Un voyage de la mer à l’assiette avec le crabe des neiges du Québec

Dans un contexte où la demande de crabes des neiges à l’international est montée en flèche, des familles de pêcheur·euse·s comme les Landry, à Rimouski, bravent les dangers bien connus de la pêche de cette denrée précieuse.

Texte—Caitlin Stall-Paquet
Photos—Drowster

Vers la fin du mois de mars, dès la fonte des neiges, les pêcheur·euse·s du golfe du Saint-Laurent partent en haute mer, à environ 70 km de la côte, pour capturer au fond de l’océan un crustacé à l’apparence légèrement rebutante pourtant très prisé en gastronomie. Les crabes des neiges peuvent vivre jusqu’à 140 m sous la surface et mesurent jusqu’à 90 cm, soit environ la longueur d’un bâton de baseball. Toutefois, même s’ils passent leur vie dans l’obscurité et qu’ils ressemblent aux araignées les plus coriaces, leur gout évoque l’arrivée du printemps. Leur saveur délicate et sucrée en fait un produit d’exception apprécié à l’international, et leur prix élevé témoigne des risques liés à leur pêche.

La pêche au crabe des neiges est une activité réputée dangereuse, qui peut rapidement s’avérer fatale, car au début du printemps, la surface mouillée des ponts des bateaux est susceptible de geler. L’hypothermie et la noyade sont monnaie courante dans l’industrie, et l’utilisation de la machinerie lourde pour transporter les pièges très pesants — jusqu’à 400 lb lorsqu’ils sont remplis — constitue une autre menace potentielle. Le maniement du matériel cause souvent des blessures, surtout lorsque les eaux sont agitées. Tous ces risques encourus par les pêcheur·euse·s contribuent au prix exorbitant du crabe, mais ce n’est qu’un facteur parmi d’autres.

Cette année, le crabe des neiges a atteint un prix record, ce qui a contraint les Québécois·e·s à débourser entre 15$ CA et 21$ CA la livre, une hausse de 0,20$ CA depuis 2021. Cette augmentation soudaine des prix est attribuable à toutes sortes de facteurs, notamment la baisse de l’offre mondiale au cours des dix dernières années et l’inflation et la montée des prix du pétrole, qui rendent plus couteuse chaque opération du processus. Les sanctions liées à l’invasion de l’Ukraine par la Russie font également partie du problème. Auparavant, le crabe des neiges pêché en Russie représentait 10% de la quantité consommée par le plus grand importateur mondial, les États-Unis. En 2022, le marché canadien a voulu combler l’écart, limitant ainsi la quantité de crabes au pays.

Malgré cette flambée des prix, la clientèle continue de faire la queue devant la Poissonnerie Gagnon, située à Rimouski, une entreprise gérée depuis quatre générations par la famille Landry, qui pêche en mer depuis le début des années 1900. À Montréal, Lambert St-Cyr (dont la conjointe est une Landry) livre personnellement du crabe des neiges à certains des meilleurs restaurants de la ville, forgeant au passage des relations durables avec des chef·fe·s. Pour s’assurer que sa précieuse cargaison est toujours vivante à destination, Lambert doit faire un aller-retour de 1 160 km dans une camionnette réfrigérée dans les 24 heures suivant la capture des crabes.

En 2020, Lambert St-Cyr et Simon Boulet ont ouvert Cinqàsept, une épicerie spécialisée située à Ville-Émard, un quartier dans le sud-ouest de la ville, où ils offrent ce produit hypersaisonnier. Lorsque Drowster, photographe établi à Montréal, a entendu parler du nouveau projet de ses vieux amis du secondaire, il a décidé de se rendre à Rimouski pour se joindre au périple bihebdomadaire de Lambert et suivre le trajet du crabe des neiges.

Le départ en mer
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Le soir avant de prendre la route, Lambert vérifie la météo pour s’assurer que les conditions sont favorables à la pêche. Le matin suivant, à 6h, il saute dans sa camionnette; Denis Landry, ses fils Samuel et David et quelques membres de l’équipage sont déjà parti·e·s en mer depuis plusieurs heures. Les pêcheur·euse·s utilisent des grues pour descendre leurs pièges et percer les eaux sombres jusque dans les profondeurs glaciales, où la température de l’eau varie entre -1,5 et 4 °C. Selon la famille, l’espèce continue d’abonder dans le Saint-Laurent. Mais comme les pêcheur·euse·s n’ont fait aucune prise cette année près de la Côte-Nord, de l’autre côté du Saint-Laurent, ils et elles ont étendu leur zone de pêche le long de la côte aux abords de Rimouski.

Le retour sur la terre ferme
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Entre midi et 18h, les membres de l’équipage et de l’équipe de distribution se rencontrent au quai, où une personne représentant Pêches et Océans Canada vérifie le poids de la marchandise. Les prises d’une journée peuvent peser entre 1 500 et 15 000 lb. La saison de pêche prend fin lorsque le quota de 32 519 tonnes par personne (contre 24 261 en 2021) est atteint, une quantité étroitement règlementée. Mais cette limite stricte n’a pas toujours existé; dans les années 1960, le crabe des neiges n’était pas aussi prisé qu’aujourd’hui, et les permis étaient gratuits. Lorsque le crabe a commencé à gagner en popularité, il était possible d’en acheter trois pour 0,25 $ CA. Depuis, il est devenu le fruit de mer le plus exporté du Québec, et 90% des crabes pêchés au Canada sont vendus à l’étranger.

Le chargement
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Une fois que sa camionnette réfrigérée est chargée des prises de la journée, Lambert les transporte jusqu’à Montréal, où il se prépare pour les livraisons du lendemain. Les conditions de vie du crabe des neiges sont difficiles en dehors de son habitat naturel; comme il vit en profondeur, à une pression élevée et à des températures très froides, il n’est pas fait pour vivre dans des bassins comme son cousin célèbre, le homard. Il n’y a pas de temps à perdre.

La livraison et la dégustation
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Tôt le matin, Lambert stationne sa camionnette de livraison devant les restaurants de Montréal où les chef·fe·s ont hâte de recevoir leur cargaison encore vivante. Le crabe est au cœur de délicieux festins. Dans le sud des États-Unis, en été, on fait bouillir le crabe dans un énorme chaudron avec de la saucisse, des crevettes et du maïs, puis on déverse le tout sur une table recouverte de papier et tout le monde partage le repas dans le plaisir.

Dans le Bas-Saint-Laurent, au Québec, on mange habituellement le crabe des neiges bouilli dans de l’eau très salée, qui rappelle le gout de l’océan. Dans les restaurants les plus prisés de Montréal, toutefois, ce délice printanier prend sa place dans des plats élégants, avec du yogourt fumé ou une émulsion de miso, par exemple.

L’avenir du crabe des neiges comme aliment prisé est incertain. Les prix élevés en font un luxe de moins en moins accessible pour beaucoup, et le réchauffement des eaux lié aux changements climatiques menace de perturber son parcours migratoire, comme cela a été le cas dans la mer de Béring, en Alaska. Bien que la hausse des températures, l’augmentation des prédateurs et les maladies aient contribué à décimer les populations de crabes des neiges et nui à l’industrie cette année dans le Pacifique Nord, à l’heure actuelle, le plus grand ennemi du crustacé dans le Saint-Laurent demeure le phoque gris. Ces mammifères ingèrent de 10 à 18 lb de nourriture chaque jour, dont des crabes femelles (que les pêcheur·euse·s évitent de capturer) et leurs précieux œufs. Ce problème pourrait bientôt s’aggraver, puisque les populations de phoques augmentent de 4 à 5% par année. Malheureusement, il semble que les phoques gris aiment, eux aussi, la haute gastronomie.

Caitlin Stall-Paquet est une autrice, éditrice et traductrice établie à Montréal, et se réfugie dans la forêt à l’occasion. Son travail a été publié dans The Walrus, The Narwhal, CBC, The Globe and Mail, Elle Canada, Canadian Geographic et enRoute.

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