La grande œuvre

Réinventer les travaux de la ferme et cultiver sa présence au monde.

Texte—Mark Mann
Photos—Chloë Ellingson

Quand on remonte assez loin, on découvre que de nombreuses histoires de ferme s’amorcent en ville. Après tout, c’est là que vivent la plupart d’entre nous; c’est donc là qu’émergent certaines de nos idées les plus folles.

Cette histoire commence à l’été 1983, à Toronto, par une blessure au dos. David Holmes, un artiste de 32 ans, avait pris l’habitude d’aller recueillir des artéfacts en bordure d’une ancienne route menant à l’extérieur de la ville. Chaque jour, il longeait le fossé à vélo, ramassant ici et là des objets abandonnés — vêtements, bijoux, lettres — et les assemblant dans le petit studio qu’il occupait au-dessus d’une fabrique de cuillères souvenirs. Pour joindre les deux bouts, David cumulait les boulots manuels, jusqu’à ce qu’il se blesse en posant des dalles de pierre.

Après avoir passé un mois allongé, suant dans la chaleur du mois d’aout — avec, en toile de fond, le bruit régulier de la presse à métaux de l’étage inférieur —, il a fini par se rendre chez un chiropraticien, qui lui a interdit de travailler pour un temps. Mais c’était sans compter la faim, qui s’intensifiait. David a contacté un ami dont le métier consistait à mettre en relation des travailleurs de soutien avec des gens dans le besoin. Il lui a demandé s’il avait récemment entendu parler de postes vacants. C’est comme ça que David a rencontré Peter.

Le jeune homme de 16 ans était atteint du syndrome de Down. Ses parents ont invité David à l’école secondaire de leur fils, pour qu’il puisse voir comment se débrouillait ce dernier. « Je suis entré dans la salle de classe et j’ai vu Peter assis par terre », se rappelle David. Cette rencontre marquera le début d’une amitié qui dure encore, près de 40 ans plus tard, ainsi que celui de l’œuvre de leur vie, même s’ils ne le savaient pas à l’époque. Elle les conduira plus précisément à une petite ferme située à environ une heure de route au nord de Toronto. David y vit depuis 1998, et Peter s’y rend presque tous les jours pour l’aider à prendre soin des animaux.

Dès le départ, leur relation a été fondée non pas sur le langage verbal — car Peter ne communique pas avec les mots —, mais sur l’appréciation et le respect mutuels.

«On se sent dépassé. David a constaté qu’il était possible d’être présent au monde sans parler. Et cela le fascinait. On ne sait pas trop comment nouer des liens avec l’autre. Mais, progressivement, quelque chose se crée.»

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Ils ont pris l’habitude de faire de longues promenades dans le quartier pour échapper à l’ambiance confinée de la salle de classe. Dans la lenteur et les pauses fréquentes de Peter, ils se sont découvert un rythme commun, une occasion d’apprécier l’autre.

Bientôt, les parents de Peter ont embauché David pour qu’il accompagne leur fils à temps plein. David a présenté le jeune homme à ses amis artistes. Et tous deux ont commencé à documenter le temps passé ensemble — ils ont même reçu une subvention du Conseil des arts du Canada pour faire un film. Au fil des années, ils ont délaissé l’art au profit du jardinage, puis, finalement, de l’agriculture et de l’élevage. Pendant une certaine période, ils ont travaillé dans une ferme maraichère et livré des paniers aux citadins.

Dans les années 90, David a développé un vif intérêt pour le locavorisme. Il a retourné toute la terre de sa cour arrière pour créer un potager. Puis, en 1998, avec son épouse de l’époque, il a acheté une parcelle de dix hectares située à proximité du lac Simcoe, au bout d’une route de terre. On y trouvait une vieille grange un peu chambranlante, un espace pour cultiver un jardin, plusieurs pâturages et une charmante maison de ferme. David s’est aussi procuré deux chevaux de trait belges, ainsi qu’un petit troupeau de moutons et plusieurs poules. Le couple s’est finalement séparé — l’acquisition de la ferme concrétisant le rêve de David, davantage que celui de sa femme. Peter, lui, a continué de rendre visite à son ami, et la ferme est devenue leur projet commun.

Au fil des ans, ils ont fait pousser des légumes et recueilli les œufs des poules, mais la valeur de la ferme ne peut se mesurer à l’aune de sa production. Le volume des récoltes et les rendements importent peu à David et à Peter.

Ce qui compte, pour eux, ce sont les menus détails et les instants précieux : un moment de complicité entre Peter et l’un des chevaux, ou encore le rouge chatoyant des bourgeons de sumac que David accroche au-dessus de la table de la cuisine.

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Dès le départ, la ferme était un endroit où David et Peter pouvaient transcender les limites imposées aux personnes vivant avec des déficiences développementales. David déteste la condescendance; il est scandalisé de voir que l’on exclut ou que l’on confine parfois des gens comme Peter, sous prétexte de les soigner. Il a toujours veillé à encourager la spontanéité de son ami, à le laisser prendre des initiatives. La vie que mènent les deux hommes sur la ferme est totalement libre : il n’y a ni programmes thérapeutiques ni résultats. Ils se contentent de suivre une routine paisible, qui consiste à préparer et à partager les repas, à prendre soin des animaux et à passer le temps. En ce sens, leur quotidien est une extension perpétuelle du moment où ils sont sortis de la salle de classe pour aller marcher dans les rues de Toronto.

Leur mode de vie inspirant a attiré d’autres personnes. David et Peter ont notamment noué des liens avec un vaste réseau de familles, dont l’un ou plusieurs membres vivent avec un trouble du spectre de l’autisme. Certains de ces hommes sont devenus des habitués de la ferme. Des voisins se sont mis à les visiter à l’improviste, et des amis et des connaissances des quatre coins de l’Ontario sont venus leur prêter main forte — et gouter l’ambiance paisible du lieu. (J’y suis moi-même allé à plusieurs reprises.) Il y a toujours eu une petite communauté autour de la ferme, une communauté mouvante et délicieusement improbable dont la taille a fluctué au fil des ans. Aujourd’hui, il y a surtout Peter et son bon ami Kevin. Ce dernier n’utilise pas non plus le langage verbal, mais, avec Peter et David, il a trouvé un terrain de conversation fertile qui va au-delà des mots — s’appuyant sur le langage corporel, le toucher et le contact visuel.

Plusieurs d’entre nous ne sont pas conscients de l’acharnement dont ont été victimes les gens comme Peter et Kevin. Ni de l’ampleur du problème. À partir du milieu du 19e siècle — et jusqu’à récemment —, les personnes vivant avec des déficiences développementales ont été expédiées à la campagne, dans des établissements isolés, où on leur a accolé des étiquettes péjoratives et où elles ont été privées de leur autonomie et de leur intimité. Nombre d’entre elles ont par ailleurs été victimes d’agressions physiques, psychologiques ou sexuelles. Ces dernières années, toutefois, le mouvement en faveur de l’inclusion a gagné beaucoup de terrain, ce qui a entrainé la fermeture de la plupart de ces établissements. Or, le réflexe collectif qui consiste à ostraciser les non-conformistes possède des racines profondes. On nous a enseigné à les craindre, et non à éprouver de la curiosité envers eux. On nous a appris à les plaindre plutôt qu’à savourer leur compagnie. On nous a montré à les infantiliser, à les traiter avec condescendance, alors qu’on pourrait leur faire confiance et s’ouvrir à de nouveaux apprentissages.

La plupart d’entre nous ont cette blessure en commun : les programmes de ségrégation ont restreint notre capacité à apprécier nos semblables. Le pire, c’est que nous ne sommes même pas conscients de ce à côté de quoi nous sommes passés. Quand on se coupe de ceux et celles qui ne correspondent pas à nos idéaux de productivité ou à nos critères de succès, on est plus facilement envahi par le besoin de faire ses preuves.

Ce que la ferme — et la présence de Peter et de Kevin — éveille, donc, c’est à la fois une sensation de liberté et un certain chagrin: nous comprenons ce que nous avons manqué, et ce qu’il nous en a couté. Comment réussir à aller au-delà des mots, quand on ignore ceux qui ne parlent pas?

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David croit que les hommes qui fréquentent la ferme ont la capacité d’établir des liens profonds avec les animaux et le monde naturel, et que cela est dû en partie au rejet auquel ils se heurtent dans notre société. « Quand on est dans un lieu où personne ne peut nous observer, on le ressent, dit-il. Bien des gens entretiennent une connexion salvatrice avec la nature. Parce que la nature ne les condamne pas, elle. Elle ne fonctionne pas comme ça, et les animaux non plus. La capacité relationnelle n’est donc entravée par aucune construction mentale. »

Les journées à la ferme commencent habituellement par une réunion dans le salon, autour du poêle à bois qui souffle des vagues de chaleur réconfortantes. Kevin arrive le premier. David et lui consacrent environ une heure à déguster un déjeuner léger et à relaxer, assis sur le sofa. Puis, Kevin, qui a tendance à être plus ordonné que David, fait un peu de rangement. Babette, une chienne de montagne des Pyrénées, se déplace bruyamment en frappant le mobilier de sa queue. Elle finit par s’installer sous une table d’appoint et se met à ronfler. Enfin, Peter arrive : Kevin et lui se préparent à écouter David lire à voix haute, comme il le fait chaque jour.

Mary Oliver a longtemps été l’un des auteurs préférés du trio. Depuis quelques années, toutefois, David lit surtout les ouvrages de l’écophilosophe Thomas Berry (1914-2009), qui a écrit sur ce qu’il appelait la « grande œuvre ». La grande œuvre, c’est le fait de transformer le rapport que l’on entretient collectivement avec la terre — surtout extractif, à l’heure actuelle — pour le rendre mutuellement bénéfique. Pour ce faire, il faut d’abord établir une vraie relation avec elle, précise David.

Depuis le début de leur amitié, Peter lui montre comment entrer en communion avec la nature. «Je l’ai vu s’émerveiller, se pâmer d’admiration. C’est touchant de voir l’autre vivre ça. Son enthousiasme est contagieux. Et l’absence de paroles aide, parce que les mots n’interfèrent pas avec le ressenti.»

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Après la lecture, si chacun est en forme, les trois hommes se dirigent vers la grange. Ils parcourent à pas mesurés le trajet d’une centaine de mètres qui les sépare du bâtiment. On croirait voir une procession religieuse, surtout l’hiver, quand ils doivent composer avec la neige et la glace. L’atmosphère à l’intérieur rappelle celle des cathédrales — quelque chose dans la lumière maussade et l’impression d’immobilité.

La première tâche consiste à nourrir les moutons et à leur donner de l’eau. Ce jour-là, on découvre que l’une des brebis vient de mettre bas. L’agneau trottine déjà à quatre pattes autour de sa mère. Debout dans un coin de la grange, les hommes observent la scène pendant de longues minutes, encore plus calmes qu’à l’habitude. Kevin tend la main pour enlever un brin de paille du chapeau de Peter.

Après les moutons, c’est au tour de Whistler, un cheval standardbred, de recevoir des soins. David s’emploie à enlever les bardanes qui se sont prises dans sa robe brun foncé et sa crinière noire. Kevin, lui, se met au travail avec une étrille, soulevant des nuages de poussière dans les rais de lumière obliques. Puis, avec la brosse, il trace des cercles délicats sur les flancs de l’animal. De temps en temps, David lui donne un conseil.

La grange a déjà abrité beaucoup plus d’animaux. David avait auparavant 8 chevaux, 100 poules et 12 moutons, ainsi que plusieurs chèvres, cochons et lapins. Mais il a fait le vœu de consacrer plus de temps aux hommes, et moins aux travaux de la ferme. Aujourd’hui, on ne compte plus qu’un cheval, sept moutons et un chien. « Il m’arrive de considérer la ferme comme un échec, de penser que j’ai moi-même échoué », me dit-il un soir, après le départ de Peter et de Kevin.

«Mais ce dont je suis certain, c’est que j’ai fait le bon choix en décidant de rester auprès de ces hommes. Ça a ouvert chez moi des brèches précieuses et vitales.»

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Il ne viendrait jamais à l’esprit de quiconque ayant visité la ferme de parler d’échec. Ce qui est vrai, toutefois, c’est que le mode de vie de David remet en question la logique agricole traditionnelle, qui consiste à travailler dur pour parvenir à vivre de la terre. À quoi d’autre pourrait bien servir une ferme ? Celle de David doit plutôt être considérée comme un sanctuaire pour la nature et les humains, un lieu où l’on pratique la lenteur et la pleine conscience. En d’autres mots, elle est sacrée. Ce mot évoque une fragilité et un mystère, comme le regard de l’agneau nouveau-né, qui s’ajuste à la douce lumière de la grange pendant que les trois hommes l’observent. Aucun autre terme ne décrit aussi bien la scène. Et si « sacré » semble trop faible, alors il suffit de ne rien dire. Le silence convient parfaitement. Les mots ne sont pas nécessaires.

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Cet article a été publié dans le numéro 08.

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