La magie, c’est les autres

Dans cette entrevue tirée du 13e numéro de BESIDE, le talentueux et multidisciplinaire créateur montréalais, Khoa Lê, s’ouvre sur son amour de l’incongruité, de l’intimité et de nos ainé·e·s.

Entrevue—Catherine Métayer
Photos—Renaud Lafrenière

Khoa Lê est hyper sensible, franc et lumineux.

Réalisateur, artiste visuel, restaurateur et cofondateur de l’entreprise de jouets sexuels Afterglo, il soutient que son éclectisme professionnel est le produit de son TDAH. Malgré ses accomplissements, Khoa préfère se définir comme Vietnamien, immigrant, ami, fils, frère, oncle ou collègue. Il ne s’intéresse ni aux titres ni aux fonctions, mais plutôt aux liens authentiques entre les êtres humains et à la créativité qui en émane.

Qu’il mette en scène le quotidien de sa grand-mère dans son réputé documentaire Bà Nôi ou un souper entre ami·e·s, Khoa croit que la magie opère dans la rencontre, dans l’intimité du quotidien, dans l’invisible, dans les petits gestes de tendresse ou les bras qui se croisent au-dessus d’un hot pot.

Catherine Métayer, rédactrice en chef de BESIDE, l’a rencontré au café Pastel Rita, à Montréal, alors qu’il rentrait d’un séjour à BESIDE Habitat dans Lanaudière avec la sommelière Morgane Muszynski et le chef Marc Villanueva, deux membres de l’équipe de son restaurant et bar à vin Denise.

Sens-tu une dichotomie entre tes identités vietnamienne et québécoise?

Être à la fois étranger et familier dans un lieu, c’est un sentiment qui m’habite tout le temps. Au Québec, je me sens vraiment chez moi. Je suis arrivé ici à l’âge de cinq ans et pourtant il y a tant de fois où je me sens étranger ici. Je ne comprends pas certains codes. Je ne suis pas d’accord avec certaines façons de faire et je sais que ça vient de ma culture d’origine.

Quand j’arrive au Vietnam, c’est la même chose. Il y a plein de gestes et de lieux qui me sont très familiers. Des espaces, des façons de disposer les choses. Une incongruité dans les espaces. Une logique pragmatique plutôt qu’esthétique qui me plait. On dirait que ça me parle parce que je suis né là.

Qu’est-ce qu’une maison?

Cet article est tiré de notre plus récent magazine.

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Parle-moi du documentaire sur lequel tu travailles en ce moment, tourné au Vietnam.

C’est un film sur l’intimité. Je rentre dans le quotidien de plusieurs couples et individus qui vivent seuls. Des femmes trans, des couples de lesbiennes, des gais, des queers, des plus jeunes qui portent une identité non binaire, des plus vieux qui sont dans des modèles plus hétéronormatifs.

Mon film se déploie en une série de petites scènes, sans péripéties, sans courbe dramatique. Mon approche est plutôt sensorielle. Je touche à la famille, à l’affiliation, à la mémoire.

Je m’interroge aussi, pour ceux et celles qui ont été abandonnés par leur famille: qu’est-ce qu’il reste du lien avec la maison? Où existe-t-on quand on a un toit mais plus de famille? Plusieurs femmes trans par exemple ont reconstitué un foyer avec d’autres femmes trans. Je les observe un peu à la manière d’un anthropologue.

Au fond, ce que j’aime, c’est mettre en scène le réel. Un film, c’est de la mise en scène, bien évidemment. Mais recevoir quelqu’un à souper, c’est aussi une mise en scène.

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Est-ce que je monte la table avant ou on va monter la table ensemble? Tenir un restaurant, c’est la même chose. Qu’est-ce qu’on mange, qu’est-ce qu’on boit, c’est quoi le service, c’est quoi le ton? Ce sont des choix de mise en scène, de rapport physique et de lien humain.

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Si cet entretien vous donne envie de cuisiner sur le feu, essayez la recette de Khoa Lê pour préparer un sauté de vermicelles aux palourdes.

 

Et ton projet Afterglo?

 

Avec Afterglo, on rentre dans des préoccupations profondes qui m’habitent et qui sont liées à l’émotion, à la sensualité, à l’intimité. Ce sont des choses dont on ne parlait pas à la maison.

Au-delà du plaisir physiologique, ce qui m’intéresse encore une fois, c’est la relation avec l’autre. La façon dont je bâtis une relation d’intimité avec l’autre. Par nos jouets, je développe des outils de communication pour, secrètement, amener les gens à sortir des normes établies et à communiquer autrement.

Ça se fait by the way d’être couché à côté de quelqu’un et de demander: «Qu’est-ce qui te ferait plaisir?»

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Le manque d’éducation sexuelle est généralisé dans notre société. On nous apprend à mettre des capotes sur des bananes entre deux jokes. Mais ce n’est pas ça, l’intimité.

Comment t’expliques-tu qu’on ait si peur de l’intimité?

On vit dans une société de consommation. Tout est jetable. J’ai besoin de toi, je n’ai plus besoin de toi. On ne s’attarde pas à l’invisible, on ne s’attarde pas aux liens. On ne s’attarde pas à son collègue qui a une drôle de mine depuis deux semaines. C’est trop confrontant pour nous.

Dans ma culture au Vietnam, on n’est pas bons avec les mots, mais on est extrêmement bons avec les gestes. On ne se dit pas ouvertement des « Je t’aime », mais on va poser des gestes de tendresse.

Le besoin de relation, c’est aussi ce qui t’a amené à faire le documentaire Bà Nôi sur ta grand-mère…

Oui, il y a une quête principale pour moi: la connexion et la reconnexion. Comment rétablir des liens perdus, effrités, coupés? Comment renouer avec un ami, un parent? Comment entretenir un lien? C’est l’affiliation, c’est vraiment ça.

Dans ce film, je renoue avec [ma grand-mère], un humain si loin de moi. Elle me gosse vraiment (rires). Et pourtant, je ne peux pas vivre sans cette personne. Elle est mon point d’ancrage. On est encore dans cette contradiction entre l’étranger et le familier. Elle me gosse, mais les liens qui nous unissent sont intangibles et inconditionnels.

Crois-tu à une forme de transmission intergénérationnelle du vécu et de la mémoire?

C’est super important. On ne peut pas s’inscrire dans la vie du point A au point Z. C’est une continuité, sinon notre existence n’a pas de sens. On fait juste bruler du temps, faire des affaires entre les deux et avoir des feelings de bonheur et de peine.

Pour moi, le vrai sens de la vie, c’est de porter des histoires et de les passer à une autre personne. On est une grande chaine et pas juste dans une famille.

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Par exemple, si je vais dans un café, je rencontre quelqu’un. Cette personne me dit quelque chose qui transforme ma vie. J’en reparle à une amie. Ça perturbe sa vie et ainsi de suite. C’est comme ça que nos histoires finissent pas s’entrecroiser. Notre histoire individuelle s’inscrit dans une histoire familiale et collective.

Si les jeunes ne sont pas en contact avec leurs grands-parents, on n’évolue pas en tant qu’humains, on ne développe pas la mémoire émotionnelle. Il faut célébrer les personnes âgées comme des trésors. EIles ne sont pas en fin de vie, elles sont au summum de leur expérience, de leur sagesse. EIles ont quelque chose à nous apprendre.

Mon film, c’est un peu ça. Ma grand-mère a quelque chose à m’apprendre dans sa façon d’être. Pour moi, le quotidien, le banal traduit beaucoup de choses.

Quelle est l’importance de la cuisine dans ton quotidien?

C’est LA chose qui me fait décrocher de tout. Parce que ton corps bouge. Tu prends conscience de chaque geste. Déchirer un emballage, cuire des pâtes… il y a quelque chose de tellement méditatif là-dedans.

Je ne parle pas de cuisiner de manière fonctionnelle, mais quand on se crée un moment solitaire ou qu’on le partage avec des gens. Et c’est sûr que pour moi qui cuisine beaucoup asiatique, ça me permet de renouer directement avec une culture qui est quand même loin de moi, qui n’est pas dans mon quotidien, donc chaque fois que je cuisine, je ramène ces souvenirs-là chez moi, dans ma maison.

Et j’adore manger des plats qui se partagent. Parce que ton corps est impliqué. Les hot pots, par exemple, ou les barbecues coréens ou japonais.

On se touche, on tasse le verre de l’autre. Nos bras se croisent. Ça dérape un petit peu.

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Comment crées-tu ces moments dans ton restaurant Denise?

Mon travail, c’est de bâtir une culture pour l’entreprise. Après ça, le décor et tout le reste, c’est secondaire. J’essaie de créer un espace ouvert où les employés peuvent venir et dire: «J’ai une idée.»

Il y a un petit côté punk au Denise parce que je refuse qu’on me dise «ça, ça fitte pas ici». Non, ça fitte parce qu’il y a un humain qui trouve que c’est joli. Cet humain habite cet espace, donc ça fitte.

J’aime le côté incongru du Vietnam. Au Denise, je me donne cette liberté. L’incongruité peut exister dans cet espace. Tous les espaces se ressemblent à Montréal. On n’invente rien de toute façon, alors pourquoi ne pas s’amuser? Se dire que tout est éphémère?

Ayons du plaisir plutôt que de suivre un modèle de restaurant. Un type de design, un type d’ambiance. Ce qui dépasse, ce qui clashe dans un environnement, c’est ça qui rend un espace authentique.

Parle-moi de l’identité culinaire du restaurant.

Les gens demandent souvent: «C’est quoi la cuisine du Denise?» Ça part de l’humain, ça part du chef. Tout ce qui sort de sa tête, je me dis que c’est cohérent parce que ça sort de la tête d’une même personne. C’est la même paire de mains qui a fait le marché, qui a coupé les légumes, qui a cuisiné, et qui t’a servi. Il y a une cohérence. C’est dans son esprit, c’est dans son imaginaire.

Denise pourrait être un resto italien demain puis j’aurais aucun problème avec ça! Les gens vont adhérer. On a déjà changé d’identité quatre fois et les gens nous ont suivis parce qu’on ne cache rien.

Et pour terminer, quelle est ta définition de la maison?

Pour moi, la maison, c’est le lieu dans lequel on est censé être soimême. Et ça, c’est la quête d’une vie, d’être honnête avec soi. Que ça soit dans un film pour un artiste, un resto pour un entrepreneur… Parier sur l’intégrité, ça marche toujours.

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Renaud Lafrenière est un photographe et artiste visuel qui vit et travaille à Montréal dont le travail se distingue par la mise en récit et le lyrisme. Ses photos ont été exposées et publiées au Québec et à travers le monde.

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