Le camp de chasse

Entre le photographe Alexi Hobbs et son grand-père, les liens sont faits d’histoires, de plumes et de bois.

Histoire et photos—Alexi Hobbs
Texte—Sandrine Vézina-Bourque

En 1942, mon grand-père, Antonio « Pit » Allard, a déserté l’armée canadienne. Il avait 22 ans.

Plutôt que d’aller combattre dans une guerre dénuée de sens pour lui, il a décidé de trouver refuge dans les forêts de la vallée de la Matapédia, sur la péninsule gaspésienne. Pendant quatre ans, il s’est débrouillé tant bien que mal avec ce que la nature lui offrait, en attendant de pouvoir sortir de l’ombre et de rejoindre sa douce, ma grand-mère Jeanne.

Ces années ont été longues, solitaires et sans repos. Travailleur agricole clandestin l’été et bucheron l’hiver, mon grand-père se nourrissait essentiellement de fèves au lard. Pour casser cette monotonie culinaire, il s’est mis à poser des collets à lièvres et à chasser la perdrix. Ce qui était jadis un passetemps s’est transformé en un réel moyen de subsistance, et a ajouté un peu de couleur à sa vie. Peu à peu, la chasse est devenue une partie intégrante de son identité et, par extension, de l’ADN de ma famille.

Contrairement à Pit, je n’ai jamais connu la conscription. Je n’ai jamais frôlé la guerre ni fait face à la mort. Je suis né à Montréal, bien loin de la forêt gaspésienne et du service militaire obligatoire — mon grand-père avait eu le temps de passer brièvement derrière les barreaux, de reprendre son nom, d’épouser celle qui l’avait patiemment attendu et de s’établir en ville. Pit est devenu forgeron; moi, photographe. Mais, comme lui, j’ai toujours senti que je n’étais pas complètement fait pour la vie urbaine. J’ai moi aussi besoin d’entendre les oiseaux et de voir les étoiles pour être un peu plus moi-même.

Si j’ai tendance à m’effacer pour observer le monde qui m’entoure, Pit, lui, était reconnu pour ses talents de conteur. Comme ses enfants, comme ma mère, j’ai grandi avec ses histoires, pour la plupart inspirées de voyages de chasse ou de pêche, souvent des mélanges curieux de faits et de mythes. Ces récits ont nourri mon imaginaire, ils ont ajouté un peu de magie à mon spectacle préféré, celui qui se déroule dehors.

Il est impossible pour moi de savoir si cette proximité que je ressens avec la nature est innée ou acquise, mais je sais que je ne peux la dissocier de mon grand-père. C’est lui qui m’a montré à pêcher, à tendre des pièges à lièvres, à bucher. J’étais bon élève, naturellement à l’aise avec ces tâches — « pas comme les autres petits gars de la ville, qui ont peur de planter un hameçon », me disait-il. C’est à Casey, un camp de chasse enfoui dans la forêt du nord du Québec, que ses histoires se sont déclinées en sons et en odeurs, pour s’imprégner de façon indélébile dans ma mémoire.

J’ai des images de mon cousin Vincent et de moi à dix ans, suivant Pit dans les petits chemins autour de la cabane en bois rond, tout fiers avec nos vestes orange fluo. Je peux encore ressentir notre excitation commune à repérer les perdrix, dans l’espoir qu’il nous laisse en tirer une, comme il nous le promettait chaque fois. Mais, chaque fois, il oubliait, pris par sa propre fébrilité, ou doutant peut-être de nos talents de chasseurs. Je me souviens des corps encore chauds qu’il nous laissait ensuite plumer et du sang qui collait sur mes doigts. Mais je ne m’en plaignais pas. Cet univers m’intéressait, et ces activités partagées avec mon grand-père, même si elles ont finalement été peu nombreuses, ont été formatrices pour l’enfant que j’étais. J’avais envie de me sentir fort et compétent, tel un membre digne de son clan.

Une vingtaine d’années plus tard, à l’hiver 2009, j’ai décidé de le suivre dans une nouvelle aventure, qu’il m’a présentée cette fois-là comme sa dernière. À 90 ans, il sentait qu’il était temps pour lui de dire au revoir à son refuge dans les bois, ce fidèle ami qu’il avait visité au moins une fois par année pendant presque toute sa vie adulte. Un chapitre important de son existence allait se terminer. Pour lui rendre hommage, j’ai documenté toute l’expérience en photos — ma façon à moi de raconter des histoires.

J’avais envie de me sentir fort et compétent, tel un membre digne de son clan.

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Comme il le pressentait, mon grand-père n’a pas pu retourner à Casey après son dernier séjour de chasse, son état de santé s’étant trop dégradé. Mais le camp est loin d’avoir été abandonné; son fils, mon oncle Jean-Guy, continue d’en prendre soin et de le rénover. Malgré ce nouveau souffle, il m’est difficile de dissocier cet endroit de lui. Le vide de son absence m’a profondément pesé la fois où j’ai visité son ancien repère à l’automne 2014. Mi-trentenaire, je m’y sentais encore comme un adolescent sans surveillance. Je scrutais les lieux, et tous les petits détails qui lui avaient donné vie au fil du temps. Les vieilles bouilloires sur le poêle. Les bois de chevreuil au-dessus de la porte d’entrée, où nous accrochions nos casquettes. Les bouteilles de scotch à moitié entamées. Et, dorénavant, une plaque de métal installée par mon oncle, gravée de l’inscription « la place à Ti-Pit ».

Mon grand-père est décédé en février 2017. Je l’ai photographié une dernière fois, nous avons échangé nos ultimes regards complices en silence. Il me manque, même si je ne partageais pas autant de temps avec lui que d’autres membres de ma famille. Notre lien était différent, plus instinctif. Et c’est ce lien qui revit quand je m’isole en nature. Comme lui, j’ai la chance d’avoir un refuge loin de la ville, le chalet de mes parents, une maison bicentenaire située dans les Cantons-de-l’Est où j’ai passé toutes les fins de semaine de mon enfance. Je m’y rends le plus souvent possible : c’est la seule façon pour moi de m’assurer un équilibre mental.

Là-bas, je retrouve mon grand-père dans les petits gestes que je pose et les habitudes que j’entretiens : bucher du bois, observer les oiseaux, allumer et ravitailler le feu de foyer, marcher en solitaire dans la forêt. Mais depuis sa mort, j’ai envie de poser des actions plus concrètes encore pour honorer sa mémoire. Je suis maintenant détenteur d’un permis de chasse. Le seul problème, c’est que quand j’aperçois des lièvres ou des chevreuils, j’ai de la difficulté à réprimer l’envie de les flatter. Je ne sais pas si je serai capable de les chasser un jour, mais je ne pense pas que Pit m’en tiendrait rigueur. Après tout, la chasse était pour lui un témoignage de son amour pour la nature. Cet amour, c’est ce qui nous rapproche le plus, et c’est tout ce qui importe, finalement.

Alexi Hobbs est un photographe indépendant montréalais, multipliant les projets éditoriaux et commerciaux à travers le monde. Ses œuvres personnelles entremêlent quant à elles récit et documentaire. Elles explorent la notion d’intimité en faisant appel à des narratifs ambigus et à des juxtapositions d’images. alexihobbs.com

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Cet article a été publié dans le numéro 04.

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