Reportages
Sauver la truite grise du réservoir Kipawa
Pour renverser le déclin de la truite grise dans le réservoir Kipawa en Abitibi-Témiscamingue, les spécialistes et la population locale doivent travailler main dans la main.
Texte—Guillaume Rivest
Photos—Benjamin Rochette
En partenariat avec
En bateau sur le réservoir Kipawa, au Témiscamingue, Marc Girard me fait découvrir les endroits secrets où son père et son grand-père l’emmenaient pêcher la truite grise lorsqu’il était jeune. Depuis maintenant cinq générations, les Girard y passent presque tous leurs étés. Près d’une ile isolée, il me montre une authentique cabane en bois rond que son grand-père a construite il y a près de 100 ans.

La maison, entourée de pins blancs et rouges au moins aussi vieux qu’elle, nous ramène à une autre époque, à une époque où le grand salmonidé d’eau douce — aussi appelé «touladi» — s’offrait volontiers comme plat de résistance pour le repas du soir. Aujourd’hui, ces mêmes emplacements sont quasi exempts du délicieux poisson.
La visite faite, Marc m’invite à l’intérieur du chalet qu’il possède depuis maintenant 40 ans — il appartenait auparavant à son grand-père. Je remarque une vieille canne à pêche exposée comme une œuvre d’art. Équipée d’un fil de fer, elle est normalement utilisée pour la truite grise, car le salmonidé d’un plan d’eau comme le Kipawa peut peser plus de 18 kg et se tient à près de 30 mètres de profondeur durant l’été.
Lorsque je demande à Marc s’il l’utilise encore souvent, il me lance un regard légèrement découragé: «Ça doit bien faire au moins 30 ans que je ne l’ai pas sortie. Ça ne sert pas à grand-chose. De la truite grise, il n’en reste presque plus.»
Le jeune retraité ne pêche quasiment plus sur le réservoir Kipawa, créé en 1911 à l’époque de la drave. Le lac a beaucoup changé depuis son enfance, différant aussi de celui que lui décrivait son grand-père — variation des espèces présentes, multiplication des chalets de villégiature voués à la location, etc.


«Quand la pêche à la truite a commencé à être moins bonne, je me suis surtout concentré sur le brochet et le doré dans la baie devant mon chalet. Même dans ce cas, je préfère maintenant pêcher sur d’autres lacs.» Les cadres sur les murs témoignent de ce changement: le brochet de 11 kg qu’il tient fièrement sur l’une des nombreuses photos semble lui donner raison. Si le touladi est beaucoup moins présent dans le réservoir Kipawa, les nombreuses décorations à son effigie rappellent l’importance qu’il a eue ici autrefois.
Malgré tout, Marc a de l’espoir: «Je ne suis pas au courant de tout ce que le ministère fait, mais je sais qu’il travaille fort pour rétablir la population de touladis. On ne peut pas être contre. C’est important ce qu’il fait si je veux que mes enfants et mes petits-enfants connaissent un lac qui ressemble un tant soit peu à celui que j’ai connu dans ma jeunesse.»

Des efforts colossaux
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L’avenir de la truite grise préoccupe également Martin Bélanger, biologiste spécialisé en faune aquatique au ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP). Son équipe et lui s’affairent sur le réservoir Kipawa pour réaliser la dernière phase d’ensemencement du touladi de l’année. En 2022, 44 000 jeunes truites grises y auront été relâchées, dans l’espoir de rétablir la population à un seuil acceptable pour qu’elle soit en mesure de se maintenir de façon naturelle.
«Il faudrait réussir à doubler l’abondance du touladi pour considérer que la population est pérenne», m’explique-t-il.
Au milieu de l’après-midi, le camion rempli de truites arrive juste à temps. Le sympathique pisciculteur du MELCCFP, André Fortin, a fait 12 heures de route pour les amener à l’endroit où elles passeront leur vie. Filet par filet, les poissons sont transférés dans un bassin d’eau oxygénée sur un grand bateau d’aluminium et nous filons en direction des fosses, où ils ont le plus de chances de survivre et de prospérer.

Ces petites truites en auront fait du chemin, mais elles reviennent exactement là où leurs ancêtres ont vécu.
Sur le lac Kipawa, le programme du MELCCFP vise à réintroduire exactement la même souche génétique que celle de la population originale. L’automne, l’équipe du MELCCFP y capture les géniteurs des deux sexes pour collecter et féconder des œufs, qui seront ensuite transportés dans une pisciculture gouvernementale. Le poisson grandira jusqu’à l’âge d’un an et demi en attendant son relâchement sur le même plan d’eau que son parent biologique.
Voyant ma surprise quant à l’importance des efforts déployés, Martin me précise que c’est la meilleure façon de faire: «Dans la nature, le taux de survie d’une truite entre la période de l’œuf et l’âge d’un an et demi est de 0,5 %. En pisciculture, le taux monte jusqu’à 75 %. On sauve énormément de touladis ainsi tout en préservant le patrimoine génétique original du réservoir Kipawa.»

Un travail de longue haleine
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Depuis 2014, les biologistes et technicien·ne·s du MELCCFP passent près d’un mois par année à effectuer des travaux sur le réservoir Kipawa. Malgré tout, la population de salmonidés ne sera pas rapidement abondante.
«Les truites qu’on a relâchées aujourd’hui vont être matures sexuellement dans environ dix ans, indique Martin. Ce n’est pas parce qu’on a ajouté 44 000 truites dans le lac que la pêche va être meilleure l’année prochaine. On a vraiment une vision à long terme ici.»
La réussite d’une opération de cette ampleur nécessite la collaboration, la compréhension et la patience de la population locale.
«En général, les gens sont conscients qu’on en fait beaucoup pour le plan d’eau. Ils savent que ce sera long. Pour quelques individus, on fait face à des réactions plus mitigées.»
Il me fait part d’un épisode où des gens l’ont confronté avec frustration sur l’interdiction de la pêche hivernale en vigueur depuis 2014 sur le lac: «Il y a des gens qui sont mécontents. Ils aimeraient pouvoir pêcher l’hiver sur le Kipawa, mais avec les études scientifiques qu’on a sous la main, on sait que ce serait très néfaste pour les touladis. Ce n’est pas une décision qu’on a prise de façon arbitraire. On s’est appuyé sur des études et des connaissances scientifiques établies. C’est pour ça qu’on organise régulièrement des rencontres de suivi et d’informations. On veut que les gens comprennent et puissent suivre l’évolution de la situation.»
Si la population locale joue un rôle important dans la survie de l’espèce, c’est tout aussi vrai pour les gens qui s’occupent du barrage. Pendant longtemps, 70 % des œufs de truite mouraient en raison des variations des niveaux du lac pendant et après la période de fraye.
«En 2013, on a conclu une entente avec les gestionnaires pour que les niveaux soient conséquents avec les besoins du touladi pour réduire les risques sur la survie des œufs. Dans les prochaines années, on va évaluer l’efficacité de cette gestion-là en réalisant des inventaires et rectifier au besoin», m’explique Martin.

Plus qu’une simple truite
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Le touladi est l’un des poissons les plus prisés au Québec. Pour une très petite municipalité comme Laniel, située à la tête du réservoir Kipawa, la pêche est indispensable à la survie du village, qui a une vocation touristique depuis les années 30. Sur ce lac seulement, les retombées économiques liées à la pratique de la pêche récréative sont estimées à 1,8 million de dollars. Ce calcul exclut les dépenses des quelque 18 pourvoiries installées un peu partout sur les rives de l’immense plan d’eau. En plus de vouloir restaurer l’écosystème, le MELCCFP cherche aussi à préserver le poumon économique des localités en périphérie du lac Kipawa.
C’est à Laniel que Serge Sayeur s’est récemment établi. Sa femme et lui viennent d’acheter le seul dépanneur et le seul terrain de camping. «On a tout misé sur le réservoir Kipawa. On a vendu notre maison pour s’installer ici. C’est le plus beau plan d’eau de l’Abitibi-Témiscamingue et certainement parmi les plus beaux du Québec. On est contents de voir le MELCCFP s’investir autant sur ce coin de paradis.»
Serge s’affaire à améliorer son établissement et pose la dernière vis d’un nouveau bâtiment en construction. L’avenir de leur commerce dépend en bonne partie de la qualité de la pêche. «Les pêcheurs, c’est plus de la moitié de notre clientèle. La grande majorité des campeurs vont mettre une ligne à l’eau à un moment ou à un autre.»
Serge me lance une phrase que j’ai l’impression d’avoir déjà entendue de la bouche de Marc:
«Si on veut que les générations futures connaissent un lac qui ressemble à celui qu’on a aimé, il faut prendre soin du Kipawa dès maintenant.»

Un effort collectif
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Bien que le processus pour rétablir la population de touladis exige de la patience, il nécessite aussi la collaboration active de la population, notamment pour le nettoyage des embarcations.
Depuis quelques années, des stations de lavage ont été installées à Laniel — Martin et son équipe ont pu les utiliser avant la séance d’ensemencement — et à de nombreux endroits au Québec pour limiter la propagation d’espèces envahissantes, comme le cladocère épineux, un petit crustacé exotique de la famille du zooplancton, dont la présence est confirmée au Québec depuis 2015.
Jean-Pierre Hamel, biologiste au MELCCFP spécialiste de la question, insiste sur la nécessité d’effectuer cette opération systématiquement avant et après la visite d’un plan d’eau: «Si le cladocère épineux entre dans le Kipawa, tous les efforts pour la truite pourraient n’avoir servi à rien. Comme un grand coup d’épée dans l’eau…»


Il faut comprendre que, une fois qu’il est introduit dans le plan d’eau, il modifie en profondeur la chaine alimentaire du lac où il se trouve. Et il n’existe actuellement aucune solution efficace pour l’en retirer. «On fait un échantillonnage de cladocères épineux chaque année dans le réservoir Kipawa, mais il reste susceptible d’être contaminé par cette espèce envahissante. La seule arme que nous ayons, c’est la prévention et la sensibilisation.» Et il n’y a pas que l’introduction d’espèces exotiques qui peut nuire à l’efficacité des mesures déployées. Remarqué dans le plan d’eau depuis 2005, l’achigan à petite bouche compromet lui aussi la restauration des populations de touladis, une situation qui démontre l’importance de saisir les impacts de nos gestes sur un habitat.
La compréhension de ces enjeux s’avère cruciale pour une meilleure gestion durable des plans d’eau, à Laniel comme ailleurs.
«Si on veut des écosystèmes en santé, tout le monde doit faire partie de la solution», ajoute Jean-Pierre.
Cette réalité est frappante. En l’écoutant parler, je prends conscience que la santé d’un lac ou d’une rivière dépend d’un équilibre à la fois complexe et fragile. Tout au long de mon périple ici, j’ai rencontré des gens qui considéraient le réservoir Kipawa comme un coin de paradis. L’amour pour celui-ci est visible et palpable. En parcourant ses berges, j’ai moi-même été impressionné par sa beauté. J’ai commencé à penser aux autres lacs dans la province qui sont décrits avec fierté par leurs riverain·e·s comme étant «les plus beaux du monde».
Comme dans le cas du Kipawa, nombreux sont les plans d’eau où les populations de différents poissons, comme le touladi, sont menacées. Là-bas, comme ici, le MELCCFP déploie de grands efforts pour protéger les espèces et leur habitat, mais je réalise que la solution est entre nos mains: si nous voulons léguer des étendues d’eau en santé aux générations futures, nous devons y mettre du nôtre.
Guillaume Rivest est un chroniqueur et un journaliste indépendant originaire d’Abitibi-Témiscamingue. Titulaire d’un baccalauréat en politique appliquée et d’une maitrise en environnement, il se passionne pour le plein air et la nature. Il collabore notamment à l’émission Moteur de recherche et Pénélope sur Ici Radio-Canada Première.
Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) a, entre autres missions, celle de favoriser la mise en valeur de la faune tout en veillant à sa conservation et à celle des habitats. Les travaux ayant pour but de rétablir le touladi remontent au premier plan de rétablissement de l’espèce en 1986. Le plan de gestion du touladi est en vigueur depuis 2014, et les équipes suivent avec rigueur et dévouement l’état de santé des populations. De plus, le MELCCFP contribue aussi financièrement à l’installation de stations de nettoyage d’embarcations à travers le Québec pour lutter contre l’introduction et la propagation des espèces aquatiques envahissantes.
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