Besiders
Le projet patient d’un artisan du sel
Pour dégoter le sel parfait, Ben Jacobsen a testé l’eau de mer à divers endroits le long de la côte nord-ouest du Pacifique. C’est à Netarts Bay qu’il a trouvé ce qu’il cherchait.
Texte — Casey Beal
Photos — Nolan Calisch
On a tendance à tenir pour acquis le caractère homogène de l’océan: on s’imagine des profondeurs insondables indifférenciées accueillant un énorme écosystème, à la fois unique et lointain. Mais il suffit de parcourir lentement la côte nord-ouest du Pacifique, d’être attentif aux variations subtiles dans l’air salin et aux rituels complexes des marées pour comprendre que chaque bras de mer, chaque estuaire, chaque crique et chaque baie a sa propre personnalité, ses odeurs, ses gouts et ses sons. Ces différences sont à la fois cruciales et sous-estimées, et s’expliquent par les dizaines de géographies et de microclimats distincts qui existent. Ce que tous les milieux côtiers ont en commun, toutefois, c’est la note minérale sous-jacente qui confère à l’air sa fraicheur vivifiante: le sel.


Si le sel est une constante, la multiplicité subtile de ses formes reflète les milliers de petites variables en jeu dans chacun de ces environnements. Ben Jacobsen, fondateur de Jacobsen Salt Co., a entrevu le potentiel énorme que recelaient ces infimes détails, et a eu l’idée de combler un manque. Il lui semblait en effet incompréhensible que les États-Unis, pays pourtant doté d’innombrables kilomètres de côtes et d’un vaste territoire océanique, n’aient pas encore produit un bon sel de mer local pour approvisionner une scène culinaire aujourd’hui florissante.


L’entrepreneur a donc méticuleusement testé l’eau de mer à 27 endroits le long de la côte nord-ouest du Pacifique — de Neah Bay, dans l’État de Washington, jusqu’à Gold Beach, en Oregon. Il en a prélevé des échantillons, les a rapportés chez lui, à Portland, et en a fait du sel. Puis, il a comparé les saveurs, les textures et les couleurs des différents résultats obtenus. Il est arrivé à la conclusion que Netarts Bay, un estuaire relativement peu profond où l’on pratique l’ostréiculture, présentait «la meilleure eau de mer, et de loin». Le gout du sel de Netarts Bay reflète sa provenance: il est «vraiment propre et saumâtre, sans amertume… C’est un sel très léger et friable, dont la minéralité externe est très faible»; il est aussi d’un «blanc étincelant». Heureux que ses efforts aient porté fruits, Ben Jacobsen a établi sa fabrique de sel dans la baie et commencé à mettre en pratique l’approche artisanale qu’il avait mis deux ans et demi à perfectionner.

Puisque les huitres et les fruits de mer figurent aujourd’hui en bonne place sur les menus des restaurants, il a fallu trouver les mots adéquats pour décrire les environnements d’où ils viennent. Tout comme les vigneron·ne·s parlent souvent de l’importance du terroir — à savoir l’environnement géographique précis et hyper local dans lequel pousse le raisin —, les amateur·trice·s de fruits de mer ont commencé à évoquer son équivalent océanique: le merroir. «Une huitre élevée sur la côte ouest de l’ile de Vancouver ne goutera pas du tout la même chose qu’une huitre élevée sur la côte est, même si, génétiquement, il s’agit de la même espèce. Cela est dû à l’eau de mer dans laquelle elle a vécu», explique Ben Jacobsen. Il s’avère que c’est aussi vrai pour le sel, qui conserve des traces de l’environnement marin d’où il provient. «On entend souvent dire que du sel, c’est du sel. Ce n’est pas faux, mais on doit savoir qu’il y a assurément un merroir associé à chaque endroit où l’on prélève l’eau qui sert à le fabriquer.»


C’est un fait, il existe des liens profonds et inextricables entre la santé de la terre et la nourriture qu’elle produit. Les Autochtones l’ont compris depuis belle lurette. Netarts Bay tire d’ailleurs son nom de la langue de la tribu des Tillamooks: Ne ta at veut dire «près de l’eau». Des preuves archéologiques locales montrent que le territoire de Netarts a été occupé pendant des centaines d’années par des peuples autochtones, qui y ont établi plusieurs villages.
D’après Ben Jacobsen, c’est la géographie unique du lieu qui fait de Netarts Bay un endroit si spécial. Seuls deux grands cours d’eau se jettent dans la baie estuarienne. L’eau de mer, qui se renouvèle avec chaque marée, affiche un taux de salinité remarquablement élevé pour la côte de l’Oregon, qui reçoit beaucoup de précipitations. Or, quand l’eau entre dans la baie, elle traverse un énorme système de filtration vivant. En effet, d’après l’entrepreneur, «les huitres et les autres mollusques bivalves [qui y sont élevés en grande quantité] filtrent le calcium, les algues et d’autres nutriments, ce qui fait que l’eau prélevée y est beaucoup plus pure que celle que l’on prend directement de l’océan».

Dans le bestseller Sel gras acide chaleur [Salt Fat Acid Heat, 2017, version française parue en 2020], Samin Nosrat nous rappelle le rôle crucial que joue le sel dans la cuisine de tous les jours. En plus de rehausser les saveurs d’autres ingrédients, insiste-t-elle, le sel possède des profils distincts de saveur et de texture, même s’ils sont souvent sous-estimés. Le merroir y est bien sûr pour beaucoup, mais, selon Ben Jacobsen, ces profils dépendent aussi de l’intention et du soin investis dans le processus de raffinage.
Le temps fait toute la différence. Certes, on peut faire du sel en une journée si l’on veut, explique l’entrepreneur. Chez Jacobsen Salt Co., le processus dure deux semaines et demie. Les employé·e·s assurent une supervision constante, goutent fréquemment au produit, font des ajustements. Plus les cristaux de sel se développent longtemps dans les bacs d’évaporation, plus le résultat est pur. Il faut donc faire preuve de beaucoup de patience et de minutie, ce qui ne serait pas nécessairement possible dans une usine largement automatisée.

L’année 2020 a été difficile pour de nombreuses personnes, sur plusieurs plans. L’Oregon a été particulièrement touché. Au printemps dernier, pendant la période de chaos qui a suivi l’apparition de la COVID-19 aux États-Unis, Ben Jacobsen a été contraint de mettre ses activités sur pause afin de trouver le moyen d’assurer la sécurité de son personnel et de ses client·e·s. Alors que la situation commençait à se stabiliser, à la fin de l’été, Jacobsen Salt Co. a dû suspendre de nouveau ses opérations à cause d’une vague d’incendies sans précédent. Certains feux se sont dangereusement approchés de la ville de Portland. Pendant quelques jours, la ville a affiché la pire qualité de l’air de la planète. «La première fois que tu sors marcher sous un ciel dégagé, tu apprécies vraiment l’air pur que tu respires. C’est là qu’on se rend compte qu’on est vraiment dépendant de notre environnement. On a parfois tendance à l’oublier.»
La voix de Ben Jacobsen exprime l’urgence de la situation tout autant que son désir de changement. Il est plus conscient que la plupart des gens de la complexité des enjeux climatiques — pas seulement pour son entreprise et ses client·e·s, mais pour la mosaïque de petites variables vivantes qui font la richesse du sel qu’il récolte. La lenteur et l’intention ont besoin d’un espace sain pour s’épanouir.
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