Besiders
Et je ferai de la nature ma maison
Pour Elisabeth Cardin, «habiter» est un verbe qui prend racine dans le territoire et qu’on honore par les aliments que nous mangeons. Voici l’essai personnel qu’elle signe dans le 13e numéro de BESIDE.
Texte—Elisabeth Cardin
Illustration—Chaimae Khouldi
Elisabeth, en hébreu, signifie «Dieu est ma maison». Quand j’étais petite, mes parents ont préféré m’inscrire au cours de morale plutôt qu’à celui de catéchisme, dans une école alternative au beau milieu d’un champ. Je n’ai jamais su réciter une seule prière catholique et je n’ai jamais étudié l’histoire ni de Jésus ni de son père ni du Saint-Esprit, ni de Yahvé, ni d’Allah, ni d’aucune autre divinité. Ma famille a plutôt choisi de m’initier à l’art et à la nature.
Ainsi, la création et la science sont devenues mes amies. J’ai remis mon nom en question. Pourquoi ne m’avait-on pas nommée d’après les paysages ou les phénomènes naturels? «Petite rivière tranquille», «Forêt bienveillante» ou «Là où la lune se lève»? Pourquoi Dieu, que je connaissais à peine, était-il ma maison?
En vieillissant, j’ai compris que ces deux concepts — Dieu et la nature — sont une seule et même chose.
Mon parcours et mes sensibilités m’ont indiqué l’utilisation du mot «nature». Certain·e·s parlent d’«univers», d’autres d’«énergie divine». Peu importe la désignation, il semble que cette chose existe pour faciliter une connexion significative entre le monde tangible, le monde intérieur et l’au-delà. Une connexion nécessaire au maintien de l’équilibre vital de toute chose.
Et la maison, elle, est l’endroit — physique ou figuratif — où l’on permet à cet acte de magie d’avoir lieu.
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Qu’est-ce qu’une maison?
Le 13e numéro de BESIDE explore la maison sous toutes ses formes dans ce qu’elle a de plus beau à offrir.
Se procurer le magazineLa maison est l’endroit où l’on fait sécher nos bottes.
La première fois que j’ai réellement sali mes bottes, c’était en 2003, au Jardin botanique de Montréal, alors que j’y entamais des études en horticulture ornementale.
Nous étions une quinzaine et nous n’attendions rien d’autre de la vie qu’elle nous épate de ses miracles botaniques et rien d’autre de la terre qu’elle nous apprenne à nous connecter les un·e·s aux autres.
Connecté·e·s, nous l’avons été. Aux un·e·s et aux autres, oui, puisque nous avons vécu ensemble deux intenses années d’apprentissage et d’amitié, mais nous avons aussi tissé un lien extraordinaire avec le territoire. Surtout moi, je pense, qui, quelque part au fil de ce parcours, ai développé une véritable obsession pour les plantes sauvages comestibles.
La maison est l’endroit où l’on s’alimente à même le paysage.
Ces racines qui m’avaient poussé sous les pieds ont gagné du terrain.
Une décennie après mes études en horticulture, j’ai ouvert un restaurant, le Manitoba, dont le nom signifie «là où les grands esprits se rencontrent». Une demeure où j’ai passé le plus clair de mon temps pendant huit ans.
Dès nos débuts, nous nous sommes imposé la contrainte d’approvisionnement local et saisonnier. Je me suis rendu compte qu’au-delà des qualités économiques et écologiques de l’alimentation de proximité, il existe tout un monde spirituel, beaucoup plus nourrissant que le simple acte de manger.
Pendant les quelques années suivant ma formation, je me suis entrainée à la cueillette, sans me douter d’où cette activité méditative me mènerait et sans même que je saisisse encore toute la signification que la flore comestible d’un pays porte en elle.

Il existe une communication riche et muette entre un aliment et la personne qui le consomme.
Une cohérence émouvante qui semble vouloir traduire ce message: «Moi aussi, je me suis enraciné·e ici. Je sais ce dont tu as besoin pour t’adapter à ce paysage, à ce climat, à ces bouleversements.»
En s’intéressant à ce qu’on mange et à ce qu’on a mangé dans l’histoire, on n’a pas d’autre choix que de comprendre les enjeux saisonniers qui guident notre approvisionnement, mais aussi la richesse de nos ressources ainsi que leur biologie. Manger la nature peut alors tout nous enseigner à propos du territoire: l’histoire de son développement initial et celle de nos ancêtres; sa démographie actuelle et l’équilibre de ses écosystèmes; la composition de ses cours d’eau et de ses sols; son climat et son fonctionnement.
La nature, lorsqu’on la côtoie intimement (nul besoin de vivre en forêt, il suffit de reconnaitre son importance et de choisir ce que l’on mange), devient la plus riche des enseignantes et la plus chaleureuse des maisons.
La maison est l’endroit où l’on plante nos piquets.
À 34 ans, j’ai découvert pour la première fois la véritable histoire du peuplement de ce territoire qu’est aujourd’hui le Québec, grâce à Michel Lambert et à son Histoire de la cuisine familiale du Québec, un ouvrage d’archivage monumental relatant 14 000 ans de traditions culinaires.
Une histoire écrite avec du gras de baleine, de la chair de phoque, des camarines noires, du carvi sauvage, du corégone, du capelan, de la tarte à la viande, du cidre, des oursins, des pains briochés, des betteraves et des rutabagas. Une histoire brodée, entrelacée, métissée et racontée en innu, en cri, en français, en anglais, en polonais, en arabe, en partage et en ouverture à l’autre.
Tous ces gens et ces aliments ont une chose en commun; ils se sont établis et ont nourri leur corps et leur esprit d’un même territoire.
Et ils en ont fait leur maison.
La maison est l’endroit où on laisse une lumière allumée.
J’ai beaucoup réfléchi à ce concept de métissage culinaire et d’ouverture à l’autre. À notre passé colonisateur, à notre présent conservateur. Et j’ai pensé : se pourrait-il qu’en plus de nous insuffler un grand bienêtre, modifier notre rapport à la nature en passant par l’alimentation puisse nous aider à développer une empathie plus profonde envers les Premières Nations et à mieux accueillir les gens issus de l’immigration?

Se nourrir du territoire était jadis un acte harmonieux, cohérent, collectif.
La plupart des nations autochtones déplaçaient leur campement au gré des cueillettes, des chasses et des saisons. Chaque aliment était célébré, souvent personnifié par un esprit divin, respecté, partagé et utilisé jusqu’à la moelle. Et pas question de prendre à la terre plus que cette dernière n’est capable de fournir. Il s’agit là d’une immense leçon de modestie à l’égard de cette nature qui enseigne et qui nourrit, en échange d’un simple respect.
Ce lien avec le territoire nourricier, nous en avons peut-être sous-estimé l’importance. Un jour, à Montréal, une voisine algérienne m’a confié que depuis les 20 ans qu’elle était au Québec, elle ne s’était jamais sentie chez elle.
— Qu’est-ce qui te manque le plus, de ton pays?
— Le jardin de ma grand-mère, les fruits murs dans les arbres, les oliviers, les herbes sauvages que l’on ramassait pour assaisonner les plats.
— Mais tu sais qu’il y a l’équivalent, ici? Il faut juste apprendre.
« Il faut juste apprendre. » J’ai immédiatement regretté cette phrase.
Historiquement, bien des immigrant·e·s devenaient paysan·ne·s et cette proximité avec la terre et la communauté facilitait sans doute leur enracinement. Aujourd’hui, la majorité est installée dans les grands centres urbains où, pour quiconque, il est difficile d’entretenir un lien avec le territoire nourricier.
Qu’arriverait-il si on rendait accessibles les aliments locaux et les manières dont ils ont été cuisinés au fil de l’histoire?
Si, tout le monde en même temps, on apprenait à préparer des repas avec nos algues, nos fruits de mer, nos poissons, nos racines et nos fruits? Si l’on renouait avec nos saisons et que chaque église de quartier et de village devenait un lieu de cuisine collective où l’on s’affairait à conserver nos récoltes pour l’hiver?
Notre pays pourrait certainement devenir cette merveilleuse maison où chacun·e se sent chez lui ou chez elle; une maison avec les portes débarrées, les fenêtres grandes ouvertes et la lumière allumée, prête à accueillir l’autre dans la clarté et la bienveillance.
La maison est l’endroit qu’on décide de protéger.
Après la fermeture de mon restaurant, en 2021, je me suis installée à la campagne et je suis devenue rédactrice. J’ai été approchée par Fermier·ère de famille pour écrire un manifeste en faveur de la «multiplication des fermes de proximité, diversifiées, biologiques et à échelle humaine». Pour la «reconnexion des gens à leur territoire — et donc l’amour des ressources qui en sont issues et le besoin de les protéger».
Le besoin de protéger. Elles étaient donc là, les racines de ma fascination. Depuis mon passage dans des clubs jeunesse de préservation de la faune et de la flore, jusque dans le manifeste de Fermier·ère de famille, en passant par le contenu de mon garde-manger et celui de mon Manitoba.
C’est l’acte de protéger la Terre, en commençant par ce qui m’entoure, qui a guidé toute ma vie et qui la guidera, je l’espère, encore longtemps.
J’en suis maintenant certaine: la nature, celle qu’on fréquente et celle qu’on mange, doit être au cœur de notre spiritualité et de nos actions. Guérir notre territoire immédiat est un geste beaucoup plus holistique et universel que l’on pense. Comme dans un village, où les âmes ne sont heureuses que si chacun·e prend soin des autres, le monde ne sera beau que lorsqu’on prendra soin de la nature qui nous entoure.
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AFFICHES BESIDE
Retrouvez les illustrations de Chaimae Khouldi sur le mur de votre maison.
Se procurer une affiche signéeElisabeth Cardin est autrice (L’érable et la perdrix et Le temps des récoltes), artiste visuelle et cueilleuse. Anciennement copropriétaire du restaurant Manitoba, elle s’intéresse aux façons de tisser des liens entre notre territoire et nos cuisines.
Chaimae Khouldi est une illustratrice et designer graphique installée à Montréal. Son travail est reconnu pour ses compositions audacieuses aux formes uniques et aux couleurs vibrantes. Son approche s’appuie sur une légère abstraction et une communication claire et précise.
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