Monsieur Pageau

Rencontre avec un homme mythique dans l’intimité de son territoire, 
un refuge pour animaux sauvages.

Même l’autobus qui parcourt plus de 600 km entre Montréal et Amos, localité du nord du Québec, évoque les arbres avec son plancher recouvert d’un vinyle imitant le bois. On s’y recroqueville toute une nuit en roulant vers le nord, avant d’ouvrir les yeux de l’autre côté du 48e parallèle, alors que les têtes d’épinettes pointent en direction de l’aube.

  TEXTE Sarah Champagne     PHOTOS Marie-Frédérique Frigon

Aussitôt dehors, l’odeur des conifères, à la fois piquante comme les aiguilles et mielleuse comme la résine, suivra partout les nez attentifs. C’est par les narines qu’entre alors l’immense territoire nordique. La région québécoise de l’Abitibi-Témiscamingue mesure la moitié de l’Alabama et fait deux fois la taille de la Belgique.

Le ciel brille d’aurores boréales autant que le sous-sol reluit de minerais. La petite ville d’Amos fait quant à elle office de porte du Nord s’ouvrant sur le grand territoire jamésien, où les Anishnabes font place aux Cris et aux barrages hydroélectriques, et bien sûr, à la forêt boréale.

Quand autant d’espace s’offre à elles, certaines personnes ne souhaitent pas se confiner entre quatre murs. C’est ce qui coute le plus à Michel Pageau, maintenant que l’âge et la maladie l’obligent à se retrancher dans sa tanière. Du fond de son salon, l’homme qui a traversé 75 années dans les bois, au plus près des animaux, arrive essouflé. Ni solitaire ni renfrogné, tel le cliché de l’ermite, il connait les odeurs et les caprices des bêtes sauvages par cœur. Il a franchi toute sa vie la barrière entre l’humain et l’animal.

 

Michel Pageau, fondateur du Refuge Pageau

Celui qui « parle avec les loups » et qui « a entendu parler la forêt » a tout de la légende, pour reprendre certaines images de l’homme tirées d’un documentaire et d’une biographie. Sa barbe intacte a achevé son processus de blanchiment. Son œil rieur s’émeut encore quand il parle de toutes les créatures côtoyées. À force de recueillir, de soigner et de remettre en liberté, ou parfois de garder des animaux sauvages, cet ancien trappeur a fondé un refuge qui porte son nom.

Loups, ours noirs, castors, lynx, porcs-épics, renards, corneilles, orignaux, cerfs, harfangs, loutres, ratons laveurs, moufettes, marmottes, coyotes : il n’y a pas une espèce de la faune régionale qui ne soit passée entre ses mains attentionnées, celles de sa femme, Louise, et aujourd’hui celles de sa relève dévouée.

De la chasse à la protection

À ses débuts, Michel Pageau était reconnu comme le chasseur d’ours et de loups de tout l’Abitibi. Il empaillait les animaux chassés, trappés ou rapportés. Les locaux lui téléphonaient, apeurés par les bêtes sauvages égarées dans leur cour arrière. Entre l’homme qui a tué « plus de 300 ours » et celui qu’on soupçonne de parler aux loups, que s’est-il passé ? « Tue un orignal et regarde-le dans les yeux, tu vas voir toute sa vie défiler. C’est comme ça que j’ai arrêté », dit-il.

L’épouse de Michel souffre aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer, mais certaines anecdotes lui reviennent encore en mémoire. En pointant du doigt les planchers autrefois grignotés par leurs pensionnaires, elle raconte : « Je ne compte plus le nombre d’animaux qui ont vécu avec nous dans cette maison ! » Son préféré reste Counou le castor, dont elle porte l’effigie au cou. Il implorait sa fille Nathalie de le hisser sur le sofa pour regarder la télévision en sa compagnie.

En 1986, l’aventure initiée tout naturellement prend forme de façon officielle avec l’ouverture du refuge. Trois décennies plus tard, ce sont 25 000 personnes qui visitent annuellement les pensionnaires permanents. L’endroit a certes dû être réaménagé depuis l’époque où les clôtures étaient absentes. Le directeur actuel du refuge, Félix Offroy, parle du patriarche comme étant un ami, un collègue, un beau-père : «C’est une personne instinctive, qui ressent beaucoup les émotions, autant celles du chat et de la marmotte que celles de l’humain.» C’est aussi sa capacité à créer un moment, une rencontre, plus qu’à professer formellement qui l’inspire.

Chaque créature a sa propre boite à lunch, chacune a son caractère et son niveau d’indépendance.

 

Jean-Félix Bédard, petit-fils de Michel Pageau et Wika la louve.

«Il aime tellement ! Il aime trop, d’un amour qui devient difficile à gérer. Il n’a pas nécessairement fait de grands plans, il décidait davantage au jour le jour. J’ai pris ce grand dessein et je l’ai mis au gout du jour. » Félix a également ajouté à la mission du refuge l’insertion sociale de personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale : « Aider par le travail du monde qui en arrache, c’est vraiment quelque chose qui m’anime ».

« Félix est un bon gestionnaire. Moi, je ne savais pas comment gérer l’argent », appuie Michel Pageau. Ce n’est pas ce changement d’écosystème organisationnel qui l’inquiète, mais plutôt les changements climatiques qui se font sentir par la présence et la prolifération d’espèces auparavant rares dans ces latitudes. La suite du monde parait chamboulée, mais l’arche de Michel se reconstruit chaque jour.

Le lunch avant la vie sauvage

Vendredi matin, le soleil nordique est déjà haut dans le ciel, et le bâtiment des employés déborde de victuailles. François Gauthier, l’un des soignants animaliers, passe avec des « sushis » de saumon et des laitues un peu fanées : « Le diner est servi ! » En effet, plusieurs épiciers locaux acceptent volontiers de se délester de nourriture impropre à la consommation humaine, qui fait le délice des bêtes.

Chaque créature a sa propre boite à lunch, chacune a son caractère et son niveau d’indépendance. Chewbaka, le porc-épic affectueux. Evelyne, la corneille aveugle qui dit, « Allo comment ça va ? », Alex, le coyote, Nostradamus, le sympathique urubu à tête rouge. Yöki, le renard fébrile. Ceux qui vivent en permanence au refuge sont trop « imprégnés » de l’humain pour survivre sans son aide. Ce sont des orphelins ou des animaux blessés par des voitures, des arbres coupés ou des pièges, comme ce fut le cas pour ces deux lynx au fond de leur enclos, qui ont dû être amputés d’une patte chacun.

L’équipe cherche ce fragile équilibre entre l’intervention humaine, la protection, les soins et l’objectif de retour à la vie sauvage. L’endroit fonctionne selon la logique inverse d’un zoo. « On soigne pour relâcher dans la nature, on n’élève pas pour divertir », explique Marie-Frédérique Frigon, responsable des communications, entre autres tâches. Par sa proximité avec les animaux et son attachement à eux, elle semble être la fille adoptive des Pageau. Une autre pièce importante d’un véritable clan de relève, qui est tout sauf sectaire.

Elle raconte à ses collègues la libération de 14 bébés ratons laveurs, la veille. Nathalie, fille du couple Pageau, passera quant à elle une partie de son vendredi soir à nourrir des bébés marmottes arrivés la journée même. « Ils sont secs, ils n’ont rien bu depuis longtemps», indique-t-elle.

Marie-Frédérique Frigon, employée du refuge, avec les louves Graindelle et Luna.
Kiwi, le raton laveur orphelin.

« On soigne les animaux pour les relâcher dans la nature, on ne les élève pas pour divertir. »

Mais pour l’instant, avant l’heure du repas, on s’informe des trois oursons orphelins récemment recueillis, surtout de celui qui semble déprimer au fond de son nouveau milieu de vie. Tout le contraire de ce très jeune orignal baptisé Sorbet, qui accourt vers Félix, sentant l’heure de son biberon approcher. « Papa, ton bébé a faim ! », lance Mathilde. Âgée d’à peine 17 ans, la petite-fille des Pageau est devenue chef des petits oiseaux et parle des outardes comme de ses protégées.

Félix prépare le lait pour nourrir le petit, en expliquant qu’avec les orignaux, « ça passe ou ça casse ». Certains refusent le lait de la main humaine et finiront par mourir. Les autres deviennent totalement « gâchés », au sens où ils oublient « que leur mère était un orignal ».

« On va par exemple tester les oiseaux de proie pour savoir s’ils peuvent encore chasser », expose Marie-Frédérique. Pour d’autres, il est évident que la captivité reste la seule option, comme ce fut le cas pour la bernache Guedule. Démontrant un attachement hors du commun pour Michel, l’oiseau suivait chacun de ses pas. Il a dû lui « présenter » une vache, devenue sa compagne par la suite.

Ces relations privilégiées avec le vivant sont rarement dangereuses. « Il n’est jamais rien arrivé. Ma seule cicatrice a été faite par un lièvre », rigole Michel. Le comportement animal reste néanmoins difficile à prévoir, en plus de varier selon la personne qui se présente.

 

Tiby et Abi, les orignaux.

Marie-Frédérique entretient par exemple un très bon contact avec les louves du refuge. Durant ses études à Montréal, elle craignait d’être oubliée, mais les bêtes la saluent toujours d’un claquement de bouche en la revoyant. Un vieux loup de 14 ans, « le gros », lui, est le seul à ne pas avoir bougé depuis la veille. Né en captivité, il préférait la fuite à l’affrontement, jusqu’à ce que l’arthrite le ralentisse sérieusement.

Michel Pageau a ralenti sérieusement, lui aussi. Il ne va plus sculpter des os ou des panaches dans son « camp », un petit bâtiment qui lui a servi d’atelier durant des décennies. Quand vous en poussez la porte, les oiseaux empaillés vous regardent, dont un grand héron un peu déplumé. Les souvenirs crient, croassent, craquent, piaillent, piottent, grognent et chantent à tue-tête. « Si on me passait une caméra dans le cerveau, on verrait tous les animaux qui sont venus ici. » Son bestiaire vivra longtemps encore.

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Cet article a été publié dans le Numéro 01 du magazine BESIDE.

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Cet article a été publié dans le numéro 01.

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