissonance cognitive dont nous sommes atteint·e·s, à apaiser notre sentiment d’hypocrisie. Pour être réellement efficace, l’action climatique doit s’appuyer sur un collectivisme pragmatique et s’écarter de cette forme radicale d’individualisme. Cela suppose d’examiner de près les politiques qui déterminent d’où provient l’énergie que vous consommez au lieu de mettre un point d’honneur à éteindre les lumières quand vous quittez une pièce. Cela signifie qu’au lieu de faire des pieds et des mains pour éviter de dépenser 250 dollars d’essence par mois, vous vous intéressiez à la façon dont sont investis les dizaines ou les centaines de milliers de dollars que vous avez placés en prévision de votre retraite en veillant à ce qu’ils ne soient pas utilisés pour aider les entreprises du secteur des combustibles fossiles à élargir leurs infrastructures. Cela signifie qu’au lieu d’angoisser en pensant à votre bilan carbone individuel, vous parliez ouvertement de la boule que vous avez au creux de l’estomac quand vous songez à la crise climatique, en espérant que votre préoccupation sincère laissera une impression durable sur votre entourage.
Puis, si vous êtes comme moi et que vous vous demandez toujours ce que vous raconterez à vos futur·e·s enfants, vous pouvez envisager de dire que, dans votre petit coin du monde, vous faisiez partie d’un mouvement qui a réussi à faire plus que ce que vous auriez pu faire tout·e seul·e.
Tristan Bronca est rédacteur et réviseur. Il a écrit des essais sur la boxe, les culturistes, les rodéos, les systèmes pyramidaux, le surf et les propriétés médicinales des cornes de licorne et des drogues psychédéliques.
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