Un fugitif au Montana

En cavale d’un camp de désintox et sur le pouce à travers un État américain, Simon a résisté autant qu’il a pu au pouvoir salvateur de la nature.

Texte — Simon Hudson
Illustrations — Mélanie Masclé

Je n’y suis pas allé de plein gré. À 3 h du matin, je me suis fait réveiller par mes parents, qui peinaient à trouver les mots pour m’expliquer que le moment était venu. Deux ex-marines se tenaient également dans ma chambre. Leur mission? M’escorter à bord d’un avion à destination d’un camp situé dans les forêts du Montana. J’avais 15 ans .

Je savais que mes parents planifiaient de m’envoyer en cure de désintox, mais je ne me doutais pas qu’ils interviendraient avant la fin de l’année scolaire. À la lumière des indices trouvés qui trahissaient ma situation alarmante ( disparitions le week-end, découverte d’une liste d’emplettes de drogues, suspension de l’école pour bagarre, crises hystériques de manipulation), ils ont jugé qu’une réaction excessive était nécessaire. Les escortes étaient selon eux indispensables; mon père et ma mère craignaient à juste titre ma fuite.

J’ai effectivement fait une première tentative d’évasion à mon arrivée au comptoir d’enregistrement de l’aéroport de Seattle. À 4 h du matin, la zone d’enregistrement était déserte, bien que des poteaux et des cordons de foule étaient déjà en place pour guider la file de voyageurs.

Alors que j’étais derrière mes accompagnateurs à la billetterie, j’ai senti que leur attention s’était momentanément détournée de moi pour se concentrer sur le préposé. Une brèche s’ouvrait, et je m’y suis faufilé.

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J’étais parvenu à m’éloigner de mes kidnappeurs, quand je me suis buté à des portes coulissantes automatiques — trop — lentes à s’ouvrir. J’ai fait demi-tour à la recherche d’une autre issue, mais depuis le 11 septembre, personne ne prend la fuite dans un aéroport sans que les autorités ne soient alertées. J’ai tenté de les esquiver, sans succès. On m’a plaqué au sol et passé les menottes. Après avoir expliqué la situation à la sécurité de l’aéroport, mes accompagnateurs m’ont fait monter à bord du vol en direction de mon nouveau camp d’été.

Le camp des délinquants

À mon arrivée au Montana, j’ai dû admettre que mes parents avaient bien choisi le lieu pour ma cure. J’ai toujours adoré le plein air: le camping avec mon père, les expéditions scolaires en kayak en Alaska ou les excursions au Wyoming. Malgré tout, renoncer à mon libre arbitre m’indignait — j’étais révolté.

Destiné aux adolescents en difficulté et aux délinquants en tout genre, le programme Three Rivers Montana reposait sur un principe On ne peut pas manipuler la nature; elle nous oblige à faire les bons choix.

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Après avoir fait la route jusqu’au camp les yeux bandés, j’ai été informé de mon horaire quotidien pour les jours à venir (apparemment, la durée de mon séjour dépendait entièrement de moi). Chaque matin au réveil, nos actions étaient les mêmes: léger entraînement, boire 1000 ml d’eau, déjeuner, remplir nos sacs à dos à armature externe, puis se mettre en route. La durée précise de chaque randonnée nous serait inconnue, mais les journées seraient d’une durée moyenne de 7 heures. Et personne n’était autorisé à parler. Notre trajet s’effectuerait principalement hors sentier pour éviter que l’on s’oriente ou que l’on rencontre d’autres marcheurs, même s’il y en avait peu dans le chaînon Gallatin du sud-ouest du Montana.

En fin de journée, nous devions installer notre campement pour la nuit au moyen de techniques de survie. Les « houchies » — un abri formé d’une bâche épaisse, suspendue à l’aide d’une corde et fixées au sol aux quatre coins — constituaient nos quartiers; la cuisine était dans le « hoochie-principal » et chacun de nous disposait d’un endroit personnel où dormir. Puis, on creusait des latrines et un trou pour le feu, de façon à pouvoir les remplir et les recouvrir facilement le lendemain.

Chaque randonneur devait gérer ses rations composées d’aliments déshydratés, qui, résultat de l’épuisement engendré par nos marches silencieuses, devenaient de vrais festins. Pour manger chaud, chacun devait allumer son propre feu à l’aide d’un perçoir à archet en bois. Si on ne parvenait pas à allumer le précieux tison afin d’attiser des flammes, nos options de repas s’en trouvaient considérablement réduites. Imaginez: vous êtes trempé de sueur, vos bras sont douloureux, et tout ce que vous parvenez à produire est un maigre filet de fumée. Vous devez donc vous contenter d’un repas de pommes de terre en poudre froides.

À la fin de chaque semaine, on dormait deux nuits au même endroit le temps du réapprovisionnement. Un second groupe d’accompagnateurs prenait alors le relai et nous apportait de nouvelles provisions — et des lettres de nos parents. Les périodes de temps libre étaient consacrées à la rencontre d’un psychologue et à des devoirs sur divers thèmes comme l’orientation, les constellations, la botanique, en passant par la gestion de la colère et la résolution de conflits familiaux.

Comme mon arrivée coïncidait avec un jour de ravitaillement, j’ai tout de suite eu la chance d’envoyer une première lettre à mes parents. J’y ai fait la liste de tout ce qui posait problème avec leur décision, et je les ai menacés de disparaitre s’ils ne me ramenaient pas à la maison.

Pour créer un effet dramatique, j’ai signé de mon sang à partir d’une blessure que je m’étais infligée en coupant un arbrisseau pour fabriquer mon perçoir à archet (j’ignorais que nos lettres étaient faxées en noir et blanc).

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(Voici une vidéo où je lis cette lettre lors d’une soirée de lecture d’écrits de jeunesse. Le mot «arrogant » me vient à l’esprit chaque fois que je relis ces lettres.)

Puisque les moniteurs ont été informés de ma tentative d’évasion à l’aéroport, j’ai décidé de me faire discret pour donner l’occasion à mes parents de changer d’idée et de me ramener à la maison. Entretemps, j’avais hâte d’apprendre à faire un feu à partir d’une ficelle et de bâtons, une technique qui m’apparaissait utile au cas où je déciderais de m’échapper de cette forêt.

Autostop à travers le Montana

Sans le vouloir, j’ai tout de même changé au cours de cette première semaine. Les excursions quotidiennes en silence sont un moyen efficace pour inciter une personne à réfléchir sur sa vie et à établir ce qui est réellement important pour elle. Une fois mon esprit plus clair, j’ai compris pleinement que mes jours, mes semaines et même mes heures avaient été obscurcis par brouillard mental imputable à ma consommation. Quand bien même les drogues avaient «ouvert mon esprit» à de nouvelles conceptions du monde, elles avaient aussi créé des dysfonctions cognitives en me rendant mésadapté et antisocial.

Après avoir pris conscience de l’effet des drogues sur moi et appris à faire un feu avec des bouts de bois, j’ai décidé que le temps était venu de filer. D’autant plus que la lettre reçue de mes parents m’informait qu’ils refusaient de me faire rentrer. J’ai alors tenté à nouveau de m’enfuir. Et j’ai réussi.

J’ai saisi ma chance tôt le lendemain matin pendant que les surveillants se trouvaient près du feu de camp à une centaine de mètres. J’avais quelques pommes et des bouteilles d’eau. J’ai agi spontanément, et je suis parti en laissant une lettre qui disait : «Même si je meurs en chemin vers la liberté, je ne regrette absolument rien parce que je prends mes propres décisions et je suis maître de ma vie.»

(J’ai également emporté avec moi une liste de confessions, au cas où je ne survivrais pas. Voici une lecture publique de cette lettre laissée au camp, à 29:06.)

Mon objectif était de faire du pouce jusqu’à Missoula, la ville natale de mon père, où quelques-uns de ses amis proches vivaient encore. Sur la carte de l’un des moniteurs, j’avais vu que Missoula se trouvait à environ 500 km. J’ai couru environ 20 km avant d’arriver à l’autoroute, où j’ai sorti un bout de mon tapis de sol sur lequel j’avais écrit «MISSOULA».

Je suis rapidement arrivé à bon port grâce à deux conducteurs qui m’ont embarqué. De prime abord, le premier chauffeur me faisait un peu peur parce que je l’ai cru policier en raison de la grosse antenne sur sa camionnette, mais c’était pour son téléphone. Il parlait peu et paraissait sceptique quand je lui ai raconté que mon groupe de campeurs avait convenu de ne pas prévenir les autorités si un membre de l’expédition venait à disparaitre, mais il n’a pas insisté.

Il m’a donné une bouteille de Gatorade et laissé téléphoner à des amis à Seattle. Même si les messages que je laissais à mes amis contredisaient l’histoire que je venais de lui raconter, il n’a rien dit — il m’a simplement offert du bœuf séché, raconté comment il chassait le grizzli à l’arc et expliqué que la sécurité de sa fille était ce qui comptait le plus au monde pour lui.

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Il m’a déposé à une station-service avant d’aller faire quelques commissions en ville. En entrant dans la station, j’ai réalisé pour la première fois à quel point j’étais démuni sans argent ni carte d’identité. J’ai emprunté un cellulaire pour appeler mes parents. Même si j’ai refusé de révéler à mon père où j’étais, il m’a donné le numéro de ses amis à Missoula. J’ai raccroché et suis monté peu de temps après à bord d’un autre véhicule.

Le deuxième conducteur était un entrepreneur qui faisait régulièrement le trajet entre Bozeman et Missoula. Dès que j’ai refermé la porte de son petit pickup bleu orné d’éclairs jaune vif, il m’a demandé de lui ouvrir une bière et il m’a raconté sa vie. Il m’a surtout parlé de la tristesse qui l’habitait à voir un de ses amis recevoir un important montant d’une assurance pour, par la suite, détruire sa vie en le dilapidant dans l’alcool et le jeu. De cette voiture, j’ai appelé les amis de mon père à Missoula, qui avaient déjà été avertis de ma possible venue.

Arrivé chez eux, j’ai appelé mes parents pour les rassurer et leur demander de me ramener en avion à Seattle. Ils ont plutôt insisté pour me retrouver le lendemain matin à Missoula afin de rentrer avec moi en voiture. Cela me convenait. Rendu là, j’avais dit ce que j’avais à dire, mon message avait certainement été entendu par eux, tout allait donc rentrer dans l’ordre. En revanche, il nous restait à rétablir une confiance mutuelle. On trouverait bien un moment pour en discuter sur la route. J’ai pris une longue douche et rasé la plus longue moustache que j’avais jamais eue.

Le lendemain matin, mes parents sont arrivés et on est tous allés déjeuner. Après ce repas de retrouvailles, nos deux familles se sont dit au revoir et je suis monté dans la voiture de mes parents croyant prendre le chemin de la maison.

Assis devant, mes parents se sont tournés vers moi. C’était la première fois que l’on se regardait véritablement depuis leur arrivée. Ils me dévisageaient comme si j’étais un étranger. Ils m’ont demandé ce qui m’était passé par la tête — ce n’était pas réellement une question, ils m’exprimaient plutôt leur désarroi. Sur le coup, je ne comprenais pas pourquoi ils tenaient à en discuter sur le champ, jusqu’à ce que j’aperçoive les deux ex-marines s’approcher de part et d’autre de la voiture. Soudain, j’ai réalisé que je me trouvais à l’arrière d’un véhicule à deux portes, et devant l’impossibilité de m’échapper.

Alors que je croyais être libre, j’étais de nouveau pris au piège. À court d’idées, je suis devenu violent. J’ai agrippé mes parents en les menaçant physiquement. J’étais prêt à mettre mes menaces à exécution, mais une partie de moi observait la scène objectivement, comme si j’étais à l’extérieur de celle-ci. Je me rendais bien compte que je faisais du mal à des personnes qui tentaient sincèrement de m’aider, qui m’aimaient et qui seraient toujours prêtes à tout pour moi. J’étais allé trop loin. Je savais que mon comportement ne justifiait pas l’autonomie que je tentais de reconquérir; j’ai donc lâché mes parents pour m’en prendre plutôt aux escortes. Heureusement, j’étais un adolescent chétif de 15 ans plutôt inoffensif. Mes parents s’en sont sortis indemnes et je me suis retrouvé à nouveau menotté, en route vers la forêt.

J’ai finalement arrêté de crier et de donner des coups de pied depuis la banquette arrière. Mes gardes du corps et moi avons fait la paix en mangeant du McDo.

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L’expérience complète

Durant le trajet vers le camp, j’ai décidé que le meilleur moyen de m’en sortir était de terminer le programme de bonne foi. En fait, cette décision a été un soulagement. Cette fois, au lieu d’une seule semaine pour chasser mon brouillard mental et émotif, j’ai tiré profit des six semaines additionnelles pour retrouver véritablement mes esprits.

Le Montana est surnommé «le pays du grand ciel». Pendant nos longues randonnées en montagne, le vaste ciel d’été enveloppait tout ce que l’on voyait: des aigles perchés sur des falaises ressemblaient à d’énormes rochers, avant de s’élancer dans la vallée en contrebas; des pumas longeaient une crête, puis venaient croiser notre chemin plus loin. Sous nos pieds, la neige fondait; des érythrones à grandes fleurs et des baies comestibles jonchaient le sol; les roches passaient du rouge et du noir foncés au rose et au bleu translucides du quartzite.

L’immensité du ciel et de la forêt me donnait un espace de liberté pour démêler mes pensées et mes sentiments refoulés.

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Je me rappelais les choses que je voulais accomplir, celles qui suscitaient ma curiosité, mais surtout les personnes qui me tenaient à cœur et avec lesquelles je désirais partager mes passions. Je comprenais désormais les raisons qui m’avaient poussé à mettre fin intentionnellement à des relations afin d’échapper à la honte d’être un mauvais ami. J’avais un tel flot d’anciennes idées qui remontaient à la surface que les longues marches n’étaient jamais ennuyantes.

Ces moments intenses de lucidité persistaient même dans mon sommeil. Chaque soir, je me glissais dans mon sac de couchage sous mon hoochie et mes pensées se métamorphosaient en rêves si réels — mon inconscient gérait les aspects les plus pénibles de ma situation pendant la nuit. Une fois, j’ai rêvé que notre troupe traversait un parc situé chez moi à Seattle, où se trouvaient quelques-uns de mes amis assis en cercle en train de se défoncer. Je quittais mon groupe pour les rejoindre, juste à temps pour ne pas manquer mon tour. Un des moniteurs s’approchait alors de moi et me demandait: «Qu’est-ce que tu fais?» J’étais surpris d’avoir voulu renouer avec mon ancienne vie sans aucune hésitation. Mais au fond de moi, je savais que ce n’était pas ce que je voulais. Je me suis alors levé et remis en marche. Puis, je me suis réveillé.

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En rétrospective

Mon séjour au Montana a été un moment charnière de ma vie. De cette expérience, j’ai tiré une leçon fondamentale: je veux contribuer à l’existence de manière positive. Cet apport ne passe ni par la colère ni par l’hostilité, mais par la compréhension des autres et le don de soi. Même si je n’ai plus consommé de drogues, j’ai commencé à boire de l’alcool quelques mois après mon retour à Seattle, puisque c’était pour moi une façon de créer des liens. Rapidement, je suis retombé dans mes anciennes habitudes, en empoisonnant de nouveau mes relations avec les autres; en un mois, j’étais presque aussi isolé qu’au moment de partir pour le Montana. Je m’étais écarté des principes acquis au camp et que je risquais de tout ruiner. Je savais aussi que ma vie pouvait suivre une nouvelle trajectoire. Par conséquent, au lieu de prétendre que tout allait bien et d’émousser davantage mon esprit, j’ai demandé de l’aide. J’ai suivi l’exemple de personnes bienveillantes, cessé l’alcool pour de bon et je me suis engagé à être heureux.

Depuis, je suis sobre; j’ai conservé en partie mon esprit rebelle, mais je me dispute beaucoup moins qu’avant (jamais avec mes parents).

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Tandis que j’apprends à contribuer positivement au monde (soit devenir un adulte), je suis rarement retourné en nature depuis 10 ans — toutefois, les contrées sauvages demeurent pour moi un lieu sacré. Je vis aujourd’hui à Montréal et j’ai commencé, il y a quelques années, à explorer les parcs naturels des environs avec des amis.

L’été dernier, j’étais avec ma compagne dans une région reculée du Québec sur une petite ile au milieu d’un lac. Je songeais à ce qui rendait le ciel du Montana aussi vaste. Allongés sur un rocher, nous contemplions les étoiles, à des heures de route de toute lumière de la ville. En l’absence de pollution lumineuse, le ciel étoilé emplissait l’espace jusque derrière la silhouette des montagnes tout autour. À ce moment, je saisissais que le ciel enveloppait la terre dans sa totalité, et je réalisais avec stupeur à quel point mes problèmes et moi étions minuscules devant cette immensité. J’avais éprouvé la même émotion à de maintes reprises au Montana.

À présent, peu importe où je me trouve — même en ville par un jour nuageux — il me suffit de lever les yeux pour apprécier à nouveau la profondeur du ciel. Je ne pourrai jamais plus y échapper.

Simon Hudson est né à Seattle, près des montagnes et des cours d’eau tout autour du détroit de Puget, où il a grandi nourri aux aliments bio et à l’idéalisme nouvel âgeux. À l’école, il a découvert l’économie et développé une fascination pour les machinations du capitalisme et du commerce. Animé depuis par cette curiosité, il l’a assouvie dans sa carrière en communication éditoriale. Établi à Montréal depuis 10 ans, il travaille présentement chez Element AI, une société spécialisée en solutions d’intelligence artificielle pour les entreprises, où chaque jour il se rappelle la nature profondément humaine du monde des affaires.

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