Accros aux superprédateurs

À cause de nous, le thon rouge risque l’extinction. Le temps est-il venu de lui dire au revoir ?

Texte Mark Mann
Illustrations Thaïla Khampo

Au fil des dernières années, les pêcheurs de North Lake, à l’Île-du-Prince-Édouard, ont remarqué quelque chose d’étrange à propos des thons rouges. Plutôt que de fuir, ceux-ci s’approchent maintenant des bateaux, au point de venir manger dans les mains de leurs occupants — j’exagère à peine.

C’est assurément un coup de chance pour cette localité, reconnue comme la « capitale mondiale du thon rouge »; cela veut dire que les touristes enthousiastes qui arrivent des quatre coins du monde pour pêcher cette bête légendaire retournent chez eux satisfaits. Mais c’est aussi un peu inquiétant de voir ces poissons, d’ordinaire si craintifs, se comporter comme des chiens errants en quête de nourriture.

Pour le Nord-Américain moyen, le thon est un poisson rose qui se vend en conserve et se consomme avec de la mayonnaise. Les adeptes de sushis associent quant à eux le thon rouge au sashimi le plus cher du menu. Sa chair, recherchée pour son gout de beurre, peut être aussi rouge et marbrée qu’une tranche de bœuf. Mais seuls les pêcheurs à la ligne comme ceux de North Lake connaissent la vraie nature de ce superprédateur pouvant peser plus de 450 kg et atteindre des pointes de vitesse de 100 km/h. Vigoureux, le thon rouge a une capacité d’accélération supérieure à celle d’une voiture de sport. Quand il est pris au bout d’une ligne à pêche, il se bat si farouchement qu’il peut faire bouillir sa propre chair. Pêcher l’un de ces monstres ou saisir un tigre par la queue : même combat.

Natif de l’ile, John Hopkins rêvait d’attraper un énorme thon rouge. « Le souhait de tout pêcheur est de se mesurer au plus gros et au plus puissant des poissons », m’a-t-il expliqué. Il y a sept ans, il a décidé de réaliser un documentaire sur ce robuste animal, de même que sur les pêcheurs de North Lake. Avant de voir son rêve se réaliser, cet insulaire a donc plongé au milieu des poissons qui fréquentent chaque été les eaux des provinces maritimes canadiennes. L’expérience a complètement changé sa façon de voir les choses.

En nageant avec les thons rouges, Hopkins a pris conscience du fait qu’ils ne sont pas seulement « les poissons les plus évolués », comme certains biologistes marins les ont décrits. « Ils étaient joueurs, se rappelle-t-il. Un peu comme des huskys, ils espèrent que tu leur donneras une gâterie, mais cela ne veut pas dire qu’ils veulent être tes meilleurs amis. » Quand il a enfin pu tenir un thon rouge au bout de sa canne, Hopkins n’a pas ressenti l’excitation anticipée. « Il était clair pour moi qu’il était très malheureux et fâché, dit-il. À force d’observer ces poissons et d’apprendre à les connaitre, on développe plus d’empathie pour eux. »

Le documentaire de Hopkins, intitulé Bluefin, montre le rapprochement inattendu entre la communauté de North Lake et un poisson considéré depuis toujours comme un ennemi. « J’aime voir le flash quand il remonte […]. On peut voir la peur dans son regard », fait remarquer un pêcheur d’un ton un peu hésitant. Depuis des générations, lui et ses camarades prennent la mer dans de petites embarcations pour rapporter des thons rouges, et ils sont fiers du travail qu’ils accomplissent. Mais le comportement inhabituel du poisson les inquiète : le fait qu’on puisse l’approcher aussi facilement fait naitre chez eux un certain malaise, qui les incite à changer d’attitude.

Les habitants de North Lake ont été les témoins privilégiés de l’entrée chaotique et dévastatrice du thon rouge de l’Atlantique sur la scène internationale. Dès la fin des années 60, les pêcheurs sportifs du monde entier se sont rendu compte que l’endroit était l’un des meilleurs pour le capturer. Ils arrivaient en hordes toujours plus nombreuses, espérant attraper l’un de ces colosses et ainsi pouvoir joindre le « club des 1 000 livres ». Si les pêcheurs locaux considéraient auparavant les thons rouges comme des créatures nuisibles qui mangeaient leurs prises et souillaient leurs filets, l’afflux d’amateurs de plein air fortunés a renversé la donne. Le thon rouge est rapidement devenu le symbole de l’identité de la communauté. On s’est mis à organiser des concours, lors desquels on décernait des « Tuna Queens ». Quand l’un des pêcheurs rapportait un spécimen particulièrement imposant, les habitants se réunissaient sur les quais pour l’admirer alors qu’on le hissait triomphalement dans les airs. Une fois les photos prises, toutefois, ils creusaient un trou pour l’y jeter. Après tout, qui voudrait d’un poisson aussi dégoutant  ?

Les pêcheurs de North Lake avaient beau se vanter de leurs prises, ils n’en appréciaient pas du tout le gout. Au mieux, ils pouvaient espérer les vendre à des fabricants de nourriture pour chats, mais, à cinq dollars la bête, cela n’en valait presque pas la peine. Comme l’explique Sasha Issenberg dans The Sushi Economy (2007), les locaux ont donc été stupéfaits de voir débarquer deux agents de transit de Japan Airlines en octobre 1971. Ce qu’ils voulaient ? Rapporter des thons au Japon… Parmi les membres de la communauté, rares étaient ceux qui pouvaient s’imaginer que le thon rouge se retrouverait dans les assiettes de restaurants chics, et encore moins qu’il serait acheminé en avion jusque-là. Les pêcheurs se sont ainsi rapidement mis au travail quand ils ont vu que le thon se négociait à plusieurs milliers de dollars la pièce, ailleurs dans le monde.

Image, gracieuseté de John Hopkins, Office national du film du Canada, North Lake

Même au Japon, le thon rouge a été perçu pendant des siècles comme un aliment pour les pauvres. À cause de sa chair grasse, il se conservait mal et ne pouvait pas être transporté sur de longues distances : seuls les pêcheurs pouvaient le manger frais. De toute façon, les classes supérieures méprisaient ce qu’ils considéraient comme de la bouffe de marins. Les sushis n’étaient pas très prisés non plus. Il s’agissait avant tout d’une méthode de conservation — enroulé dans du riz salé et vinaigré, le poisson restait comestible pendant plusieurs mois. Au fil du temps, le sushi est devenu une spécialité de la cuisine de rue, une collation que les Japonais avalaient en vitesse en sortant du travail ou en rentrant du bar. Le thon rouge figurait cependant rarement au menu.

Avec le boom économique de l’après-guerre, les restaurants se sont mis à servir des sushis, mets dorénavant recherché. Les Américains ont transmis aux Japonais leur gout pour les aliments plus gras, comme le steak; cela s’est traduit chez ces derniers par une toute nouvelle appréciation de la chair du thon, en particulier celle de l’abdomen. Grâce à l’invention de la réfrigération, le thon rouge pouvait être servi frais loin de la mer — l’élite économique japonaise était prête à payer cher pour quelques bouchées de grande qualité — et être importé de pays de plus en plus éloignés.

À North Lake, la mondialisation alimentaire a dès lors franchi une nouvelle étape: un poisson pêché au large des côtes de l’Île-du-Prince-Édouard pouvait désormais se retrouver, moins de deux jours plus tard, dans une assiette au Japon. Et tandis que le thon rouge y était acheminé, le reste du monde développait lui aussi un profond engouement pour les sushis. Dans les années 60, Los Angeles a été la première ville nord-américaine à considérer ces «sandwichs de riz» comme un mets santé, sustentant les riches et célèbres. S’il a fallu attendre plusieurs décennies avant que l’Amérique populaire surmonte son dédain du poisson cru, à la fin des années 80, les sushis n’étaient déjà plus seulement une affaire d’élites : les Nord-Américains soucieux de leur alimentation les avaient adoptés.

Le succès du sushi a malheureusement causé la perte du thon rouge. Victime de ce nouvel engouement, le géant des mers a vu sa population presque anéantie. Alors que les pêcheurs de North Lake capturaient les bêtes une à la fois avec une canne et un moulinet, les navires de pêche commerciaux — les « bateaux senneurs » — jetaient d’énormes filets sur des bancs de thons en migration ou laissaient trainer derrière eux des lignes pouvant atteindre 48 km de long, pourvues de milliers d’hameçons. En 2013, la pêche industrielle, stimulée par un appétit mondial pour cette espèce, avait littéralement semé la mort sur son passage: près de 96 % des thons rouges du Pacifique avaient disparu. Les autres populations avaient elles aussi connu des baisses semblables. En dépit de modestes tentatives de règlementation, la situation ne s’est pas améliorée depuis.

La chair du thon rouge est-elle si exceptionnelle ? Suffisamment pour justifier l’extinction de l’espèce ? Ned Bell, chef et ambassadeur du programme Ocean Wise à l’Aquarium de Vancouver, croit que notre amour du thon rouge a plus à voir avec notre fascination pour les bêtes puissantes qu’avec les qualités intrinsèques du poisson

«Nous voulons absolument manger les plus gros et les meilleurs; nous sommes accros aux superprédateurs, observe-t-il. Nous ne voulons pas des petits poissons qui se mangent avec la tête, même s’ils sont plus savoureux.»

– - Ned Bell
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Bell, qui cherche à promouvoir une consommation responsable des produits de la mer, a organisé des projections du documentaire de Hopkins dans plusieurs restaurants haut de gamme canadiens, notamment au Momofuku, à Toronto. Il encourage aussi les gens à essayer son plan « 52 et 12 », qui consiste à manger du poisson ou des fruits de mer durables une fois par semaine et à en gouter de nouveaux au moins une fois par mois. (Bell a récemment signé un livre de cuisine intitulé Lure avec Valerie Howes, qui propose de nombreuses recettes utilisant des produits de la mer écoresponsables.) «L’objectif est d’élargir nos horizons et d’éveiller nos papilles, pour qu’un jour nous mangions des aliments dont nous connaissons la provenance.»

Bell reconnait qu’avec les fluctuations des stocks halieutiques, l’offre varie constamment, et qu’il peut donc être difficile de savoir ce que l’on peut manger. Le documentaire de Hopkins illustre bien ce problème. Si les thons rouges s’approchent autant des pêcheurs de North Lake, c’est parce que les harengs ont été surpêchés. « Les thons sont devenus beaucoup moins timides parce que nous leur avons pris leur nourriture, explique Hopkins. Ils sont affamés et désespérés, et cela se voit. Ils ont souvent de grosses têtes et de petits corps », ajoute-t-il.

Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de manger du hareng; seulement, il vaut mieux éviter de consommer celui de l’Atlantique en provenance de la baie de Fundy. Ocean Wise désigne cette pêcherie comme « non recommandée ». À l’inverse, il en existe de nombreuses autres tout à fait fréquentables, et on peut les trouver grâce à Seafood Watch, au programme SeaChoice de David Suzuki ou encore au Marine Stewardship Council, qui ont conçu des outils pour aider les gens à faire des choix durables. Avec un téléphone intelligent et un peu de créativité, il est facile d’ajouter du poisson au menu sans frôler l’apocalypse. Ce que l’histoire du thon rouge nous montre surtout, c’est que nos préférences culinaires orientent le travail des pêcheurs, alors que cela devrait être le contraire : nous devrions manger ce que l’océan nous offre en abondance. Comme consommateurs, nous avons le pouvoir, et ce pouvoir a bon gout.

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Cet article a été publié dans le numéro 04.

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