Kalaallisuut

Tisser l’identité groenlandaise.

Texte et photos — Catherine Bernier

Nuuk, Groenland 64° 10’ 50” N 51° 43’ 18” O

 

À Nuuk, la capitale la plus septentrionale du monde, l’architecture moderne enjolivée d’art inuit côtoie les maisons coloniales en bois. Celles-ci affichent des couleurs différentes selon leur fonction, une tradition danoise héritée du 18e siècle : les commerces sont peints en rouge, les hôpitaux en jaune, les postes de police en noir et les usines de transformation du poisson en bleu. L’habillement aussi est flamboyant. Dans les rues, de jeunes femmes se promènent, cellulaire à la main, vêtues de costumes folkloriques aux couleurs vives. Les motifs perlés, les broderies de fleurs et les dentelles crochetées qui parent leurs manteaux rouges tranchent avec le blanc immaculé des glaciers qui surplombent la ville.

— Jeanette, que signifie ce costume coloré ?

Je me tourne vers l’entrepreneure groenlandaise qui m’accompagne, me faisant découvrir sa ville natale et ses racines. Au fil de nos discussions — et de l’amitié qui s’installe —, ma perception de ce pays nordique s’affine.

— C’est le kalaallisuut, notre costume national.

Petite, Jeanette se rendait tous les soirs chez sa grand-mère pour observer son inestimable savoir-­faire.

« Elle était toujours assise au même endroit pour coudre des perles, des broderies ou des peaux de phoque. Je la regardais façonner le même costume, pièce par pièce, pendant des mois. C’était notre moment ensemble. »

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Dans sa famille, toutes les femmes ont un kalaallisuut, mais Jeanette est la seule parmi les filles à savoir en fabriquer et en réparer. Et elle en est fière. « Ma grand-mère a fait la plus grande partie du travail et participé à la création de ceux de ma fille et de ma nièce. J’aimerais faire de même avec mes petits-enfants, mais je ne me plongerais pas dans la confection d’un costume entier. Ça demande beaucoup trop de temps, et c’est trop exigeant pour les mains. »

 

Si porter ce vêtement est toujours aussi populaire dans le Groenland contemporain, l’art de sa fabri­cation, lui, disparait au fur et à mesure que les femmes délaissent certaines tâches tradition­nelles pour accéder au marché du travail. L’éducation et la carrière entrepreneuriale de Jeanette lui confèrent en effet un statut enviable aujourd’hui —tout comme les habiletés de sa grand-mère à l’époque. Il y avait d’ailleurs bien plus que le respect et le prestige; il suffit de faire un saut de deux générations en arrière pour comprendre que les compétences artisanales des femmes étaient tout, sauf accessoires. « La survie d’une famille entière pouvait dépendre de leur capacité à coudre un costume de peau suffisamment chaud pour que le chasseur puisse résister au froid arctique. » Mais tout d’abord, il fallait maitriser l’art du tannage. À l’aide d’un instrument coupant appelé oulou  —leur possession la plus précieuse —, les femmes tannaient les peaux de phoque, d’ours polaire, de renne, de renard, de chien et de lapin. Nettoyées, grattées et assouplies, puis choisies en fonction de leur couleur, les peaux étaient ensuite découpées avec précaution et montées dans le sens du poil pour assurer leur étanchéité.

La faune nourrissait le peuple comme elle l’habillait, voire le transportait. Les peaux étaient utilisées pour couvrir les qajaqs, d’où l’origine du mot « kayak », et les umiaqs, de petites embarcations à pont découvert. Aucune partie de l’animal n’était perdue, pas même les tendons, qui servaient de fils dans la confection des manteaux.

Outre son aspect pratique, l’habillement recelait une dimension spirituelle. Il pouvait servir à éloigner les mauvais sorts lors des moments charnières de la vie : la grossesse, la naissance, la puberté et la mort. Il devait s’inscrire dans les conventions sociales et familiales, mais aussi plaire aux esprits des animaux dont les Groenlandais dépendaient pour vivre, de sorte qu’ils les protègent en retour. Par exemple, les trous dans les perles, alors fabriquées à partir d’os, favorisaient la « circulation » des bons et des mauvais esprits.

Le kalaallisuut  tel qu’il est porté pour des évènements spéciaux n’existait pas dans la culture tradi­tionnelle préchrétienne du Groenland. Mais, peu à peu, les Groenlandaises ont vu dans les célé­brations européennes, comme le mariage, des occasions de peaufiner et d’exhiber leurs habits traditionnels.

Les formes d’ornementation ont également beaucoup évolué. L’accessibilité du coton, de la laine et de la soie a permis d’alléger le costume. Les femmes inuites ont appris la broderie, la dentelle, le crochet et le tricot. Les motifs floraux qui les ornent aujourd’hui s’inspirent notamment des habits nationaux danois : ils sont le reflet d’un Groenland moderne, gouverné par le Danemark, où influences inuites et européennes s’entremêlent. Les perles, qui étaient jadis fabriquées à partir des vertèbres d’un saumon appelé ammassat, sont composées de verre de couleur depuis la fin du 19e siècle. Recou­vrant la majeure partie du buste de la femme, elles affirment son prestige, alors que les teintes du vêtement témoignent de sa maturité. « Les jeunes femmes portent une chemise rouge vif sous leur collier de perles, alors que les plus âgées optent pour une tenue foncée », raconte Jeanette. Un outil de communication à l’efficacité indéniable, pourrait-on ajouter.

Le kalaallisuut est l’œuvre bien ficelée de la trajectoire historique, spirituelle et culturelle des Groenlandais, tout en étant unique à chaque famille. « Certaines parties du costume de ma fille proviennent d’un héritage. Par exemple, son collier de perles est celui que j’ai reçu de ma tante et qui ornait mon premier kalaallisuut. »

Le fait de savoir le réparer non seulement assure sa longévité, mais protège aussi la tradition familiale.

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Celles qui sont encore capables de coudre le kalaallisuut en sont fières, et leurs compétences prennent énormément de valeur sur le marché. « La tenue se vend facilement 35 000 couronnes danoises (7 000 dollars). On économise beaucoup en étant capable de la faire soi-même. » Jeanette reconnait toutefois que les jeunes femmes souhaitent de moins en moins apprendre à la fabriquer. « Je pense que celles qui peuvent se le permettre préfèreront l’acheter. » Cela dit, il paraitrait que le temps d’attente pour se procurer un costume national conçu de manière traditionnelle frôlerait dix ans en moyenne !

Si le Groenland a longtemps été isolé des échanges commerciaux étrangers, il est de plus en plus facile de s’y procurer des vêtements d’ailleurs à faible cout. « Les matériaux synthétiques sont partout sur le marché et remportent malheureusement un grand succès. Et plus le prix est bas, plus il en coute à l’environnement », soutient Jeanette.

Néanmoins, les Inuits demeurent attachés à leurs traditions, quitte à se montrer créatifs pour les intégrer à leur mode de vie. Une designer locale, Louise Lynge Berthelsen, a eu l’idée de lancer une marque de vêtements écoresponsable, Nuuk Couture, qui utilise des fibres naturelles à faible empreinte écologique, notamment le lin et le bambou. « Je suis aussi la première designer groenlandaise à proposer une version contemporaine des broderies avittat », affirme-t-elle. Traditionnellement, celles-ci sont faites de morceaux de peau de phoque teints, puis coupés en petites bandes et cousus ensemble pour former des motifs. Arrimant une approche contemporaine à son expertise ancestrale, Louise donne le gout à plusieurs jeunes femmes d’apprendre à confectionner leurs propres broderies, une tendance visible sur Instagram et Pinterest.

Dans un marché où la quantité surplombe trop souvent la qualité, ces femmes — à l’exemple de Louise et Jeanette — sont instinctivement portées vers la mode durable et écoresponsable. Trois générations qui, chacune à leur manière, déploient fièrement les couleurs de leur identité féminine groenlandaise.

Catherine est rédactrice, photographe et stratège. Originaire de la Gaspésie, elle ne voyage jamais loin de la nature sauvage et de l’océan. Les fins de semaine, son copain et elle s’évadent souvent vers la Nouvelle-Écosse pour y surfer et rénover leur chalet.

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Cet article a été publié dans le numéro 04.

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