«J’ai peur de retourner dans ces endroits que j’adore.»

La montagne peut-elle être un lieu de guérison, même si elle est à l’origine de nos blessures? Le planchiste, réalisateur et militant Tamo Campos nous fait part de ses réflexions après un évènement qui a transformé sa vie.

C’est l’automne. Le moment de l’année où j’attends impatiemment de voir les premiers flocons tomber, de sentir l’air froid de la montagne me piquer le nez, d’entendre le son familier du splitboard qui se fraye un chemin dans la neige, rompant le doux silence de l’hiver. Mais cet automne, mon excitation est assombrie par l’angoisse.

Les montagnes peuvent-elles être un lieu de guérison, même si elles sont à l’origine de nos blessures ?

« Je n’ai pas besoin d’église, seulement des montagnes. J’espère que le paradis est une descente sans fin dans la poudreuse. »

Je n’oublierai jamais ces mots de mon père. Je n’avais que 11 jours quand il m’a emmené pour la première fois faire du hors-piste, emmitouflé dans mon porte-bébé. Pour ma mère et lui, c’était la chose la plus naturelle du monde. À un an, j’étais déjà habitué aux sacs à dos, à la tente et aux vêtements de ski qu’ils trimbalaient d’une chaine de montagnes à l’autre, pour de longs voyages ou des expéditions de fin de semaine.

Tamo et son père | Photo : Tamiko Suzuki

Ma famille était certainement un peu folle. Si je suis tombé amoureux des sensations fortes que procurent le ski et le snowboard extrêmes, c’est grâce à elle. Vingt-huit ans plus tard, je suis toujours en quête d’une descente sans fin dans la poudreuse.

Mais la montagne ne pardonne pas. Os des pieds et des poignets cassés, épaules disloquées, côtes déplacées : toutes ces blessures qui marquaient la fin de la saison ne faisaient qu’accroitre mon envie de rechausser mes skis. C’était avant l’hiver dernier, où j’ai eu un accident plus grave — si grave que les séquelles pourraient s’avérer permanentes. J’étais en train de faire du splitboard pour un projet de documentaire intitulé The Radicals quand je me suis écrasé dans un banc de neige, sur le glacier de Bridge River. Je me suis littéralement fracassé le visage.

Grâce à l’adrénaline, j’ai réussi à me dégager rapidement, mais rapidement aussi, les symptômes d’un grave traumatisme crânien ont commencé à apparaitre. Mon œil était si gonflé que j’étais incapable de l’ouvrir; et je devais même lutter pour rester éveillé. Quelques jours plus tard, on m’a diagnostiqué une commotion cérébrale sévère et une fracture de l’os orbital au niveau des sinus. Pourtant, je ne me souviens pas d’avoir vu un médecin. Il y a beaucoup de choses dont je ne me souviens pas, en fait.

Tamo Campos | Photo : Erin hogue

Ma compagne a fondu en larmes quand je suis revenu à la maison après l’accident : je devais avoir l’air ivre, j’avais de la difficulté à parler. Mes rythmes circadiens — ceux-là mêmes qui déclenchent la production de mélatonine, l’hormone qui permet de réguler le sommeil — avaient été perturbés par le choc que j’avais subi à la tête. Les semaines passaient et je dormais à peine. Petit à petit, je me sentais glisser dans la folie. Moi qui n’avais jamais été colérique, je m’emportais pour un rien. Je restais assis sur le canapé, les poings serrés, extrêmement irrité, sans savoir ce qui me rendait aussi furieux. Je me demandais si j’allais toujours rester comme ça, et les larmes roulaient sur mes joues.

On peut immobiliser une jambe pour la réparer, mais on ne peut pas immobiliser le cerveau. Ce qui a été le plus difficile pendant ma convalescence, c’était de ne pas savoir si je retrouverais un jour toute ma tête, ma mémoire et ma personnalité.

J’ai eu cet accident en plein cœur de l’hiver. L’été suivant, j’avais encore des hauts et des bas, mais j’avais globalement renoué avec une certaine stabilité émotionnelle. Puis, la personnalité que je connaissais comme étant la mienne est revenue, et la colère s’est calmée. Je me sens encore un peu mal dans ma peau — une mauvaise nuit peut déclencher une vague de symptômes —, mais je suis en voie de rétablissement.

Il ne me reste plus qu’une chose à apprivoiser : la peur.

Pour pratiquer des sports extrêmes, il faut être en pleine possession de ses facultés mentales. Ce qui n’était qu’une émotion nécessaire au moment de me préparer à faire ce que j’aimais le plus au monde s’est transformé en une sensation omniprésente.

La montagne peut nous malmener, mais elle est aussi un lieu de guérison. C’est là que j’ai retrouvé de la force après avoir vécu l’un des évènements les plus durs de ma vie : la mort subite de mon père, décédé au cours de l’une de ses aventures. Il n’avait jamais fait de moto et, fidèle aux lubies dont ma famille a le secret, il avait décidé de parcourir les Amériques d’un bout à l’autre — de la Terre de Feu, en Patagonie, à Vancouver. Un petit voyage d’à peine 18 000 km. Il a été tué dans un accident avec délit de fuite au Guatemala, loin de sa famille et de ses amis. Comme mon accident à Bridge River, ç’a été un choc pour tout le monde. De lourds nuages pesaient alors sur ma tête, empêchant mes pensées de faire surface.

La nature m’a permis de vider mon esprit et de reprendre conscience de mon corps. Chaque fois que je chaussais mes skis, je m’inscrivais dans l’instant présent. J’y ai également trouvé des réponses spirituelles: après la mort de mon père, j’avais craint que son esprit reste coincé au Guatemala. Quand j’ai eu le courage de retourner en montagne, j’ai compris que nous randonnions ensemble. J’entendais ses skis glisser derrière les miens et je savais qu’il était rentré.

Ou, comme il le disait, que son esprit avait trouvé cette infinie et paradisiaque descente dans la poudreuse.

On ne se remet jamais complètement de l’un ni de l’autre. Ils nous rendent vulnérables et, avec le temps, ils nous transforment — parfois jusqu’à changer le regard que nous portons sur nous, sur le monde.

Je finirai par vaincre ma peur des montagnes. Si elles m’ont montré quelle force j’avais en moi, elles m’ont aussi rappelé qu’elles peuvent être de véritables sanctuaires, pour ceux et celles qui en ont besoin.

Tamo and his dad | Photo: Tamiko Suzuki

Né d’un père chilien et d’une mère japonaise, Tamo Campos a passé sa jeunesse dans l’arrière-pays de la Colombie-Britannique. C’est là qu’il a développé le lien particulier qu’il entretient avec les montagnes. Il est aujourd’hui réalisateur, planchiste professionnel et militant pour l’environnement. Il prend parfois la parole en première ligne aux côtés de son grand-père, David Suzuki, un scientifique et écologiste de renom. Avec son organisation Beyond Boarding, Tamo encourage les planchistes à exploiter leur énergie et leur goût pour l’aventure afin de mener des actions qui contribuent à la justice sociale et environnementale.

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