Du plaisir au jardin

En matière d’agriculture soutenue par la communauté, les produits luxueux du domaine Flamingo Estate sont les plus prisés de Californie. Richard Christiansen, son fondateur, s’est donné comme mission de rétablir notre lien sensuel avec la nature.

Texte—Dana Covit
Photos—Flamingo Estate

J’ai stationné ma voiture tout en haut d’une route sinueuse dans l’Eastside de Los Angeles, près du sommet culminant d’Eagle Rock, avant de terminer à pied mon périple jusqu’à Flamingo Estate. Jeff Hutchison, horticulteur, m’accueille à l’entrée tandis que son chiot, Rani, court autour de nous frénétiquement. Derrière les grilles, une scène à couper le souffle s’offre à moi: d’un côté, une abondance de plantes et un sentier qui rejoint un mur foisonnant de succulentes géantes — les plus grandes que j’aie jamais vues —, et de l’autre, un escalier vertigineux rouge vif plongeant dans la colline, au milieu d’une végétation luxuriante.

Ce jardin grandiose digne d’une utopie n’est pas seulement la maison du créateur légendaire Richard Christiansen, mais joue le rôle de muse, en quelque sorte, pour Flamingo Estate, sa luxueuse entreprise de bienêtre aux multiples facettes.

Richard Christiansen a un don pour réinventer les choses à la fois dans le respect et l’audace, avec une approche qui valorise le passé tout en étant tournée vers l’avenir.

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En 2017, Richard Christiansen a quitté New York, où il avait fondé et dirigé l’agence Chandelier Creative, pour venir s’installer ici, à Los Angeles. Il s’est tout de suite employé à restaurer la demeure de style colonial espagnol, qui a été dans les années 1940 une oasis de détente pour les esprits créatifs. Il a collaboré avec l’architecte paysagiste Arnaud Casaus afin de transformer complètement le domaine de sept acres. Aujourd’hui, le jardin est grouillant de vie et compte des arbres fruitiers (pommes, figues, pêches, abricots, grenades, citrons Meyer et prunes), des plantes médicinales, une plantation de chênes, un verger de macadamias, une colonie d’abeilles à miel, d’énormes frangipaniers, des espèces rares d’hibiscus… et bien plus encore.

Au milieu de cette joyeuse effervescence de vie, un ensemble dynamique d’éléments visuels jouent à la cachette à leur manière, apparaissant et disparaissant à mesure que je me fraie un chemin dans l’immense domaine: j’aperçois ainsi un fauteuil Faye Toogood Roly Poly couleur fleur de cerisier niché au cœur des fleurs éclatantes, ou des chaises rétro à dossier en visage de John Risley placées sur un chemin bordé d’aloès et de sauge du Mexique. Parfois, me dit Jeff, une branche se dépose dans l’allée, comme si les plantes nous invitaient à les toucher, à les sentir et à les découvrir. Les lieux sont imprégnés d’une atmosphère à la fois sensuelle et espiègle.

Pour Richard Christiansen, Flamingo Estate, avant d’être une marque puis quelque chose d’indéfini, quoique bien concret et inclusif, c’est d’abord un milieu de vie, une vision qui a profondément évolué au cours de la dernière année. L’esprit de ce changement radical lui convient: «Ç’a été un plaisir extraordinaire de travailler sur ce projet-là», me dit-il. Cette affirmation sera donc le point de départ de notre conversation.

Dana Covit: J’aimerais commencer par te poser cette question: qu’est-ce que c’est, Flamingo Estate?

Richard Christiansen: Au début, c’était ma maison et mon jardin. Puis, comme tu le sais, au début de la pandémie, nous avons ouvert nos portes au public; nous avons commencé à vendre nos produits et à accueillir des chefs cuisiniers chez nous. Avec la fabrication et la vente de produits, la maison est devenue une marque sans même que je m’en aperçoive.

DC: Vous vendez aussi ce que je décrirais sans hésiter comme la version la plus luxueuse des paniers de légumes issus d’une agriculture soutenue par la communauté (ASC) à Los Angeles. Peux-tu m’en parler davantage?

RC: La première année, nous avons vendu pour des millions de dollars en légumes, que nous avons livrés à des dizaines de milliers de foyers à Los Angeles. Ç’a été une année exceptionnelle et réjouissante, et ça nous a permis de soutenir plusieurs agriculteur·rice·s. Aujourd’hui, 90% des produits que nous offrons proviennent de l’extérieur de notre jardin, et sont issus de fermes pratiquant l’agriculture régénératrice, une approche que nous aimons et admirons. Alors, je pense que la prochaine étape pour Flamingo sera un genre de sceau d’approbation qui garantit la qualité de tous les produits formidables qui poussent partout dans le monde, alors que nous commençons à élargir et à approfondir nos activités.

DC: Selon toi, quel est le rôle de Flamingo Estate dans le milieu de l’agriculture et de l’élevage?

RC: Nous avons commencé à travailler avec beaucoup de cultivateur·rice·s et d’agriculteur·rice·s pratiquant l’agriculture biologique et régénératrice qui n’étaient pas à l’aise avec l’image de marque et le marketing. Je pense que, d’une certaine façon, nous avons créé la plateforme pour ces personnes-là; ce sont des gens qui maitrisent parfaitement les techniques de culture et qui font preuve de plus de créativité que n’importe quel artiste que je connais. Le projet leur offre tout un espace. J’aime que Flamingo ait transcendé sa vocation originale. Aujourd’hui, nous collaborons avec des douzaines de fermes, et avec des boulangeries aussi. Ce que je dis aux gens, c’est que nous ne réinventons pas la roue. Rien de tout cela n’est nouveau. C’est la plus vieille idée du monde, l’idée originelle; planter un arbre, en cueillir les fruits et fabriquer quelque chose. Il n’y a rien d’original là-dedans. En fait, nous répétons un travail qui est fait depuis toujours, que bien des gens ont peut-être oublié.

DC: Qu’est-ce qui a déclenché cette évolution?

RC: J’ai grandi sur une ferme dans l’outback («arrière-pays») australien. Mes parents ont tous les deux le pouce vert et il n’y avait pas de limites entre le travail et le plaisir chez nous. C’est de là que vient l’idée d’utiliser ma maison comme lieu de travail. Je pense aussi que dans ce contexte-là, on ne se contente pas de finir sa journée de travail et de fermer la porte. Chez nous, au souper, nous parlons de la ferme autour de la table. Dans une certaine mesure, le travail fait partie de la vie. Et si on fait ce qu’on aime, si on travaille dans le jardin ou dans une ferme à proximité de la nature, on n’a pas l’impression de travailler.

Et puis je pense à mes années à New York, une époque de ma vie où je travaillais comme un fou sans réaliser à quel point j’étais déphasé ou sans me demander si j’étais heureux ou malheureux. Et là, le seul fait d’aller au jardin, de planter un oranger et de réaliser que c’est quelque chose qui vit et respire, c’est grandiose. Ça peut sembler banal, mais ça a transformé ma façon de voir les choses.

DC: Comment as-tu commencé à fabriquer les produits de soins pour le corps?

RC: En raison de mon expérience en publicité, je sais à quel point les entreprises peuvent dire n’importe quoi pour promouvoir leur image de marque. Je connais les demi-vérités — et les quarts de vérités — qui se retrouvent dans bien des marques que nous aimons. En fait, nous, nous avons commencé à fabriquer du shampoing et du savon parce que l’eau des douches et des bains à la maison ruisselait dans le jardin. J’ai remarqué que les roses commençaient à dépérir à cause des ingrédients et des composants chimiques dans les produits que j’utilisais pour me laver. Alors, nous avons décidé de fabriquer nos propres produits. C’est tout simplement parti d’une volonté de faire quelque chose pour mon jardin. Puis j’ai commencé à vraiment comprendre le décalage entre les marques qui affirment que tel ingrédient n’est pas néfaste, et les ingrédients qui sont réellement sains. J’ai commencé à m’éduquer sur cette différence-là. J’ai consacré toute ma vie professionnelle à inventer des histoires fictives pour des marques; là, je voulais vraiment créer une histoire à partir de quelque chose d’authentique.

DC: J’aime que tes projets viennent d’une volonté de bienveillance pour ton jardin. Je comprends, car j’ai commencé à jardiner cette année et c’est ce que j’aime le plus. Quel élément de tes jardins préfères-tu?

RC: Je n’ai pas de préférence. Ça change tout le temps, mais je dirais que récemment, leur odeur me charme particulièrement. On pourrait ne pas s’en rendre compte si on ne fait que regarder, mais lorsqu’on s’y attarde et qu’on ferme les yeux, les effluves émanant des jardins sont très parfumés, et varient constamment avec les saisons. Mais il n’y a pas un aspect des jardins que j’aime plus qu’un autre. C’est une mosaïque variée qui m’apporte beaucoup de joie.

DC: J’aimerais t’entendre sur la relation entre la nature et la créativité.

RC: Auparavant, je disais des trucs comme «dame Nature est la force créatrice la plus puissante du monde» ou «dame Nature est la plus grande artiste du monde», et, bien que ce soit cliché, c’est vrai. Mais ce que j’ai appris plus récemment, et peut-être que c’est une réaction à la carence visuelle causée par ce qu’on voit sur nos petits écrans, mais il y a un bonheur à la fois puissant et tranquille dans les textures, les odeurs, le feuillage et le simple fait de se salir les mains — le côté sensuel des sens comme l’odorat, le toucher, le gout. Je pense que nous avons perdu ce contact-là. Et selon moi, c’est la raison pour laquelle les gens recherchent des expériences plus organiques et plus sensorielles. Je crois aussi que nous avons des souvenirs très vifs de ce type-là, comme l’odeur de la cuisine de notre grand-mère ou le léger parfum de cigarette sur la peau d’un ancien amoureux. Lorsqu’on respecte nos sens et qu’on accorde de l’attention à ces choses-là, l’inspiration est infinie.

DC: La nature peut-elle nous aider à prendre du recul ou à découvrir certains aspects de nous-même?

RC: Oui, absolument. Je veux vraiment en savoir plus sur la façon dont on peut travailler avec la nature, sur la façon dont on peut l’intégrer à nos vies pour améliorer notre vie sexuelle, mieux dormir, avoir une meilleure journée ou aborder la vie différemment. Et je pense que c’est l’objectif que nous visons avec l’entreprise.

La nature nous permet aussi de vivre un vrai sentiment d’émerveillement, une expérience qu’un écran ne peut pas nous procurer. Dans ma librairie [Owl Bureau], on trouve de très vieux exemplaires du magazine National Geographic. Souvent, je prends un verre de vin et je feuillète les plus anciens. J’essaie d’imaginer ce que ça pouvait être de vivre à cette époque, à quel point ça pouvait être excitant de recevoir une revue papier par la poste et de voir des images d’endroits impressionnants, nouveaux, inconnus et irréels, et de se sentir réellement fébrile. Aujourd’hui, on a l’impression de tout connaitre, et je trouve ça triste, parce que bien souvent, on ne voit qu’une image, sans avoir l’expérience sensorielle unique de cette chose-là. Selon moi, notre prochain défi sera de vivre réellement ces expériences plutôt que de se contenter de les regarder sur un écran.

DC: Ça me rappelle le concept d’«aura» de Walter Benjamin; selon lui, la reproduction diminue l’aura propre d’une œuvre — par exemple, une photo d’un endroit sur Instagram. Il faut s’efforcer de se rappeler qu’on ne connait pas réellement l’endroit simplement parce qu’on l’a vu en photo. Il faut plutôt contempler quelque chose comme si c’était la première fois. Cela n’est pas toujours naturel; ça exige un certain travail mental…

RC: En effet. Et en fait, depuis le début, nous avons toujours dit que la mission de Flamingo, c’était de faire du jardin une source de plaisir. Nous pensons que l’humain a droit au plaisir, mais nous en avons perdu le sens. Je pense que dame Nature peut jouer le rôle de thérapeute, de meilleure amie, de sexologue et de guide pour nous aider à vivre et à ressentir les choses plus profondément. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’au cours de cette année, nous avons constaté que les gens sont vraiment à la recherche de solutions. Ils perçoivent la nature comme un moyen de répondre à des besoins bien humains. Je veux que les gens viennent ici avec ce but, et je veux pouvoir combler leurs besoins avec le plaisir comme fil conducteur.

DC: Qu’est-ce que la nature t’a appris?

RC: Une fois, alors que je vivais une séparation, un des jardiniers avec qui je travaille m’a donné une paire de sécateurs, des cisailles de jardin. Il m’a expliqué qu’il se servait de cet outil pour couper les roses chaque année, et que ça leur permettait de revenir encore plus fortes. Il m’a dit que c’était peut-être le temps pour moi de me soigner comme si j’étais un rosier et de «couper» les parties qui ne fonctionnent pas pour pouvoir revenir plus fort. J’ai trouvé l’analogie très belle et j’y pense souvent. Récemment, un de nos arbres est tombé, il s’est simplement fendu en deux; nous l’avons vu se reconstruire lui-même et continuer à vivre. Il y a une jolie expression qui dit que la fleur ne fleurit pas pour l’abeille; c’est l’abeille qui vient parce que la fleur s’est épanouie. Et ça, c’est une grande leçon que la nature m’a apprise. En fait, la vie n’est pas une course, ce n’est pas une question de comparaison. C’est un cheminement où on s’épanouit tôt ou tard.

Dana Covit est autrice, chercheuse, collectionneuse et passionnée de la nature. Aujourd’hui établie à Los Angeles, elle a grandi sur la côte est, où la saison des fleurs passe trop vite et où les arbres fruitiers relèvent du conte de fées. Ses textes ont entre autres été publiés dans le New York Times, Broccoli Magazine et Sight Unseen.

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