Le tatouage pour se connecter à soi-même

Le tatoueur Dion Kaszas, membre de la Nation Nlaka’pamux, décrit le pouvoir transformateur d’une pratique ancestrale de marquage corporel.

Texte — Dion Kaszas
Photos — Carolina Andrade

Pendant la plus grande partie de ma vie, j’ignorais que mon peuple, la Nation Nlaka’pamux, pratiquait traditionnellement le tatouage. À l’occasion d’une visite dans un salon local consacré à cet art, en 2006, je suis tombé par hasard sur une publication sur le sujet rédigée par un anthropologue allochtone. J’étais complètement ébahi, et j’ai aussitôt voulu en apprendre plus.

Trois ans plus tard, je suis devenu tatoueur et j’ai pratiqué mon métier chez Vertigo Tattoos, qui a pignon sur rue dans la petite municipalité de Salmon Arm, en Colombie-Britannique. Au départ, je tatouais tous les gens qui venaient me voir à la machine électrique. Au fil du temps, j’ai appris à maitriser de nombreux styles — pointillisme (dot work), ornemental, tribal ou aquarelle — et, surtout, le tatouage à la main selon les techniques traditionnelles utilisées autrefois par les Nlaka’pamux.

J’ai poursuivi sur cette lancée, m’informant toujours plus sur les pratiques ancestrales pour marquer la peau. Ma démarche m’a aidé à comprendre que ces marques sont parfois des outils puissants pour nos peuples, pour s’ancrer et s’enraciner dans notre identité, notre culture et notre territoire.

Aujourd’hui, je cherche à utiliser mes nouvelles connaissances pour réaliser des tatouages contemporains dans le style blackwork (une technique monochrome utilisant principalement le noir), en adaptant une pratique traditionnelle aux courbes et aux mouvements humains.

J’essaie de voir comment le corps peut servir de canevas pour réinventer les tatouages nlaka’pamux.

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C’est en ayant cela en tête que j’ai commencé à compiler les différentes manifestations du langage visuel nlaka’pamux pour en faire un dictionnaire. J’ai écumé les bases de données et les collections des musées pour rapatrier ce matériel dans la communauté. Je me suis aussi aventuré dans la nature et j’ai passé du temps sur le territoire, où j’ai découvert les messages laissés sur les rochers par mes ancêtres. En parallèle, je lis tout ce que je peux trouver sur le sujet.

Lorsque j’aurai terminé le dictionnaire, j’en imprimerai environ 300 exemplaires que je ferai parvenir à chacune des bandes de la Nation, aux écoles de bande situées sur le territoire, à tous les grands établissements d’enseignement de la région et à l’ensemble des Ainé·e·s et gardien·ne·s de ce savoir. Puis, j’en garderai quelques-uns pour les offrir aux gens que je rencontre et dont le travail est semblable au mien.

Cette démarche fait partie d’un mouvement plus grand, celui de la compréhension de l’histoire d’un génocide, y compris la Loi sur les Indiens, l’Acte pour encourager la civilisation graduelle et autres mesures d’assimilation. Nous constatons que les colonisateur·trice·s ont cherché à nous priver de notre identité. Ce long processus nous ramène à nous-mêmes.

Connais-toi toi-même
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Je me suis lancé dans ce projet de blackwork parce que je ressentais un certain malaise quand je tatouais de petits motifs «traditionnels» à des personnes non autochtones. Je me demandais comment partager ces marques avec des gens qui ne font pas partie de ma communauté, comment partager ce langage visuel en lui donnant une touche contemporaine.

Car je désirais offrir quelque chose à mes collaborateur·trice·s, qu’ils·elles appartiennent ou non à la Nation Nlaka’pamux ou à une autre nation autochtone, quelque chose qui se distingue de ce que nous faisions traditionnellement tout en en étant inspiré.

Nos ancêtres tatouaient surtout de petits motifs seuls ou regroupés sur les avant-bras, les mollets et le visage. Sans me limiter à cette taille ou à ces emplacements, je me suis mis à faire des tatouages intégraux, de grands dorsaux et des manches complètes qui incluaient ce même langage visuel.

Si nos ancêtres ne faisaient pas de grands tatouages dorsaux, on peut reconnaitre dans mon travail leurs motifs, leur style et leur langage pictural.

Mon rêve, c’est que nos artistes puisent dans leur culture et commencent à vivre de ce qui nous définit. Nous avons le droit et la responsabilité d’utiliser notre style et nos motifs d’une façon qui nous permet de répondre à nos besoins, et nous avons les relations légitimes pour le faire.

S’il est important de connaitre nos langages, il faut aussi savoir se les approprier et les mettre en valeur.

Quand je fais un tatouage de blackwork à un·e collaborateur·trice, je fais connaitre au monde notre langage visuel.

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Nos ancêtres n’avaient pas besoin de tatouages pour se sentir ancré·e·s dans leur culture ou pour avoir une vision optimiste de l’avenir. C’était déjà en eux, en elles. Aujourd’hui, toutefois, les gens de nos communautés sont nombreux à s’être égarés et à avoir perdu ce lien. Alors quand ils se regardent et voient ces marques, ça leur rappelle qu’ils appartiennent à un clan ou à une communauté et qu’ils entretiennent un lien avec ses membres.

Motifs et prières
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Quand une personne me demande un tatouage de blackwork, je la rencontre d’abord pour vérifier que nous sommes sur la même longueur d’onde. Je m’assure qu’elle comprend ce que cela implique comme niveau d’intimité — qu’elle devra se dénuder, simplement. Pour que les gens se sentent à l’aise de vivre ce processus, je dois créer un espace sûr.

Puis, je l’interroge sur sa vie et ses objectifs, ce qui l’amène dans certains cas à me confier certaines expériences ou difficultés, mais aussi des rêves et des pensées. Parfois, elle me parle de choses dont elle a besoin d’être protégée. Je consulte ensuite le dictionnaire visuel et, à partir de ma compréhension des symboles qui y figurent, je conçois un tatouage inspiré de notre conversation.

Il m’arrive de proposer un motif qui pourra servir de rappel.

Si la personne a vécu des choses difficiles, je peux choisir une échelle qui évoquera sa capacité à surmonter les obstacles.

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Parfois, c’est une prière: quand la personne la voit, elle se rappelle qu’il y a de l’espoir, qu’elle peut triompher et aller de l’avant.

Alors que je rends mon travail accessible à des personnes non autochtones, il y a certaines choses que je ne partage pas avec elles: des motifs et des dessins très traditionnels autrefois utilisés dans les tatouages, par exemple, ou des pictogrammes associés aux histoires transmises par les Ainé·e·s ou aux rêves d’une personne. J’utilise des trucs plus génériques, comme des motifs inspirés de la vannerie et des vêtements peints.

Amorcer la transformation
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Quand j’ai commencé à faire ce métier, j’avais l’intuition que le savoir que j’étais en train d’acquérir avait un pouvoir de guérison. Je sais aujourd’hui que mon intuition était juste. Se faire tatouer au blackwork est un processus de transformation. C’est quelque chose qui permet aux jeunes et aux autres membres de la communauté de s’approprier leur identité.

Pour un tatouage intégral, il faut compter de 15 à 20 séances de 8 à 10 heures chacune. C’est énorme, ça prend beaucoup de volonté, mais c’est nécessaire pour transformer le monde pour les générations à venir.

Nous sommes souvent déconnecté·e·s de notre corps. Mais en restant immobiles pendant cinq jours pour permettre à l’artiste de faire son travail, nous prenons la mesure de la puissance redoutable qui se trouve en nous.

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La confiance se bâtit progressivement, de différentes manières. Le tatouage est une cérémonie qui permet de se connecter à soi-même et d’ainsi établir de meilleurs liens avec sa propre identité. Les marques corporelles que je fais représentent en quelque sorte un artéfact de l’ensemble du processus dans lequel la personne s’engage.

Je souhaite depuis toujours que chaque communauté et chaque nation compte au moins deux ou trois tatoueur·euse·s : un homme, une femme et une personne bispirituelle. Tout individu désirant marquer son corps pourra le faire auprès d’un·e des sien·ne·s.

Il y a quelque chose de très puissant dans le fait de le réaliser avec une personne de sa propre communauté qui comprend pleinement le sens de la démarche.

Pour l’instant, nous en sommes encore au début; les gens ont simplement besoin de marquer leur corps. Si c’est par une personne de leur propre communauté et de leur culture, l’identité du tatoueur ou de la tatoueuse importe peu. Ils·elles se font tatouer et, ensemble, nous entreprenons cette transformation.

Dion Kaszas pratique le tatouage depuis 2009. On a pu voir des images de ses créations dans le New York Times, Skin Deep Magazine, The World Atlas of Tattoo, Tattoo Traditions of Native North America, et, plus récemment, dans la série télévisée Skindigenous, diffusée pour la première fois en 2018 sur l’Aboriginal Peoples Television Network, et dans USA Ink, sur FOX Nation.

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